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« Merci pour tout »

Mulholland Drive. La clé des songes (Chapitre 12)

par Pierre Tevanian
10 août 2019

En feuilleton d’été, nous vous proposons, à raison d’un chapitre par jour du lundi au samedi, pendant quatre semaines, de découvrir le tout nouveau livre de Pierre Tevanian, Mulholland Drive. La clé des songes, consacré au chef-d’oeuvre de David Lynch – mais aussi à sa version solaire : Céline et Julie vont en bateau. Le livre est disponible sur les tables, en rayon ou en commande, dans toutes les bonnes librairies – ou encore sur le site des éditions Dans Nos Histoires.

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Après avoir fait revenir Camilla dans le monde des vivants, après s’être débarrassée du fardeau de souffrance et de culpabilité dont Diane Selwyn est le nom, les choses sérieuses peuvent commencer. Les conditions sont réunies pour que l’histoire d’amour ait lieu, sous la forme idéalisée qui convient à l’imaginaire hollywoodien de Diane – loin des frustrations, des dépendances et des blessures narcissiques qui ont jalonné sa véritable relation avec Camilla. Les correspondances entre le rêve et la réalité vont alors obéir à une logique simple : tout se rejoue à l’envers. Diane était malheureuse, Betty sera radieuse. Diane était passive, reléguée à une place de spectatrice impuissante (du baiser d’Adam et Camilla notamment, puis de l’annonce de leur mariage), Betty sera au contraire l’élément actif, dynamique, entreprenant du couple qu’elle forme avec Rita. C’est elle qui insistera pour mener l’enquête sur « l’accident qui a eu lieu à Mulholland Drive », et pour téléphoner à la police puis à la mystérieuse Diane Selwyn dont se souvient Rita. C’est elle encore qui osera sonner chez la voisine de cette Diane Selwyn, c’est elle qui prendra l’initiative d’entrer par la fenêtre, puis de couper les cheveux de Rita, et enfin de l’inviter à dormir dans son lit. Camilla de son côté nous est montrée dans le souvenir de Diane comme une femme toujours sûre d’elle et de son charme, souveraine, dominatrice voire manipulatrice, et Rita au contraire va apparaître comme une femme perdue, et même comme une bête apeurée, littéralement diminuée par l’accident dont elle a réchappé : passive, amnésique, hébétée, elle a besoin de Betty pour la recueillir, la soigner, la cajoler.

C’est cette inversion de la relation de dépendance qui constitue la véritable revanche de Diane. La détresse que Camilla lui a fait vivre dans la réalité, elle la lui inflige à son tour dans le rêve – à ceci près que, revanche ultime, elle se montre magnanime et lui accorde une compassion que Camilla lui avait refusée. Là où Camilla a représenté – à ses yeux en tout cas – la force sans la pitié, la puissance de séduction insensible aux ravages qu’elle peut causer, Diane choisit d’incarner la force tempérée par la compassion – et sublimée par le véritable amour. Camilla a laissé le piège de Mulholland Drive se refermer implacablement sur Diane : le rêve fait revivre à Rita la même arrivée angoissante sur les mêmes lieux, mais en introduisant un deus ex machina – l’accident de voiture – qui la sauve au dernier moment. Camilla est partie avec Adam Kesher, laissant Diane seule avec sa souffrance : Betty offre à Rita un toit, une couverture, une amitié puis un authentique amour.

Rita de son côté ne sort de sa torpeur que pour manifester sa reconnaissance puis son amour : lorsqu’elle se réveille de sa sieste, elle demande pardon pour son intrusion dans la maison de Tante Ruth – et pour Diane cette demande sonne comme un triomphe : cette femme qui l’a fait tant souffrir présente des excuses [1]. L’ingratitude et la cruauté que Diane reproche à Camilla sont d’ailleurs rachetées une seconde fois lors de la nuit d’amour, lorsque Rita dit à Betty ce que sans doute Camilla n’a jamais dit à Diane : « Merci pour tout ».

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P.-S.

Mulholland Drive. La clef des songes vient de paraître aux éditions Dans Nos Histoires. 128 pages. 8 euros.

Notes

[1Cette demande de pardon adressée à Betty est d’autant plus réparatrice que dans la réalité, c’est Diane qui a dû demander pardon, dans un contexte particulièrement humiliant : arrivée en retard à Mulholland Drive, à une fête où va être annoncé le mariage d’Adam et Camilla, elle est reçue par la mère du cinéaste, qui la regarde fixement sans lui dire bonjour, et lance à son intention : « Ah, enfin ! Je mourais de faim ! ».