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On n’a pas besoin d’un autre héros

Une Histoire d’exceptions

par M. L. - Cases Rebelles
18 novembre 2015

« Pourquoi Cases Rebelles ? Parce qu’il s’agit de relier dans la mesure des nos moyens toutes les cases (dans le sens de maison, kaz en créole) en lutte pour toutes nos libérations d’afro-descendantEs. » Cases Rebelles, qui se présente lui même comme un collectif politique de femmes et d’hommes noir-e-s, africain-e-s et caribéen-ne-s, et dont l’auto-présentation complète figure ici, existe depuis Janvier 2010. L’une de ses principales activités est la web-émission radiophonique mensuelle du même nom, mais le collectif produit aussi des écrits, dont ce texte publié initialement en novembre 2013, qui remet en question les figures, modèles et idéaux héroïques. Parmi de nombreux autres, il est à lire ou relire d’urgence et nous le re-publions donc, avec l’amicale autorisation de Cases Rebelles.

Souvent nous avons rencontré l’Histoire des noirEs à travers le portrait de personnalités dites d’exception, la plupart masculines, leaders charismatiques et monolithiques : Nelson Mandela, Martin Luther King, Malcolm X, Césaire, etc. C’était les arbres qui cachaient la foret ; les rares noirEs invitéEs dans le cercle fermé de la mémoire euro-centrée. Par défaut, ces figures nous ont inspiréEs. Et on aurait très bien pu en rester là. Ces héros étaient coupés de l’Histoire collective et on nous présentait leurs trajectoires sous l’angle du dépassement personnel.

Raconter des histoires différentes, autrement, c’est ce que nous souhaitons. L’histoire qui analyse les changements, les évolutions, les révolutions à travers des personnalités remarquables est à l’opposé de l’histoire populaire dont nous sommes en quête. Il n’y pas de héros ni même d’héroïnes sans mouvements, sans collectivités. Et les révoltes marquantes se construisent aussi avec les jours de résignation et les petites résistances.

Faire usage des héros et des mythes glorieux pour conter les luttes des peuples noirs c’est aussi masquer la continuité au profit d’un schéma narratif de la « rupture », ce qui est commode. Ça transforme les récits d’émancipation en jaillissements sporadiques de conscience et de courage alors que, sur une question comme l’esclavage par exemple, la résistance n’a jamais cessé. Que ce soit de manière plus ou moins violente, plus ou moins organisée, en Afrique, sur la route ou aux Amériques. Et la survie fut également une forme de résistance.

La focalisation sur les références héroïques et mythiques construit en miroir un tableau trompeur de soumission, d’acceptation : ce qui permet aussi de restreindre l’accès au club select du courage et de la grandeur d’âme, dont l’Occident tient les clés.

Quand à Matouba, Guadeloupe, en 1802, 300 personnes en lutte contre le rétablissement de l’esclavage se font sauter, l’Histoire se souvient de Louis Delgrès. Les autres ne sont que des chiffres.

Il y a énormément d’insurrections populaires aux hiérarchies floues ou inexistantes ; c’est toujours l’Histoire qui désigne des chefs. À l’opposé, il n’y jamais d’actes émancipateurs réalisés par une seule personne.

Sans rien enlever au geste de Delgrès, le fait qu’il ait été militaire, républicain, patriote, mulâtre, libre de couleur en fait un héros plus facilement assimilable. Et c’est de toute façon sa position sociale qui lui a permis d’être au premier plan de la révolte. L’Histoire des dominant-e-s choisit ses résistantEs et ses résistances pour isoler ou se réapproprier les hauts faits. Le chef est celui avec lequel on négocie au présent. Le héros est celui avec lequel on essaye d’arranger le passé. Et puis chez les noir-e-s, nombre de ces personnages romantico-héroïques sont morts très jeunes, assassinés ; ce qui peut faciliter la récupération mémorielle partiale et partielle. Louis Delgrès et Toussaint Louverture ont tous deux une plaque au Panthéon, à quelques kilomètres des Invalides, où se trouve une jolie statue de l’esclavagiste Napoléon Bonaparte, responsable de leurs fins.

Nous voulons apprendre l’histoire de Matouba hors de la poursuite désespérée d’emblèmes. Mais, comme l’Histoire qu’elle prend comme modèle, l’Histoire Noire se cherche souvent des « grands hommes »  [1]. Grands comme exceptionnels ; hommes comme mâles. Oui l’histoire cherche des héros pas des héroïnes, tout comme elle cherche des adultes pas des enfants.

Les héroïnes noires sont encore moins nombreuses et moins connues que les héros. Souvent l’Histoire en fait des monstres ayant transgressé les normes de genre, des folles comme pour la Mulâtresse Solitude ou Lumina Sophie dite Surprise, participante à l’insurrection du Sud de la Martinique en 1871  [2]. Parce que l’Histoire est sexiste. Et la fabrique des héros c’est le patriarcat en action : des hommes qui parlent à d’autres hommes, des « grands hommes ».

L’Histoire comme on nous l’a apprise, transmet le sens de la hiérarchie, la soumission à l’ordre dominant. C’est cela que porte l’idéologie du héros, du leader, et une héroïne noire trouble bien trop de choses pour entrer sereinement dans l’histoire.

Parce que l’Histoire choisit ses petit soldats on préfère des hommes ; blancs de préférence, valides  [3], hétérosexuels, etc. Et c’est la raison pour laquelle on nous a enseigné que Victor Schoelcher aurait « aboli » l’esclavage.

Un goût d’éternité et d’absolu

Les héros dans l’Antiquité étaient des demi-dieux. Des semblables mais hors de la norme, plus proche des dieux, de l’éternité. Les livres saints en sont aussi remplis.

Le héros est une star. De celles dont le prestige, la visibilité finissent par éclipser actes et pensées. Quand on célèbre un héros on fête son extraction de l’anonymat, de la masse, pour devenir légendaire. Les élites finissent toujours par applaudir ces tours de force quelles qu’aient été les idées politiques des personnes concernées. Et ça peut aboutir, quand les icônes sont vivantes et pas toujours hyper rigoureuses, à une soirée SOS Racisme avec Angela Davis portant avec fierté un badge « Touche pas à mon pote », photo à l’appui. Et là, faut avouer que la postérité commence à avoir un petit goût de relâchement.

Angela Davis Soirée des parrains et marraines de SOS Racisme, Elysée Palace, Paris mars 2013Les figures héroïques sont aussi mythologiques et irréelles que celles de monstres dont elles sont l’absolu symétrique. Le héros serait purement bon, désintéressé, généreux à l’état pur, fort, etc. Le monstre serait intégralement mauvais pour le plaisir d’être mauvais.

Ces mythes d’absolu cachent le fait qu’on chemine en tant qu’individu-e, qu’on peut apprendre, désapprendre, se tromper, se mentir, être opportuniste. Et que les actes héroïques sont liés aux hasards et au collectif.

Quant à l’incorporation dans l’Histoire officielle elle est tout aussi aléatoire. D’autant que le récit historique hégémonique fera son marché parmi les actes du « héros », jusqu’à parfois même les oublier pour ne plus applaudir que la postérité en elle-même.

La compétition civilisationnelle ou le « rendez-vous de la conquête »

et aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l’intelligence, de la force
et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête.

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal.

Je me souviens de ce prof qui nous expliquait que la raison d’être des travaux de Cheikh Anta Diop était avant tout que nous, africainEs et issuEs de la diaspora, ayons une civilisation antique à opposer au miracle grec et à la civilisation romaine. Je me souviens de ma grimace intérieure. Sans doute parce que c’est pas facile à faire une grimace à l’intérieur de soi.

J’adorais Cheikh Anta Diop et son travail. Mais est-ce qu’on l’étudiait pour ça ? Se fabriquer un pendant africain à la culture hégémonique ?

Une autre hégémonie ?

Quel sens avait notre histoire si elle se calquait sur l’autre avec des héros virils, de la grandeur en veux-tu en voilà, des royaumes, des civilisations majestueuses, etc. ?

Est-ce que j’avais vraiment besoin d’autocrates noirEs à opposer aux autocrates blancHEs ?

Et l’histoire des personnes opposées au pouvoir ? Et l’histoire du peuple ?
C’était quoi cette compétition des civilisations à coups de héros, de pyramides, d’inventions ?

Ignorant comme j’étais avant, je ne doutais pourtant pas de la valeur des peuples noirs. Pas besoin de savoir qui a inventé la roue, qui fut le premier sur la lune.

Notre existence a de la valeur en soi. Hors du Q.I. Des réalisations techniques. Des compétences en biochimie nucléaire. Ou de ma puissance de feu. En dehors des contributions à la peinture, les mathématiques ou la danse.

EnferméEs dans la compétition, on finit par s’enorgueillir des pyramides, par ignorer ou mépriser les ouvriers qui les ont faites pousser et on n’entend plus leurs cris écrasés sous les pierres.

Constituer des catalogues de héros ou héroïnes amène à faire cohabiter des individuEs aux vécus et engagements contradictoires. Comme dans Reines d’Afrique et héroïnes de la diaspora noire de Sylvia Serbin : le livre (instructif par ailleurs) réunit, par exemple, la Mulâtresse Solitude, esclave, et Mme Tinubu, nigériane qui fit fortune dans le trafic d’esclaves avant de devenir anticolonialiste. De telles associations mettent à mal l’intention première de rectifier une Histoire truffée de mensonges ; elles privilégient la quête de symboles de leadership et l’éloge de parcours singuliers.

Et il y a un autre nœud. Le héros ne peut pas être une victime. Être victime n’est pas considéré comme héroïque. C’est la raison pour laquelle certainEs refusent de se définir comme descendantEs d’esclaves, en faisant une mémoire honteuse. Ou bien alors s’inventent descendantEs de nègresSSES-marronNEs. En balisant nos histoires d’actes glorieux, hors du commun, on renvoie dans l’oubli les protagonistes de la survie quotidienne.

Avec Octavia Butler nous avons déjà abordé cette question de la mémoire héroïque. Certaines héroïnes de ses romans – peut-être moins souvent des héros ce n’est pas un hasard – traversent des périodes de soumission, d’humiliation. Et Butler refuse que la honte rejaillisse sur qui que soit d’autre que les bourreaux. Ensuite en questionnant l’idéalisme du sacrifice, elle suggère qu’un autre héroïsme existe : celui de la survie et de la construction.

Cet héroïsme des quidams, de la masse, n’est pas un bon terreau pour les légendes, les tee-shirts, les biopics, etc. Il renvoie à des destinées piétinées, sans autre revanche que la persistance. Mais l’iconographie romantique de la révolte n’est qu’un doux poison, à base de poings levés et d’armes dressées.

Nous préférons le réalisme aux délires mythologiques, aux sagas improbables de ceux qui espèrent décrocher une session de rattrapage dans la compète civilisationnelle.

Des leaders ? En France comme ailleurs certainEs s’en cherchent parmi les noirEs qui sont déjà sous les projecteurs, même si leurs idées politiques crient le mépris du peuple. PrêtEs à se jeter dans leurs bras comme certains se jetèrent dans les bras de leaders fantoches d’après les indépendances apportés sur un plateau par l’ancien colon. PrêtEs à appplaudir l’accession d’élites au cirque médiatique et méritocratique.

Nous ne voulons surtout pas de « grand homme », de civilisation grandiose, de rois, de reines, de génies et de leadership. Nous ne voulons plus de héros et nous n’en choisirons pas. Pas d’élu, pas de messie, pas de prophète.

Juste celles et ceux d’entre nous qui uniEs d’envie de secouer le monde lui crieront :

« We don’t need another hero ! »

P.-S.

Ce texte, initialement paru en novembre 2013 sur le site de Cases Rebelles, est republié ici avec l’amicale autorisation du collectif.

Notes

[1Cf. la « Théorie de Grand homme » de Thomas Carlysle.

[2D’ailleurs après cette insurrection les juges firent souvent le choix de la clémence pour la majorité des femmes, hormis des exceptions comme Surprise, parce qu’ils pensaient qu’elles étaient incapables d’avoir pris seules la décision de se révolter. On inculpait les hommes, les « chefs de famille ». Là, la justice est comme l’histoire ; elle choisit.

[3Qui dit , quand dit-on que Harriett Tubman était handie ?