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Peter Watkins et La Commune de Paris : chronique filmée d’une insurrection

Partie 1 : Un documentaire-fiction

par Enrique Seknadje
17 novembre 2013

La Commune (Paris 1871) est réalisé en France, en 1999, par le cinéaste anglais Peter Watkins. Enrique Seknadje analyse ici les dispositifs indissociablement esthétiques et politiques à partir desquels le cinéaste produit une représentation très singulière de cet événement historique. Nous publions son article en quatre parties.

Né en 1935, Watkins tourne son premier film en 1964, pour la B.B.C. : The Battle of Culloden. Il y est question de l’affrontement sanglant, en 1746, entre les troupes anglaises menées par le duc de Cumberland et les rebelles écossais dirigés, eux, par Charles Edward Stuart, prétendant au trône de Grande-Bretagne et d’Irlande. En 1965, Watkins réalise The War Game, qui décrit, sur le mode de l’anticipation, une attaque nucléaire soviétique contre la Grande-Bretagne. La B.B.C., productrice du film, en refuse la diffusion pour des raisons politico-idéologiques. Cette interdiction va durer 20 ans.

Parmi les autres réalisations de Watkins, il y a le fameux Punishment Park (1971). C’est une oeuvre de politique-fiction qui raconte l’enfer vécu par des Américains condamnés à de lourdes peines de prison, mais à qui les autorités proposent un marché : ils seront graciés s’ils arrivent à s’échapper d’un parc désertique dans lequel ils sont emprisonnés avant que les forces de répression ne les rattrapent. Aucun d’eux n’y parviendra.

La Commune (Paris 1871) constitue pour le spectateur une expérience filmique singulière. L’oeuvre est longue (5 heures et 45 minutes), les personnages sont incarnés par des acteurs qui sont pour une grande part non professionnels, et qui improvisent, manifestement, certaines de leurs répliques. Elle a été réalisée dans un local clos qui tient de la scène théâtrale autant que du plateau de cinéma. Inscrite tout à la fois dans les registres de la fiction et du documentaire, elle se veut une réflexion critique et distanciée sur l’Histoire, sur l’actualité (les événements constitutifs de l’histoire humaine pris en compte au moment où ils se produisent), et sur leur représentation journalistique et audiovisuelle.

Une Histoire qui dépasserait en amont et en aval cette période particulière que fut la Commune pour rejoindre d’autres moments où les préoccupations des gens du commun, les enjeux politiques, moraux, sociaux de la lutte entre les exploiteurs et les exploités, entre les représentants du pouvoir et le peuple, entre les hommes et les femmes, entre les Français et les étrangers, lui furent et lui sont comparables. Et notamment, parmi ces « moments », le présent : celui du monde dans lequel vivent les créateurs et acteurs du film.

L’oeuvre de Watkins est en premier lieu un film historique qui retrace chronologiquement certains événements constitutifs de la Commune de Paris.

Proposons ci-après les principaux faits qui sont évoqués verbalement ou visuellement par le cinéaste et qui permettront au lecteur de comprendre ou de se rappeler ce qu’a été la Commune de Paris. Nous avons daté ces faits, ce que ne fait pas toujours le réalisateur, nous avons apporté pour certains d’entre eux des explications supplémentaires utiles à une bonne compréhension de la période historique représentée, et nous avons enfin évoqué, entre crochets, certains événements importants que ne prend pas en compte Watkins.

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Chronologie de la Commune de Paris

 La guerre franco-prussienne commence en juillet 1870.

 Napoléon III est fait prisonnier à la suite de la défaite de Sedan, le 2 septembre. Le Second Empire s’effondre, alors que Paris est assiégé.

 Le 4 septembre, la République est restaurée. Un Gouvernement de Défense Nationale arrive au pouvoir. Le changement s’est fait dans le calme : « Jamais révolution ne se fit avec tant de douceur » a affirmé Jules Ferry. Le gouvernement est présidé par le général Trochu.

 Le 18 janvier 1871, les Prussiens proclament l’Empire à Versailles, la cité des Rois.

 Le 28 janvier, l’armistice est signé avec les Prussiens.

 Le 8 février, les Prussiens obligent les Français à voter pour constituer une nouvelle Assemblée ; les monarchistes sont plébiscités au niveau national. À Paris, la majorité est républicaine et hostile à la paix.

 Refusant de voir l’Empire restauré et la France capituler devant l’ennemi, des républicains radicaux s’insurgent, principalement à Paris. Un Comité Central des Vingt arrondissements de la capitale qui fédère les comités de vigilance d’arrondissements est établi. Les révolutionnaires souhaitent créer une Commune, c’est-à-dire un pouvoir municipal, distinct du pouvoir national, permettant à la ville de se gouverner elle-même comme un être souverain, permettant au peuple d’agir suivant les règles d’une démocratie directe, suivant des principes républicains rigoureux [1]. Des « clubs » révolutionnaires sont créés. Ils sont un héritage de la Révolution de 1789. Souvent installés dans des églises, se sont des lieux où le peuple peut débattre, tenter d’influer sur la politique menée par les instances dirigeantes. Certains clubs publient leur journal.

 Le 15 février, la Garde Nationale de Paris, corps d’armée créé au moment du siège de Paris par les Prussiens, se constitue en Fédération. C’est une structure chargée de défendre l’idéal républicain et de gérer la vie des arrondissements qui se rallient à la cause de la Commune. Le Comité Central des Vingt arrondissements se joint à cette Fédération.

 [Le 17 février, Adolphe Thiers est nommé à la tête de l’exécutif.]

 Le 10 mars, l’Assemblée Nationale est transférée à Versailles, alors que Thiers et son gouvernement restent à Paris.

 Le 18 mars, l’armée est envoyée sur la butte Montmartre pour récupérer les quelque 227 canons que détient le Peuple. Ces canons ont servi à soutenir le siège de Paris pendant la guerre, 200 d’entre eux ont été construits à l’aide d’une souscription populaire. Étonnamment, le Pouvoir n’a pas mis à la disposition de l’armée les chevaux nécessaires aux déplacements des canons. Des Parisiens et des membres de la Garde Nationale ont le temps de se rassembler pour défendre ceux-ci. Les soldats de l’armée régulière refusent de tirer sur la foule et mettent crosse en l’air.

 Les généraux Claude-Martin Lecomte et Clément Thomas sont exécutés par des Parisiens en colère. Le premier a dirigé l’offensive contre les canons de Montmartre, le second était connu comme l’un des militaires chargés de réprimer l’insurrection parisienne de 1848.

 Des barricades sont érigées, les mairies sont investies, les éléments de la Garde Nationale qui doivent combattre les insurgés se rendent ou fraternisent avec eux. Toujours ce même 18 mars, le Comité Central de la Garde Nationale s’installe à l’Hôtel de Ville, alors que le Gouvernement Thiers et l’armée régulière se replient à Versailles.

 Le 28 mars 1871, la Commune de Paris est proclamée, à la suite des élections municipales du 26. Mais la victoire n’est pas glorieuse : seuls 40 à 50% des électeurs ont voté, et tous les élus ne sont pas communards. « La révolution communale, dès le départ, ne fait pas l’unanimité », écrit l’historien Jacques Rougerie [2].

 Parmi les décrets votés par le gouvernement de la Commune, il faut évoquer : la séparation de l’Église et de l’État, le 2 avril, la suspension du paiement des trois derniers termes de loyers et l’interdiction des jeux de hasard, le 29 mars. [À cette même date, la vente des objets en dépôt au Mont-de-Piété est suspendue.]

 L’armée monarchiste s’est reconstituée et renforcée. Elle commence son offensive contre Paris vers le 2 avril, en attaquant notamment Courbevoie.

 Les 3 et 4 avril, la « Grande Sortie », c’est-à-dire l’attaque en masse des Versaillais par les soldats de la Commune, en réponse à l’agression, tourne au désastre. Les généraux communards Émile Duval et Gustave Flourens sont pris et exécutés.

 Le 4 avril, Monseigneur Darboy, l’archevêque de Paris, est arrêté par les communards. Il est l’une des quelque 200 personnalités de l’Institution cléricale qui sont emprisonnées.

 Le 5 avril, un décret stipule que les prisonniers politiques seront considérés et traités comme des « otages ».

 Le 11 avril, l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés, animée entre autres par la Russe Élisabeth Dimitrieff, est créée. Élisabeth Dimitrieff a été envoyée en mission à Paris par Karl Marx, en mars 1871. L’Union défend le travail sans exploiteurs, le « gouvernement du peuple par lui-même », la réorganisation immédiate du travail des femmes.

 [ Le 11 avril, la véritable offensive versaillaise commence.]

 Le 14 avril, la Commune adopte un texte conçu à l’initiative d’Eugène Protot et Auguste Vermorel, délégués à la Justice, qui vise à empêcher que la lutte contre les « conspirateurs » et les « traîtres dégénèrent en « acte[s] arbitraire[s] ou attentatoire[s] à la liberté individuelle ».

 Le 16 avril, Augustin Avrial et Léo Frankel, membres de la Commission du Travail et de l’Échange, font voter la réquisition des ateliers abandonnés par leurs patrons ou propriétaires.

 [Le 28 avril, le travail de nuit dans les boulangeries est supprimé.]

 Le 1er mai, le délégué à la Guerre Gustave Cluseret est arrêté pour trahison et remplacé par Louis Rossel. Gustave Cluseret, délégué à la Guerre du 3 au 30 avril 1871, a combattu aux côtés de Garibaldi durant le Risorgimento et avec les troupes nordistes durant la guerre de Sécession.

 Le 1er mai, le Comité de Salut Public, composé de 5 membres, est constitué par 45 voix pour et 23 contre.

 [Le 6 mai, un décret permet la restitution à leurs propriétaires des objets d’une valeur de moins de 20 francs gagés au Mont-de-Piété.]

 Le 9 mai, le fort d’Issy, au sud-est de Paris, tombe aux mains des Versaillais.

 Le 10 mai, le délégué à la Guerre Louis Rossel démissionne et est remplacé par Charles Delescluze. Charles Delescluze ira volontairement au-devant de la mort le 25 mai.

 [Le 16 mai, la colonne Vendôme, symbole de l’Empire, est mise à bas, notamment à l’instigation du peintre Gustave Courbet.]

 [Le 22 mai, la « Semaine sanglante » commence. Elle se terminera le 28, lorsque les Versaillais se rendent maîtres de l’ensemble de Paris. ]

 [Les pertes versaillaises s’élèvent à 877 tués et 6454 blessés.]

 [De 3 000 à 10 000 communards, selon les estimations, sont tués au combat ; la fourchette la plus probable se situe entre 3 000 et 5 000].

 [Une centaine d’otages est exécutée par les communards.]

 20 à 30 000 communards ou individus soupçonnés de l’être sont massacrés par les Versaillais [de 10 000 à 30 000 selon les différentes estimations des historiens]. 43 522 personnes sont arrêtées, 5 000 sont condamnées aux travaux forcés ou à la déportation, 95 sont condamnés à mort. 25 seront effectivement fusillés.

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Le déroulement de l’insurrection des communards et de la répression exercée par les Versaillais est relaté à la fois à travers la représentation audiovisuelle des faits, et à travers des informations verbales proposées d’une manière très didactique dans des cartons d’intertitres.

Les informations distillées tout au long du film concernent, on vient de le voir, des événements qui ont jalonné l’Histoire de la Commune. Elles concernent aussi certains des acteurs de cette Histoire : des hommes politiques, des militaires, des élus de la Commune dont la mémoire collective a retenu le nom et les hauts faits. Mis à part les personnalités qui ont été mentionnées dans l’historique ci-dessus proposé, le spectateur peut entre autres voir ou entendre parler des personnalités suivantes :

Les officiers Jaroslaw Dombrowski et Napoléon La Cecilia. Le premier est un réfugié polonais qui a participé dans son pays au soulèvement de 1863 et qui va être nommé chef d’état-major et commandant de la place de Paris en avril 1871, puis qui va défendre désespérément Neuilly devant les attaques versaillaises. Le second un Français qui a combattu aux côtés de Garibaldi au moment du Risorgimento.

Auguste Blanqui, révolutionnaire socialiste qui est arrêté et emprisonné le 17 mars 1871 et qui ne put participer à l’expérience communarde.

Édouard Moreau, qui a fait partie du Comité Central de la Garde Nationale.

Jean-Baptiste Millière, directeur du journal La Commune qui fut censuré par les autorités communardes à cause d’une orientation jugée trop critique à leur égard.

Le général aristocrate Charles de Beaufort qui, à Paris, est en conflit avec ses hommes de la Garde Nationale (il sera assassiné par le peuple le 24 mai).

Jules Miot, membre de la Commune qui proposa la création du Comité de Salut Public.

Beaucoup de ces personnages historiques ne sont pas vus à l’image, mais évoqués à travers les dialogues ou les intertitres. Des photos réelles de certains d’entre eux sont montrées, ce qui renforce le caractère composite du film.

Peter Watkins a par ailleurs le souci de représenter le quotidien et l’état d’esprit de Parisiens dont l’Histoire n’aurait pas retenu l’existence, mais qui auraient participé aux événements en question (son film a la profonde dimension d’une chronique).

La plupart de ces personnages sont manifestement créés par les auteurs du film. Celui-ci a donc à la fois la dimension d’un documentaire et d’une fiction. Il s’agit de faire vivre l’Histoire à l’écran, de restituer le mouvement de la vie à un moment capital de l’Histoire de France. De mettre en situation les personnages historiques, mais aussi de donner corps et réalité à l’existence et à l’état d’esprit des Parisiens les plus humbles qui ont participé à la Commune et à propos desquels on ne trouve que peu de témoignages.

Partie 2 : De "vrais" personnages.

Notes

[1Cette Commune trouve son modèle de référence dans la Commune insurrectionnelle proclamée en août 1792 à l’instigation de Danton et qui a mis à mal le gouvernement municipal de Paris, créé en 1789 et qui survivra jusqu’en 1795. La Commune insurrectionnelle a emprisonné le Roi qui s’était réfugié à l’Assemblée et mis fin à la monarchie en organisant les élections qui ont permis l’avènement de la Convention.

[2In Paris insurgé - La Commune de 1871, Découverte Gallimard, Paris, 1995, p.33.