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Pénaliser les clients ou les putes migrantes ?

Réflexions sur « la lutte contre la traite »

par Thierry Schaffauser
6 août 2012

Dans le débat actuel sur une éventuelle pénalisation des clients, nous entendons souvent que cette pénalisation serait dans l’intérêt des victimes de la traite des êtres humains, et que cela justifierait d’ignorer les protestations [1] des travailleurs-ses du sexe en lutte et revendiquant des droits.

Pourtant comme le dit Morgane Merteuil, secrétaire générale du STRASS :

« La lutte contre le travail forcé n’est pas incompatible avec le fait de donner des droits aux personnes qui exercent cette activité de manière consentie » [2].

À l’inverse, pénaliser les clients aurait un impact [3] sur tous-tes les travailleurs-ses du sexe, quel que soit le degré de contrainte subi, de la soumission à la force d’un tiers au choix réfléchi et revendiqué.

Dans des articles précédents, j’ai tenté de montrer en quoi cet impact serait négatif aussi bien pour les victimes de la traite elles-mêmes que pour l’ensemble des travailleurs-ses du sexe. Je voudrais cette fois m’attarder sur ce qui me semble être une lutte contre l’immigration au motif de la lutte contre la prostitution. Autant cette lutte était claire et revendiquée de la part du gouvernement précédant, autant la gauche au pouvoir est plus difficile à cerner. Bien que les militants pro-pénalisation aient pour la plupart d’entre eux les meilleures intentions du monde et sont souvent issus de la gauche, je continue de penser que leur raisonnement repose sur des présupposés sexistes, racistes et classistes.

Pour être clair, il y a au cœur de ce débat, la question des femmes migrantes. Celles-ci sont estimées par la police en charge de les arrêter à 80% des travailleurs-ses du sexe exerçant dans la rue [4]. C’est en leur nom que la pénalisation des clients est défendue, afin de tarir la demande pour leurs services. Bien que beaucoup de travailleuses du sexe migrantes s’expriment et militent pour leurs droits et contre la pénalisation, le présupposé est qu’elles sont toutes victimes de la traite des êtres humains et qu’en supprimant la demande des clients, les trafiquants n’auraient plus intérêt à les forcer de se prostituer en France. La ministre des droits des femmes parle de faire « disparaitre » la prostitution, et nous comprenons donc que, « grâce à sa loi », ces femmes migrantes ne viendraient plus en France, puisque l’on suppose qu’elles n’ont pas choisi d’y être.

La pénalisation des clients en Suède a eu comme effet la reconduite à la frontière des travailleuses du sexe migrantes, qui sont officiellement toutes reconnues et définies [5] comme victimes de la traite par la loi et sont renvoyées dans leur pays d’origine pour leur propre bien. Le modèle dit suédois, qui prétend ne pas réprimer les travailleurs-ses du sexe eux-mêmes, fait quand même appel à la police pour arrêter les putes migrantes afin de les « sauver ». Ce résultat est ce qui a convaincu la Norvège à finalement passer une loi similaire. Les premiers rapports du ministère de la Justice norvégien étaient pourtant très critiques sur les conséquences de cette loi en termes de santé et d’accroissement des violences :

« Les prostituées de rue suédoises subissent des temps plus durs. Elles sont plus fréquemment exposées à des clients dangereux, tandis que les clients sérieux ont peur d’être arrêtés. L’interdiction ne sera jamais en mesure d’arrêter l’achat et la vente de services sexuels. Cela ne pouvait rendre que leurs conditions pires pour les prostituées. Elles ont moins de temps pour évaluer le client car la transaction se fait à la hâte en raison de la crainte de la part du client. Elles (les prostituées) sont exposées à la violence et aux maladies sexuellement transmissibles. Si le client exige des rapports sexuels non protégés, beaucoup de prostituées ne peuvent pas se permettre de dire non. Le harcèlement par la police a augmenté et les clients ne fournissent plus de dénonciations de proxénètes, de peur d’être eux-mêmes arrêtés. Les travailleurs sociaux qui travaillent dans la rue ont des problèmes pour les atteindre. Elles (les prostituées) utilisent des proxénètes pour leur protection.
Le Ministère norvégien de la Justice »
 [6]

Cette citation provient d’un rapport de 2004. Entre temps, la Norvège a changé d’avis car la population et certains hommes politiques se plaignaient de la présence très visible de femmes nigérianes dans les rues d’Oslo, où le travail sexuel de rue n’avait jamais été très présent auparavant. Le chercheur Jay Levy a interviewé Inger Segelström, une femme politique suédoise du parti social démocrate, qui lui a confirmé cette situation :

« quand ces femmes se sont attaquées aux hommes norvégiens, c’était juste trop. Et c’est quand ils ont commencé à regarder la législation suédoise » [7]

Il est donc évident qu’un des effets de la pénalisation des clients, en tout cas telle qu’appliquée en Suède et en Norvège, est de rendre moins visibles les travailleuses du sexe migrantes, voire de justifier leur expulsion pour le propre bien. Cette pénalisation s’appuie sur l’amalgame entre travailleuses du sexe migrantes et victimes de la traite des êtres humains, et doit donc être comprise dans la lutte plus globale contre la traite dont les conséquences négatives observées par les mouvements de travailleurs-ses du sexe sont les suivantes :

  davantage de contrôle migratoire à l’encontre des femmes des pays du Sud et davantage d’expulsions ;

  davantage de répression contre les travailleurs-ses du sexe ;

  délégitimation des mouvements de travailleuses du sexe comme non représentatifs car minoritaires face au « problème de la traite » ;

  opérations « de raids et sauvetages » dans les pays du Sud pour envoyer, sous la contrainte, les travailleurs-ses du sexe dans des centres de réhabilitation ;

  retrait du financement Étatsunien de lutte contre le sida aux organisations qui soutiennent les droits des travailleurs-ses du sexe.

Non seulement cette lutte contre la traite justifie l’expulsion des travailleurs-ses du sexe migrants, mais elle interdit aussi l’entrée et le séjour sur le territoire de certains pays, comme par exemple les États Unis : c’est à la suite des pressions de la droite conservatrice et de certaines féministes étatsuniennes que toute personne ayant vendu des services sexuels dans les dix dernières années y est interdite d’entrée et de séjour.

Le Protocole de Palerme de 2000 définit la traite comme :

« le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation ».

La définition de la traite est assortie d’une disposition qui affirme le caractère inopérant du consentement de la victime de la traite à l’exploitation elle-même. Cette clause est particulièrement importante en matière d’exploitation de la prostitution : elle supprime en effet toute distinction entre « prostitution forcée » et « prostitution volontaire ». La condition de la contrainte n’est donc pas nécessaire pour définir une victime de la traite et de fait, les politiques anti-traite pratiquent une discrimination active contre les travailleuses du sexe migrantes en refusant de prendre en compte leur volonté.

Cet amalgame entre travail sexuel et traite n’est pas un accident. C’est le résultat de plus d’un siècle de luttes [8] de la part des mouvements abolitionnistes pour qui le consentement des femmes migrantes au travail sexuel n’est pas possible, car conditionné par leur statut de femme et de migrante venue d’un pays pauvre. Au mépris de l’investissement en temps, énergie et argent dans leur parcours migratoire, et des risques encourus, les travailleuses du sexe migrantes sont considérées comme des victimes qui ne peuvent pas avoir fait le « vrai choix » de migrer pour exercer le travail sexuel. Leur consentement est considéré comme inopérant car quand bien même elles ne seraient pas forcées par un tiers, leur situation de femme, pute et migrante suffit à considérer que leur décision n’est pas légitime, puisque les femmes blanches des classes moyennes n’auraient elles, apparemment, jamais fait ce même choix.

Pour bien faire comprendre et justifier de leur incapacité à prendre des décisions pour elles-mêmes concernant leur migration et leur travail, ces mouvements emploient un langage qui compare leur situation à celle de l’esclavage des Noirs pendant la traite transatlantique. Face aux protestations des travailleurs-ses du sexe qui refusent d’être sauvés contre leur gré, il n’est pas rare d’entendre qu’au temps de l’esclavage des Noirs, beaucoup d’entre eux préféraient, eux aussi, conserver leur statut d’esclave plutôt que de bénéficier de l’affranchissement. Cet amalgame avec l’esclavage nourrit une vision de personnes incapables et aliénées qui seraient libérées par des sauveurs, rendant totalement invisible leurs résistances et leurs révoltes contre ce système d’oppression. La féministe noire américaine bell hooks a pourtant mis en garde contre les comparaisons faites de la part des féministes blanches avec l’esclavage afin d’émouvoir sur leur propre condition de femmes. Elle dénonce ces comparaisons comme racistes.

Les sociologues Chaumont et Wibrin ont également dénoncé la comparaison entre la traite des blanches et la traite des Noirs [9]. Dans un cas, elle est interdite par presque tous les états de la planète, et sa définition est très souvent interprétée pour inclure des personnes qui consentent à leur migration et à leur travail. Dans l’autre, elle était réglementée par des Etats et donc légale, et nécessitait l’enlèvement et l’usage de la force. Lorsque les abolitionnistes parlent du travail sexuel comme « esclavage des temps modernes » et qu’ils prétendent que 80% des 20000 prostituées officiellement dénombrées en France sont des « esclaves sexuelles », ils sont en train de nous dire qu’environ 16000 personnes seraient actuellement en France métropolitaine dans une situation d’esclavage, et ce malgré l’illégalité de cette pratique et la constante observation et répression de la police que ce soit contre la migration ou contre le travail sexuel de rue. Ce chiffre est en effet comparable au nombre d’esclaves noirs à la fin du dix-septième siècle aux Antilles françaises [10].

Certains militants anti-prostitution vont jusqu’à parler de 500000 femmes victimes de la traite chaque année en Europe de l’ouest [11]. C’est pourtant le même chiffre que le nombre d’immigrés entrant illégalement en Europe de l’ouest [12]. Peut être donc que tous les immigrés entrant illégalement en Europe de l’ouest sont des femmes travailleuses du sexe ? On se rend compte également que l’amalgame entre pute et victime de la traite a servi de modèle pour l’amalgame entre migrant « illégal » et victime de la traite. Les discours sur la traite permettent ainsi de renforcer la lutte contre l’immigration et le travail sexuel de façon acceptable, même pour les gens de gauche, qui devraient pourtant me semble-t-il soutenir les immigrés et les putes.

Dans la lutte contre la traite, en général, ce ne sont pas les violences qui sont condamnées mais les migrations, les passages des frontières, le transport et l’aide au passage des frontières. Les femmes n’ont aucun droit pour se défendre contre ces violences et contre l’exploitation, car leur statut et leur travail sont clandestins. Ce que nous observons, c’est que les victimes ne sont jamais indemnisées du préjudice subi, même en cas de procès. Seules des victimes de travail forcé dans d’autres industries que l’industrie du sexe ont jusqu’à présent réussi à obtenir des compensations, car leur travail est reconnu comme tel et elles ont donc pu faire des recours auprès des tribunaux en saisissant le droit du travail. Les femmes sont le plus souvent arrêtées pour séjour irrégulier et expulsées au lieu de recevoir protection. Les autres secteurs professionnels où existe du travail forcé ne sont pas pris en compte et les droits humains des femmes travailleuses du sexe ne sont jamais respectés.