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« Marianne, ta tenue n’est pas laïque ! » (Troisième partie)

Sciences-po, l’hypokhâgne, la fac et les grèves étudiantes

par Mariame
26 août 2015

Alors qu’approche, le 15 mars 2014, le dixième anniversaire de la loi anti-foulard, il nous a paru utile de redonner la parole à celles qui en ont été les premières victimes : les lycéennes qui ont dû affronter cette loi dans leur propre école, et « choisir » entre le dévoilement forcé et la déscolarisation. Dans le texte qui suit, initialement paru en 2008 dans le recueil Les filles voilées parlent, la parole est à Mariame  [1], rebaptisée Marianne pendant trois ans à la suite d’une erreur jamais corrigée de l’administration de son lycée...

Première partie : Avant la loi

Deuxième partie : La loi du 15 mars 2004 et son application

Nous avons finalement toutes eu notre bac, et moi, j’ai aussi été admissible à Sciences Po. C’était ma prof d’histoire qui m’avait poussé à suivre l’option Sciences Po [2]. Mes sœurs n’étaient pas très enthousiastes : elles considéraient que Sciences-Po, c’était un peu de la frime, que c’était prestigieux mais qu’au niveau des contenus, c’était beaucoup plus superficiel que la fac. Mais elles m’ont dit :

« Si tu veux le faire, vas-y. Tu verras bien ».

Une autre m’a dit :

« De toute façon, tu ne seras pas prise ».

Après-coup, j’ai compris qu’elle me préparait psychologiquement, parce qu’elle se doutait qu’on ne m’accepterait pas avec mon foulard. Pour l’épreuve d’admissibilité, je devais présenter un dossier que j’avais préparé avec l’aide de ma prof d’histoire. Mon sujet était l’Ukraine. Le jour de l’examen, au lycée, on aborde la question de l’entrée de l’Ukraine dans l’Europe. Et là, le sous-préfet, qui faisait partie du Jury, me demande :

« Et la Turquie ?

- Quoi, la Turquie ? »

En fait, je comprenais très bien. Je m’attendais depuis le début à une question sans rapport avec mon sujet, mais en rapport avec l’Islam…

« À votre avis, qui mérite le plus de rentrer dans l’Europe : la Turquie ou l’Ukraine ? »

J’ai fait une réponse la plus neutre possible, sans prendre parti pour un pays ou l’autre. Il m’a relancé :

« Vous voulez connaître mon avis ? C’est l’Ukraine. Car nous avons un héritage chrétien en commun avec l’Ukraine, et pas avec la Turquie. ».

Et il s’est mis à me sortir des références historiques « à deux balles », comme Napoléon… En sortant de la salle, je me suis mise à pleurer. J’avais le sentiment que ça ne s’arrêtait pas, qu’on ne me laisserait jamais tranquille.

Une semaine après, j’ai appris que j’étais admissible. Mon nom a été affiché dans la salle des profs, et là, bizarrement, tous les profs sont devenus gentils ! Des profs que je ne connaissais pas, mais qui se permettaient de me gueuler dessus dans les couloirs à cause de ma capuche, venaient me voir pour me féliciter. La proviseure aussi s’est révélée plus sympa qu’au début de l’année. Elle m’a dit :

« Rassurez vous, je n’ai rien dit à Sciences Po concernant votre voile. Si vous vous présentez avec un simple bandana, ils ne remarqueront rien car ils ne sont pas au courant. ».

J’ai donc passé mon oral à Science Po, en juillet, avec un bandana bien assorti à ma jupe ! Mais ça s’est mal passé. Dans le Jury, il y avait un représentant de la BNP, deux profs de Sciences Po et une femme d’origine maghrébine, qui représentait le ministère de l’intégration. Ils ont commencé à me poser des questions sur mon dossier de presse, puis tout un tas d’autres questions. Sur le référendum du 29 mai 2005, ils voulaient savoir si j’étais pour le « Oui » ou pour le « Non ». J’étais pour le « Non », mais je ne voulais pas le dire, car je me doutais que ça pouvait leur déplaire. J’ai donc fait une réponse assez vague. Ils m’ont ensuite demandé :

« Que pensez-vous de la réélection de George Bush ? »

Je m’en suis sortie à nouveau avec une réponse-bateau :

« C’est la souveraineté du peuple américain, je n’ai pas à me prononcer ».

Et puis ils me sortent une photo de la gay pride et me demandent ce que ça m’évoque. Je réponds que c’est la gay pride, mais ils insistent :

« Que pensez-vous de l’homosexualité ?

- Je considère qu’on est dans un État de Droit, et que chacun a le droit de disposer de son corps comme il l’entend…

- Mais vous comprenez ce que vous dites ? Ce qui se passe en Espagne, le mariage homosexuel, vous approuvez ?

- Écoutez, on est en train d’accorder des droits aux animaux, on peut donc en accorder aussi aux êtres humains, non ? Les homosexuels sont des citoyens à part entière, comme tout le monde !

- Mais le mariage ? »

Je comprenais ce qu’il voulait entendre. Il avait deviné que j’étais voilée, et il voulait des propos homophobes. Quelques semaines plus tard, j’ai appris que j’étais recalée. J’étais déçue, car mon oral n’était pas prodigieux, mais franchement, comparé aux autres candidats, c’était une prestation honorable. J’ai appelé, et on m’a résumé le compte-rendu du Jury au téléphone :

« Nous avons beaucoup hésité, vous êtes quelqu’un de très intéressant, mais nous avons estimé que vous n’êtes pas en mesure de faire face au stress de Sciences Po, car le jury a perçu en vous quelqu’un de faible, de fragile, de trop sensible. Vous êtes apparue aussi ambiguë au moment des questions : parfois ouverte, parfois fermée ».

J’ai pris ça comme une grande claque. J’ai demandé à avoir ce compte rendu du jury, on m’a promis de me l’envoyer, mais je n’ai jamais rien reçu. Après coup, je regrette d’avoir postulé. Je ne savais pas vraiment ce que c’était que cette école.

La proviseure du lycée m’a alors proposé de rester à « Saint-Ex » pour faire une classe préparatoire (« hypokhâgne »). Elle m’a bien précisé :

« On ne vous fera pas de problème : bandeau-capuche comme l’an dernier. »

J’ai accepté. Sauf que le jour de la rentrée, elle m’intercepte au portail et me dit :

« Marianne, il faut qu’on se parle : il y a certaines choses qui ont changé. ».

Dans le couloir, le CPE me prend à partie devant toute ma classe :

« Marianne, ta tenue n’est pas laïque, tu es habillée comme une musulmane ! »

Alors que j’avais mis une jupe et une paire de Converse ! Enfin, la proviseure me dit :

« Maintenant que vous êtes majeure, nous ne sommes plus dans l’obligation d’assurer votre éducation, il va donc falloir que vous preniez une décision. Mais désormais, c’est ni bandanas, ni capuches, plus rien ! ».

Cette fois-ci, je n’ai pas attendu : je suis partie et je me suis inscrite en fac d’économie et de sociologie à Nanterre.

À la fac, je n’ai pas eu de problèmes. Je m’entends bien avec les étudiants. Avec les profs aussi, même si, lors des premiers cours, certains profs ont parfois eu l’air de me prendre pour une demeurée. Je le sentais dans leur manière de s’adresser à moi. Mais une fois passé le premier contact, quand je discute avec eux, et quand ils voient mes résultats, le regard change. Le principal changement, depuis que je suis à la fac, c’est que j’ai davantage d’amis qui ne sont pas de confession musulmane. C’est une autre mentalité, une autre ambiance. Il y a toujours des musulmans et des musulmanes parmi les étudiants, il y a d’autres filles voilées, mais ce n’est plus autant un critère d’affinités. Les critères sont plus politiques, autour notamment de la lutte anti-CPE, ou plutôt la lutte contre toute la « loi sur l’égalité des chances », et la loi CESEDA sur l’immigration.

Avec ces nouveaux amis, la religion n’est pas un lien, c’est même plutôt une barrière à franchir : pour eux, la religion c’est « l’opium du peuple » [3] ! Il y a des anarchistes, des communistes, des maoïstes, des situationnistes, mais tous sont anticléricaux. Donc au départ, je faisais un peu tâche dans le groupe, mais nous arrivons à discuter, et certains reconnaissent qu’ils avaient des préjugés, et que je les ai fait changer de regard. Moi, de mon côté, il est évident que je me politise aussi à leur contact. Je me positionne à gauche, et même très à gauche. Disons que je me définis plus comme anti-capitaliste que comme alter-mondialiste (sourire), et que s’il s’agit de simplement aménager le capitalisme, ça ne m’intéresse pas. Par exemple, les Verts sont trop soft pour moi. Et même la LCR, en tout cas les militants que j’ai cotoyés sur la fac de Nanterre, pour moi ce sont des « jaunes » [4] ! . Je dis cela parce qu’ils se sont alignés sur les positions vraiment soft de l’UNEF. Pendant la lutte anti-CPE, je me suis sentie proche de certains « anars » sur Nanterre, de leur radicalité, mais au fond, la seule chose que je peux dire avec certitude, c’est que je suis de gauche, que j’ai de gros doutes sur le vote, et que je ne me sens pas représentée, par qui que ce soit.

Pour le reste, je suis encore en plein questionnement. Je n’arrive notamment pas à déméler ce qui se rattache à la question de classe, à la question d’origine et à la question religieuse. Ce que je subis, mais aussi ce que je fais, je ne sais jamais si c’est en tant que fille d’ouvriers, en tant que fille d’immigrés maghrébins ou en tant que musulmane voilée. C’est souvent mêlé. En tout cas, pour moi, l’Islam ne peut se décliner qu’à gauche. L’Islam, c’est la justice sociale, donc pour moi, on ne peut pas être musulman et de droite. Si on l’est, on se trompe.

Quant à mon avenir, j’ai bien sûr des projets professionnels, même s’ils sont encore assez flous. J’aimerais faire de la recherche en sociologie ou en géopolitique. J’espère que le voile ne posera pas de problèmes. Je chercherai peut-être dans le privé. Je sais qu’il y a de la discrimination partout, mais je connais aussi des copines qui ont trouvé des postes dans certaines boîtes, avec un bandana. Cadre chez Peugeot, par exemple. Trois de mes soeurs ont suivi des études universitaires, elles ont des diplômes, mais elles ne travaillent pas, à cause du voile, ou plutôt à cause des employeurs qui refusent le voile. La première a un doctorat en sociolinguistique, la deuxième une maîtrise d’anglais et un DEA de sciences de l’Education, et la troisième un DEA de sciences politiques et un DESS d’architecture et d’urbanisme. Elle a beaucoup de propositions, mais comme on lui demande d’enlever son voile, elle n’a aucun emploi. C’est la même chose pour les deux autres : elles ont assez vite « lâché l’affaire », du coup elles sont femmes au foyer, et elles font du bénévolat. Je les trouve un peu défaitistes : si ça m’arrivait, je me renseignerais pour savoir si l’entreprise a le droit de me refuser pour cause de voile, et j’essaierais de porter plainte.

Il y a enfin les regards dans la rue. J’ai fini par m’y habituer, mais parfois, ce sont mes copines qui les remarquent. Tout dépend en fait du lieu où je me trouve. À Mantes-la-Ville, nous sommes dans un quartier résidentiel où il y a pas mal de retraités. Eux, ils ont tendance à nous scruter, à nous dévisager comme si nous étions des femmes à barbe ! Dans leur cas, je trouve leur réaction compréhensible : ils ont fait toute leur vie sans croiser de femmes voilées, et puis sur le tard, elles arrivent. Alors je leur souris, et je chantonne des chansons de cirque ! . Sinon, il y a des regards plus agressifs, ou suspicieux. Quand je vais à la fac, c’est très net : de Mantes-la-Jolie à Saint Lazare, ça va ; de Saint-Lazare à la Défense, ça ne va pas ! Et puis quand j’arrive à Nanterre, ça va à nouveau !

Il y a aussi les remarques et les injures :

« Rentre chez toi ! »

« On n’est pas en Iran ! »

« Tiens, voilà les fous de Dieu ! ».

Ces propos, je les ai entendus une dizaine de fois. On m’a même traité de « connasse » une fois, comme ça, gratuitement. Il m’est arrivé de répondre :

« On est chez nous ! ».

Ou bien :

« La bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe ! » .

Ça les calme ! Mais le plus souvent, je n’use même pas ma salive à répondre. La solution que j’ai trouvée, c’est de tout ignorer. Je mets mon MP3 sur mes oreilles, et je n’entends plus rien. La solution, c’est le MP3 ! . Sauf qu’un jour, une copine qui porte aussi le voile voulait régler le son de son MP3, elle a passé sa main sous sa tunique pour tourner le bouton, et sa voisine a sursauté en criant « Mon Dieu ! ». Elle croyait qu’elle allait sortir une arme ! Bref, les gens ont peur !

Pour conclure, si je devais résumer en une phrase mon expérience de jeune femme musulmane portant le voile dans la France de 2007, je serais tentée d’emprunter le titre du livre de Farid Abdelkrim, qui résume assez bien ce que je peux ressentir :

« Na al bou la France ! »

(« Maudite soit la France ! »).

Il y a vraiment du racisme, et j’ai l’impression que ça s’aggrave. Mais pour rester courtoise, je dirai plutôt ceci :

En plein « pays des droits de l’Homme », je suis obligée de mener un combat quasi-quotidien pour préserver ma liberté de culte et mon droit à l’éducation.

Mon message à la société française est donc le suivant : c’est parce que les hommes et les femmes sont différents et que leurs convictions sont multiples qu’on se doit de les respecter, quelle que soit leur orientation politique, sexuelle ou religieuse.

Mon hijab est ma liberté, et cette liberté doit être respectée. Je suis fatiguée de devoir en permanence m’expliquer et me justifier là-dessus, j’aimerais vivre normalement, et discuter un peu d’autre chose. C’est ça qui m’a fait tant de bien pendant la lutte anti-CPE : mon voile passait au second plan, nous étions tous mobilisés par autre chose.

Je ne demande aucune place particulière : je voudrais juste qu’on me fiche la paix.

P.-S.

Propos recueillis par Pierre Tevanian à Paris, le 24 janvier 2007. Cet entretien est extrait du recueil Les filles voilées parlent, édité à La Fabrique par Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tevanian, dont nous avons déjà publié l’Introduction, et que nous recommandons vivement.

Notes

[1C’est à la demande de l’intéressée, afin de préserver son anonymat, que nous n’indiquons pas son nom de famille.

[2« Option sciences Po » : nom couramment donné à la « Convention ZEP » passée entre l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et des lycée de ZEP, ayant pour but de recruter, hors-concours, des élèves issus de ces établissements.

[3Célèbre formule de Marx : « La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit des conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple »

[4« Jaune » : vocabulaire syndical : désigne les « syndicats maison » qui sont au service du patron et s’opposent systématiquement aux mouvements de grève.