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Persil forever

Harmony Korine, Spring Breakers (2012)

par Maud Alpi
13 février 2017

« Tu pourrais perdre... mais tu gagnes toujours ». Chaque fois Madlyn désigne un poing fermé, et chaque fois, tandis que la petite fille déguste son bonbon, Sophie répète la même phrase : « Tu pourrais perdre, mais tu gagnes toujours ». Normal, dirait Julie, ils revivent chaque jour la même journée. Normal, dirait Céline, ils rejouent la même vieille partition qui sent la naphtaline, de plus en plus blêmes, de plus en plus verts, de plus en plus morts. « Springbreak forever » répètent comme un mantra les héros du Spring Breakers d’Harmony Korine. Rester dans la boucle, revivre chaque jour la même journée, figer le temps, rester dans ce grand film à ciel ouvert qu’est le springbreak. Ne pas retourner sur le campus où on s’ennuie...

A priori, les ados (les quatre springbreakeuses, Faith, Cotty, Brit et Candy) d’Harmony Korine jouent une partition inverse, bien moins inventive, bien moins subversive que celle de Céline et Julie : elles veulent se fondre dans la transe du springbreak, ce disneyland pour étudiants américains en pleine montée hormonale, elles veulent kiffer leur race, et rester à jamais dans le trip.

Les affiches tapageuses qui avaient accompagné la sortie du film (bimbos en bikinis fluorescents exhibées sur fond noir, entourant un James Franco aux allures de maquereau) semblaient appuyer sans complexe cette incursion du très indie Harmony Korine dans la culture de masse, en faisant fonctionner à plein le fantasme puritain : des jeunes actrices vierges de tout péché (dont deux venues tout droit de l’écurie Disney) plongées dans le déchaînement licencieux du Spring Break, et dans l’univers plus sulfureux encore du très peu catholique Harmony Korine. Le merchandizing du film capitalisait donc son thème jusqu’à l’écoeurement.

Il est parfois difficile d’évoquer un film sans évoquer aussi la stratégie de communication qui l’a imposé au public – mais cette stratégie là, aussi rouée qu’elle soit, avait au moins un mérite : celui de garder le secret.

Cette fumée qui nous portait

C’est une image entêtante et brève. Britt et Candy échangent un nuage de fumée épaisse, lèvres prêtes pour un baiser qui n’adviendra pas. Baiser de fumée. Echange de bonbons sucés, morcelés, recrachés... Les bonbons voyageurs de Céline et Julie m’avaient marquée enfant, au point que vingt ans plus tard mon souvenir du film s’était cristallisé sur ça : les bonbons magiques, le transfert de salive entre les copines régressives, une complicité charnelle qui traverse les âges.

Le baiser de fumée ne permet pas de traverser le temps, il ne donne accès à aucune porte, si ce n’est celles du désenchantement et de la consolation. C’est une caresse qui se passe de corps. C’est, comme dans Céline & Julie, l’affirmation d’un lien supérieur, subtil comme un souffle, qui unit les amies.

La bande des quatre est cependant moins évanescente qu’elle n’en a l’air. Les spring breakeuses sont des « tough bitches », des Bonnie sans Clyde en puissance, bref d’affreuses petites délinquantes en jogging DTF (Down To Fuck).

Cotty, Faith, Britt et Candy ne s’intéressent pas à l’histoire des droits civiques (et il n’est pas anodin que Korine choisisse précisément, et assez cruellement, ce sujet lorsqu’il les montre en cours), clament qu’elles ont « envie de queue » et semblent surtout désirer les dollars qui leur permettront d’aller s’éclater – une fois leur butin mal acquis en poche, Brit déclare : « toute cette thune me fait mouiller ». Et bien sûr, elles chantent du Britney Spears, icône biatch par excellence.

Pétasses, poffes, salopes

Pétasses, elles le sont, parées de la grâce de l’enfance, du glamour de l’adolescence, et de la détermination sans scrupule de celles qui n’ont jamais eu d’illusions.

Faisant le poirier dans un couloir désert, se prenant sur les genoux, se prenant dans les bras, dansant pour se dire adieu, se touchant les cheveux, se parlant peau contre peau. Archétypes ? Sans doute. Mais le film exploite ces postures avec beaucoup de grâce, sans jamais les souligner, sans jamais les commenter, les prenant comme un langage autonome, qui se suffit de peu de signes pour évoquer des liens et des émotions.

Est-ce cette légèreté, cette absence de commentaire qui rend les spring breakeuses si fortes ?

Le seul bavardage dont ont besoin ces copines-là est de l’ordre du mantra, de l’empowerment : Candy répète plusieurs fois « Faut être dures », « Comme dans un jeu vidéo », « Comme dans un film ». Faith prie à voix haute pour abolir le temps. Même les messages qu’elles laissent à leurs familles, au téléphone, sonnent comme des énoncés magiques, entre auto-persuasion et rêve éveillé (« Je me suis vraiment trouvée »... « J’ai enfin vu le monde »).

Dans Spring Breakers comme dans Céline et Julie, la régression est un véhicule initiatique. Si chez Rivette la régression est clairement revendiquée comme véhicule créateur, enchanteur, dans le film de Korine c’est d’abord la culture américaine comme culture régressive et débilitante qui est visée – et quasiment vomie par les premières images du film, montage compulsif de chairs rôties au soleil, de mise en scène de ruts arrosés à la bière, de seins et de culs exhibés à la caméra, etc.

Mais il y a la régression plus subtile du « springbreak forever », incantation à sceller le moment présent dans sa perfection et à vénérer les apparences. Ces comptines cristallines qui invitent à refuser la tragédie du temps reviennent aussi rituellement, aussi sérieusement que les inventions verbales de Céline et Julie - l’esprit, le persil, la même chose.

Ainsi, si l’intention affichée du cinéaste est bien celle d’un moraliste qui nous emmène dans un parcours halluciné à la suite d’ados qu’il qualifie de « mutants », la forme hallucinatoire du film génère sa morale autonome. La mise en scène révèle des intentions ambivalentes : ces ados sont des mutants, des sans-loi, déconnectés du réel, mais je vais vous exposer au film d’une manière telle que vous aurez l’impression d’avoir pris de la drogue, d’une manière telle que vous aurez l’impression de glisser, hallucinés, dans ce monde mutant et chatoyant. C’est l’ambivalence sulfureuse du film, qui d’un côté fait le constat cruel du vide et de l’autre hypnotise à force d’exalter la puissance de ce vide.

Scarface breakeuses

Les quatre filles sont des les briseuses de « scarface on repeat » (Alien se vante dans une scène mémorable de pouvoir passer le film de de Palma en boucle, à l’infini, sur sa super télé), prises dans une boucle temporelle étrangère à la tragédie : celle du jeu, de la transe, de la ronde.

Comme dans Céline & Julie, deux récits luttent dans Spring Breakers : deux récits d’amitié, amitié masculine sous forme de duel à mort d’un côté, amitié féminine sous forme de constellation mouvante de l’autre. Deux formes cinématographiques rivalisent. Deux forces bien sûr, peut-être la matière contre le persil : les filles réussissent leur premier braquage avec un flingue en plastique, tout est bluff, alors que Alien leur étale son armurerie rutilante, pesante... Peut-être le « witz », l’esprit espiègle, rieur, contre l’esprit de sérieux : le jeu des débutantes contre la loi des gangsters établis, le jeu des avatars de jeux vidéos contre le grand jeu des malfrats hollywoodiens...

Les springbreakeuses sont des feux follets, des ondes, il n’y a pas de rite pour faire partie de leur groupe (elles n’excluent pas Faith qui n’a pourtant pas participé à leur braquage et semble moins dévergondée qu’elles), il n’y a pas de mot d’ordre, ni d’apprentissage, il n’y a ni exigence ni déception, et les séparations adviennent avec une facilité désarmante : comme si chacune, étant allée au bout de sa puissance propre, s’en retournait tout simplement à sa vie, revenait dans le temps profane, le temps des études sans passion, des jobs et de la fumette dans les dorms. La séparation ne semble pas entacher l’expérience partagée. La sentimentalité déployée dans les adieux ne rend compte d’aucun ressentiment, c’est une tristesse de fin de colonie de vacances, quand on sait qu’on ne revivra plus jamais d’aussi belles choses ensemble, plus jamais aussi intensément, parce que c’était la première fois. Les corps se séparent et quelque chose comme de l’amour, quelque chose comme une bienveillance sincère, perdure. La fumée, encore ?

A l’opposé, Alien et son rival sont pris dans le duel sur-codé de l’amitié gangsta, lieu de la tragédie, de la trahison, de la vengeance. Ils ne peuvent se séparer sans se tuer, empêtrés qu’ils sont dans le vieux schéma des frères ennemis. Dans un long dialogue, Korine prend un malin plaisir à en compiler les clichés : apprentissage, transmission, hiérarchie maître/élève, appartenance au clan, revendication du territoire, obsession de la revanche et de la vengeance, culture du défi. « Ce quartier est à moi » clame Archie avant d’intimider plus directement Alien au volant de sa décapotable. L’amitié gangsta est marquée par un fort esprit de sérieux, appuyée par des champs/contre champs serrés qu’on ne voit nulle part ailleurs dans le film. Il est amusant de constater qu’elle revêt une partie des caractéristiques qu’une vision sexiste peut parfois associer à l’amitié féminine : la concurrence, la jalousie, la médisance et le bavardage. Bien sûr, cette comparaison est très limitée dans la mesure où l’amitié entre Alien et Archie n’en est plus une quand le film commence, et que ne nous sont donnés à voir que les restes d’une fraternité.

Ce qui n’est pas un choix anodin évidemment. A travers la rivalité d’Alien et Archie ce n’est pas seulement un modèle viril d’amitié qui est révoqué, mais c’est aussi un modèle de narration qui est tourné en dérision, ce « scarface on repeat » dont Alien se vante et se moque en même temps. Le film tourne clairement en dérision ce modèle d’amitié virile et il s’émancipe du schéma narratif qui lui est associé (la tragédie des malfrats, grandeur et décadence) pour privilégier le mode hallucinatoire, le trip.

Les choses arrivent parce qu’elles sont invoquées (comme quand les filles sont arrêtées et que Faith répète « ça ne peut pas se passer comme ça », et que le mystérieux Alien surgit pour les libérer en payant leur caution).

La narration féminine avance par coups d’audace et par miracles. Alien déclame d’ailleurs aux filles : « 4 little girls in front of me / I can’t believe what I see ».

Emancipation relative, puisque c’est bien ce schéma classique, la rivalité entre frères ennemis, qui sert de charpente narrative à la dernière partie du film, et permet de mettre une fin au récit, d’interrompre la boucle sans fin de la transe.

Les deux modèles sont donc entremêlés sans qu’aucun ne soit évacué. Chacun suit son cours, Alien et Archie meurent, vestiges d’un monde ancien, et Britt et Candy s’enfuient, calmement, vers un ailleurs dont on ignore tout.

Le triangle et au-delà

« Je veux être amoureux de vous, allons foutre le bordel ! » (Alien)

Alien, Candy et Brit : le triangle, et au-delà – car elles sont réellement ses âmes, celles qui marchent au-devant de son cadavre, à l’épreuve des balles, et il y a quelque chose de mystique, dérisoirement mystique, dans ce massacre final. Amis pour faire face à la mort, amis pour emmener à la mort celui qui ne peut y échapper, l’accompagner d’un dernier baiser, amis moins pour venger la mort de l’autre (voit on jamais une once de colère chez Brit et Candy ?) que pour faire table rase du monde qui le constituait, en finir avec l’illusion du monde.

Des mutantes ? Ou des forces ancestrales que la transe amphétaminée du springbreak et la mélancolie d’un gangsta sur le retour ont fait surgir d’une piscine de Floride ? Tout ça à la fois. Et c’est peut-être l’irrigation du film par cette énergie si particulière (à la fois totalement extatique et totalement désabusée) qui laisse de leur alliance une trace si tenace, une impression de puissance et de désir créateur, alors que la représentation de cette amitié elle-même (qu’il s’agisse de l’amitié des quatre filles ou du trio final avec Alien) est réduite à quelques descriptions sommaires – une fois passée la grande scène d’alliance entre Brit, Candy et Alien, alias la scène du scarface on repeat et de la pipe symbolique imposée par les filles à Alien, leur relation est signalée plus qu’elle n’est racontée, si on se rapporte aux schémas narratifs classiques : une comptine, une chaste scène de sexe dans la piscine...

Nous sont donnés à voir non des scènes mais des cristaux de temps, dont l’imagerie archi connue renforce la parenté – revendiquée – avec le clip.

Mais alors ces filles ? De quelle matière sont elles faites ? La mise en scène de leur errance et le somptueux travail du chef opérateur Benoît Debie semble proposer une piste : pure lumière, chemin phosphorescent dans la nuit. Les bikinis criards et obscènes de l’ouverture du film sont devenus tout autre chose : des étoiles. Des fusées de détresse. Des lucioles. Des néons vus par un amateur de mescaline.

Des mutantes, dit Korine. Effrayantes, mais porteuses de devenir. Ouvreuses de voies légères, aériennes, capables de s’échapper sans laisser de trace, comme de faire exploser l’architecture devenue si pesante des dualismes et des duels, des thèses et des antithèses, des meilleurs ennemis, des double-bind et des scénarios surdéterminés. Des anges phosphorescents qui accompagnent Alien dans sa dernière bataille, et Korine n’a pas pu sans malice nommer « Alien » le dernier survivant d’une tradition promise à l’échec. Les vrais alien, ce sont elles.

Céline et julie se clôt (recommence) sur une fuite finale improbable mais nécessaire car elle est une conjuration de la puissance de mort.

Est-ce bien en train d’arriver ? Est-ce une prière ? Sur quel fleuve glissent ces barques ? L’angoisse me prend, un instant, qu’ils aient finalement gagné, les morts. L’angoisse me prend que l’enfant ne soit qu’un simulacre. Qu’ont elles fait de cet enfant ? « Et cet enfant, qu’en as tu fait ? » murmure une chanson. L’ont elles métamorphosé en chat, dernier regard du film ?

Brit et Candy glissent sur la route, seules, sans obstacle. Que feront-elles de tous les cadavres qu’elles laissent derrière elle ? L’image de leur voiture lancée dans la nuit, une nuit qui semble ne pas devoir finir, me glace soudain.

Céline et Julie. En finir avec la mort. Au risque de la métamorphose qui emportera tout dans son flux : les mots d’abord, puis le temps, puis une petite fille dont l’avenir reste aussi énigmatique que celui de Brit et Candy.

Springbreakers. En finir avec l’Empire. Au risque du vide. Le vide qui révèle la noblesse des choses les plus triviales, jusqu’à faire d’un bikini fluo un bouclier de déesse guerrière. Scintiller au risque de de s’évaporer en vol, comme une luciole qui aurait goûté d’une eau empoisonnée. Finies les lucioles. Disparues. Intoxiquées. Impossible aujourd’hui de retrouver la magie qu’a instillée en moi Céline et Julie quand je l’ai vu pour la première fois, à huit ans. Pour la spectatrice que je suis devenue le film n’a plus ce goût de pomme verte qui m’enchantait, et c’est ailleurs que je cherche des grimoires. Rien de perdu – rien de tragique – tout se métamorphose. Faire lumière. Fuser.