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Nul n’éleva la voix

Pensées arméniennes d’une Algérienne, ou vice versa

par Lila Benzid-Basset
17 novembre 2020

En réaction à l’écrasement des Arméniens par les forces turques et azerbaïdjanaises, et en réponse à un texte d’Araxavan interpellant le silence de ceux qui devraient parler et la parole de ceux qui devraient se taire, Lila Benzid-Basset a écrit ces méditations algériennes et arméniennes, que voici.

Je rajoute de la lecture à un excellent texte d’Araxavan, intitulé « Un cri », qui m’a beaucoup émue. Et notamment à ce passage, qui résonne très fort en moi :

« À leur arrivée ses ascendants étaient perçus et traités comme les Rroms le sont aujourd’hui. Aujourd’hui, les "chiens de garde" de l’idéologie raciste et chauvine de ce pays la prenne souvent comme exemple d’intégration. D’une "bonne immigration". »

Ces phrases résonnent très fort, car dans un bout de texte qui accompagnait la chanson d’Aznavour, Ils sont tombés, que je partageais il y quelques mois, sur Facebook, je racontais comment les ami.e.s de ceux qui allaient devenir ma belle-famille, ami.e.s qui me surnommaient « la crouille », voulaient que je me dise Arménienne comme mes patrons. Arménienne pour cacher que j’étais Algérienne, parce que sinon, disaient-ils en toute amitié, je serais un boulet pour la carrière d’Éric. Il faut dire qu’Éric était élève-officier de l’école de l’Air et moi, issue de la cité des Arabes à Salon de Provence, couturière chez des Juifs.

Les Salonnais avaient décidé que mes patrons Juifs étaient Arméniens, alors que ces derniers ne s’étaient jamais revendiqués comme tels. Je ne connaissais rien à l’Arménie ni aux Arménien.ne.s, mais du plus profond de moi, je reconnaissais le racisme quand il était là. Ce que j’ai perçu dans cette injonction qui m’était faite, c’est qu’il y avait une hiérarchie dans le racisme : bons et mauvais immigrés.

Mes patrons Juifs du Maroc et moi avions des têtes de « bougnoules » du Maghreb et cela pouvait s’effacer si on se disait Arménien.ne.s ? Pourquoi ?

J’avais vingt ans et j’ai commencé à chercher la moindre information sur les Arménien.ne.s. A l’époque pas d’internet, pas beaucoup de temps entre le boulot à l’atelier et la couture pour particuliers chez moi pour échapper à la galère, pas beaucoup de livres qui soient ouverts à des non-universitaires, pas de communauté arménienne vers laquelle me rapprocher, non plus, mais beaucoup de questions.

Les quelques réponses glanées auprès de mes futurs beaux-parents, anticléricaux, comme il se devait à l’époque, me disaient des Arméniens qu’ils étaient calmes, discrets, bosseurs (donc pas voleurs) et Chrétiens... Et les « pourquoi » s’amplifiaient dans ma tête.

Pourquoi Juifs et Arabes pouvaient s’effacer par Arméniens aux yeux de certains, et nous voulaient-ils Chrétiens ? Même pas, juste ni Arabes ni Juifs...

Est-ce qu’Arméniens ne s’efface pas, si dedans on met Juifs et Arabes ? Et c’est quoi ce sac dans lequel ils veulent nous mettre ? Et pourquoi on doit nous mettre dans un sac ? Et si on est dans le même sac, comment on fait pour être comme ceux qui n’y sont pas et pour qui il n’existe pas de sac ?

Mille questions naissaient et pas de réponses, en revanche me revenaient en échos tous les « J’aime pas les Arabes mais toi c’est pas pareil » que mes copines d’école me balançaient dès que j’étais première de la classe. Je sentais qu’il y avait de la laideur dans tout ça. Je me sentais proche des Arméniens, alors que j’aurais dû leur en vouloir puisque par eux, on me demandait de cracher sur moi-même pour être « acceptable », mais dans une acceptation limitée au sac. Je me sentais proche aussi par Aznavour qui chantait l’amour de Marius pour Fanny, Marseille, sa porte d’Aix et des sultanes aux jupes relevées, et des Je te réchaufferai et le temps des uns et le temps des autres, celui qu’on veut notre.

J’étais mariée avec Éric (cela ne fut pas sans guerre, et pas contre les miens), j’avais quitté Salon depuis pas mal de temps, quand j’ai rencontré la famille Zakarian au cinéma. Quand j’ai vu Mayrig, j’ai compris pourquoi je me sentais Arménienne.

Leur appartement ressemblait tellement à celui que nous habitions avant la cité des Bressons, celle qu’ils disaient des Arabes. La tante Anna c’était ma tante Akila, l’humilité d’Hagop était celle de mon père qui n’en sortait que pour me faire rire et pour chanter, mon ténor de chibani. Et l’atelier c’était mon atelier avec ma Madame Cohen, aussi belle et bosseuse que Gayané, et Jeannot, le frère de mon patron, c’était Apkar, mon donneur de conseil pour savoir réagir au racisme des ami.e.s de ma future belle-famille, qui me disait : « Si tu aimes Éric, et qu’ils veulent que tu sois Martienne, tu dis oui, une fois que tu seras mariée, tu pourras leur dire non ». La famille Zakarian, Azad, nous racontaient aussi, mes patrons et moi.

À partir de ce film, je me suis appropriée cette partie arménienne de mon vrai pays : l’Immigration.

En me voulant Arménienne, par haine des Juifs et des Arabes, ils m’ont plantée l’histoire de l’Arménie dans le cœur, tout en me montrant, sans s’en rendre compte, le mépris avec lequel ils la traitaient. J’ai beaucoup lu sur l’Arménie, vu tout ce qu’il était possible de voir en terme de documentaires, j’ai fait un travail sur le génocide arménien, sur le négationnisme qui n’a d’autre but que l’achèvement de ce terrible génocide dont l’impunité à permis la Shoah. Dont l’impunité permet aujourd’hui ce festin de sang, d’ici et de là-bas, qui a coûté la vie à plus de 2300 âmes.

Et dans ce silence français qui a accompagné la lutte pour la survie de l’Artsakh, j’ai ressenti ce que j’avais perçu quand moi Algérienne, « on » me voulait Arménienne.

Ce « on » fait de vieux Provençaux est aujourd’hui celui des islamophobes et racistes notoires que je vois prendre partie pour les Arméniens après la guerre du Haut Karabagh, afin de faire ce ce qu’ils font de mieux : propager haine et mépris, pour séparer plus encore les descendants d’immigré.e.s en France, qui de leur côté finiront par justifier leur propre silence par ces prises de positions.

Et ce silence de mon camp durant la guerre de l’Artsakh, ce silence de l’anti-impérialisme, de l’antiracisme et des tonnes d’autres « anti » et des « pour la justice et pour la paix », ce silence qui remet en question les raisons profondes de mes propres luttes, dont celles contre les accusations de communautarisme, ce silence qui a ouvert la voie aux haineux, m’est d’une insupportable douleur.