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Pierre Jourde ou le communautarisme blanc

A Propos d’une tribune raciste parue dans Le Monde

par Faysal Riad
2 février 2009

L’écrivain et critique littéraire Pierre Jourde, connu pour ses oeuvres littéraires assez originales, auteur de La Littérature sans estomac , et collaborateur régulier d’un des meilleurs journaux français (Le Monde diplomatique), croit pouvoir s’occuper parfois d’actualité politique. Et le résultat est toujours aussi affligeant. Sa dernière tribune, consacrée à justifier « l’offensive » israélienne sur Gaza et à disqualifier celles et ceux qui s’y opposent, réactive en fait tous les clichés racistes sur « les Arabo-musulmans », mais aussi un certain nombre de présupposés tout à fait antisémites. Qu’arrive-t-il à Pierre Jourde ?

L’article, intitulé, « Le Juif, coupable universel », débute par ce qui est devenu maintenant un véritable cliché dans les médias français, à savoir l’attribution exclusive de l’antisémitisme aux seuls citoyens « d’origine arabo-musulmane » :

« Elles sont tout de même un peu à sens unique, les violences "intercommunautaires". Cela consiste, en gros, à ce que des jeunes gens d’origine arabo-musulmane s’en prennent à des juifs, manifestant par là leur soutien à leurs "frères" palestiniens opprimés. Ils n’ont d’ailleurs pas attendu le conflit de Gaza pour pratiquer ce sport, et l’agression ou l’injure adressée aux juifs est devenue un phénomène récurrent. »

L’anticolonialisme non-blanc : forcément antisémite

Comme d’habitude, cette accusation réactive toujours la même inconséquence, et valide tout à fait l’idée selon laquelle nous – les fameux Français « d’origine arabo-musulmane » – ne sommes définitivement pas des citoyens à part entière :

 d’une part nous devons endosser la responsabilité de toutes les tares de la société française (nous serions plus racistes, plus bêtes, plus stupides, plus violents, plus salauds que les autres)

 mais en même temps, dans la mesure justement où nous accumulons tant de défauts, nous ne faisons pas tout à fait partie de cette communauté nationale, cette particularité (la fameuse « origine arabo-musulmane » à laquelle nous sommes constamment renvoyés) nous distinguant négativement, nous stigmatisant et faisant de nous finalement des citoyens éternellement coupables de tous les maux.

En somme, nous devons accepter cette aberration :

être responsables des défauts d’une communauté nationale à laquelle personne ne reconnaît notre appartenance !

Il est vrai que Jourde n’accuse pas explicitement d’antisémitisme tous les Français « d’origine arabo-musulmane ». Non, le propos est encore plus vicieux : après avoir évoqué les actes antisémites perpétrés sur le sol français – effectivement condamnables, scandaleux, inadmissibles mais dont, que je sache, les anticolonialistes ne sauraient être tenus pour responsables – l’article évoque et condamne directement cette fois tous les « Français d’origine arabo-musulmane » qui s’opposent à la politique colonialiste de l’État israélien :

« Que soutiennent-ils, en tant que quoi manifestent-ils, ceux qui cassent du juif, et ceux qui manifestent contre l’opération israélienne ? »

« Ceux qui cassent du juif » et « ceux qui manifestent contre l’opération israélienne » ?

De qui s’agit-il ? Qui est ce « ils » ?

Les deux « ceux » renvoient-ils aux mêmes individus ?

Et dans tous les cas, quelle est la pertinence d’un tel rapprochement ?

Les premiers (les « casseurs de juifs »), l’article le disait dès le début, sont donc des jeunes « d’origine arabo-musulmane ». Passons sur le fait que de nombreux blancs qui n’avaient aucune « origine arabo-musulmane » se sont souvent rendus coupables de crimes antisémites sur le territoire français.

Passons, puisque les faits ne comptent absolument pas pour Pierre Jourde qui se situe exclusivement sur le registre du pur procès d’intention : malgré le caractère tout à fait inique de l’attaque, pour préjuger de mes motivations latentes, l’auteur se livre bien à une interprétation purement théorique de mes dispositions. Qu’à cela ne tienne : voyons réellement ce que valent ses rapprochements.

Les premiers donc, les « casseurs de juifs », sont selon Jourde des individus « d’origine arabo-musulmane ».

Et les seconds ?

Ceux qui manifestent comme moi contre « l’opération » israélienne (notez l’euphémisme !) ?

Ceux-là, leurs raisons de manifester, sont-elles forcément comparables à ce qui pousse d’autres à « casser du juif » ?

En clair : si je suis opposé au colonialisme israélien, ce ne pourrait être que par antisémitisme ?

Pierre Jourde vise-t-il « ceux » qui réunissent les deux caractéristiques (« casseur de juifs » et manifestant anticolonialiste), ou bien insinue-t-il que tout manifestant anticolonialiste « d’origine arabo-musulmane » ne peut être qu’un « casseur de juifs » plus ou moins latent ?

Le procédé est simple : au détour d’une phrase qui sera le moteur de sa pensée délirante, il lie deux positionnements qui n’ont strictement rien à voir : « casser du juif » et « manifester contre l’opération israélienne » – rejetant ainsi sur les seconds qui ne le méritent pas, l’opprobre légitime qui doit effectivement toucher les premiers [1].

Dans la mesure où l’article ne s’interroge ensuite que sur les raisons (forcément mauvaises) que pourraient bien avoir les Français « d’origine arabo-musulmane » de contester la politique du gouvernement israélien, c’est bien uniquement les opposants à la politique israélienne « d’origine arabo-musulmane » qui sont visés dans ce pamphlet. Et l’avant dernier paragraphe nous en donne bien la confirmation :

« On finit donc par se dire que ces manifestations, les violences et les cris de haine qui les accompagnent ne sont motivés ni par la compassion envers les victimes palestiniennes, ni par le souci de la justice, ni même par la solidarité religieuse ou communautaire, mais bien par la bonne vieille haine du juif. On peut massacrer et torturer à travers le monde cent fois plus qu’à Gaza, le vrai coupable, le coupable universel, c’est le juif. »

« Ces manifestations, les violences et les cris de haines qui les accompagnent » : là encore, on pourrait ne pas comprendre d’emblée si Jourde attaque uniquement les manifestations qui s’accompagnent de violences, ou s’il insinue que toute manifestation s’opposant à la politique israélienne est forcément motivée par l’antisémitisme. Mais dans la mesure où selon lui l’État d’Israël n’est rien d’autre qu’un désert « qu’une poignée de juifs » a transformé « en pays prospère et démocratique », comment ne pas le soutenir ? Comment expliquer autrement que par l’antisémitisme l’opposition envers un pays si merveilleux ?

Ironie ?

« La mort de centaines de femmes et d’enfants palestiniens est un désastre humain qui doit susciter en tout homme l’horreur et la compassion. En conséquence de quoi, il est légitime d’aller casser la figure à un juif de France qui n’y est pour rien. »

Un procédé classique de l’ironie réside dans le faux rapport de cause à effet. Pour ce qui concerne l’antisémitisme, Voltaire nous en donne un très bon exemple dans Candide : afin d’éviter un nouveau tremblement de terre à Lisbonne, les inquisiteurs décident de faire un « bel autodafé ». On ne voit effectivement pas en quoi l’autodafé empêcherait un nouveau tremblement de terre. Le lien est totalement foireux, le rapport de cause à effet complètement délirant, et en le présentant ironiquement de manière naturelle, l’auteur souligne bien l’effroyable absurdité des inquisiteurs. La phrase géniale qui ouvre le deuxième paragraphe de ce sixième chapitre (et de laquelle Jourde semble s’être inspiré en la dénaturant totalement) développe ironiquement la condamnation :

« On avait en conséquence saisi (…) deux Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard »

On le comprend : si ces Portugais sont condamnés, c’est parce qu’ils sont juifs (reconnus comme tels de par leur refus de manger du porc). Et le rapport de cause à effet se fait de manière encore plus délirante : être condamné parce qu’on a retiré le lard du poulet et afin d’éviter un nouveau tremblement de terre !

Examinons maintenant le propos de Jourde. Évidemment, contrairement à ce qu’il dit, le massacre des Palestiniens ne légitime absolument pas qu’on s’en prenne à des citoyens français de confession juive qui ne se sont rendus coupables d’aucun crime. Mais le propos était bien ironique n’est-ce pas ? Il ne voulait certainement pas légitimer ce rapport de cause à effet. Mais où commençait donc l’ironie ? Selon Jourde, l’émotion que suscitent les massacres ne doit pas légitimer d’autres agressions – qu’il est, soit dit en passant, tout à fait incongru de placer sur le même plan. Mais si c’est « l’horreur et la compassion » qui sont responsables de ces faux rapports de cause à effets, Jourde ne veut-il pas aussi insinuer que ces massacres ne doivent pas susciter en nous de compassion ?

D’autant que la suite de l’article justifie de manière explicite les opérations militaires israéliennes, en les présentant comme des actes de défense :

« Veulent-ils qu’Israël reçoive éternellement ses missiles sans réagir ? Savent-ils que l’intrication des combattants et des civils est telle, à Gaza, que faire le tri lors d’une opération militaire est d’une extrême difficulté ? »

En clair tout en doutant de ma propre compassion envers les palestiniens massacrés, l’auteur révèle qu’il ne faut pas selon lui éprouver de compassion envers ces morts-là. Qu’est-ce à dire ? La compassion est-elle inexistante chez moi à cause d’un supposé antisémitisme qui serait mon véritable moteur, ou n’est-elle inexistante que parce qu’elle n’a de toute façon pas lieu d’être ?

La suite n’est qu’un amas dégoûtant de procès d’intentions (dénotant une très grande paranoïa), d’amalgames foireux aux présupposés racistes (dénotant une très grande ignorance de l’histoire) et d’affirmations paranoïaques et négationnistes (et ce qui est nié, en l’occurrence, c’est le caractère colonialiste, impérialiste, violent et ségrégationniste de l’État israélien). Je ne vais donc pas les réfuter un à un : je ne suis pas psychiatre. Je peux seulement renvoyer les êtres souffrant de ces pensées délirantes à des lectures bénéfiques, notamment des livres d’histoire politique, ou d’histoire événementielle, tout simplement, retraçant objectivement les principales étapes du conflit – et si de tels individus ne peuvent définitivement pas faire confiance aux écrits de musulmans, ils peuvent toujours se tourner vers les analyses d’un Rodinson, d’un Vidal Naquet ou d’un Edward Saïd...

Mais ce que je retiendrai du propos débile de Pierre Jourde, c’est que pour une bonne partie de l’intelligentsia française, « l’origine arabo-musulmane » est une tare absolue frappant automatiquement tout anticolonialisme et toute contestation émanant d’individus non-blancs, d’une condamnation irrationnelle. Ce que je constate en outre, moi l’anticolonialiste qui n’en demeure pas moins farouchement opposé à l’antisémitisme, c’est que la judéophobie n’est pas forcément là on croit la trouver...

Rapports foireux islamophobes... et judéophobes !

En effet, à lire Jourde, ma solidarité envers le peuple palestinien n’est pas sincère et n’est motivée que par un antisémitisme structurel.

La preuve ? Je ne soutiendrais pas les victimes arabes ou musulmanes des régimes « arabes » ou « musulmans »...

D’abord, qu’en sait-il ? Dans les nombreuses manifestations contre le gouvernement algérien auxquelles j’ai participé en France et en Algérie, je n’ai jamais vu non plus Pierre Jourde : dois-je en conclure qu’il soutient cette dictature ? Qu’il approuve la torture et les massacres ?

Mais le plus grave évidemment réside dans cette rhétorique me renvoyant sans cesse à mes « origines » : je ne peux pas m’opposer au régime algérien ou au régime palestinien en tant que Français. C’est impensable pour Jourde. Et je dois montrer en quelque sorte patte blanche en manifestant un soutien ostensible à toutes les luttes anticolonialistes – en Inde, au Tibet ou au Soudan – avant de pouvoir me permettre d’éprouver de la compassion envers les Palestiniens massacrés.

Sans compter là encore le caractère totalement gratuit de l’accusation – car contrairement à Jean-Luc Mélenchon ou à Ségolène Royal, que personne ne traite d’antisémites, je n’ai jamais, pour ma part, défendu le régime chinois. Et c’est bien à cause de mes origines « arabo-musulmanes » que je suis censé donner des garanties de non-antisémitisme avant de pouvoir exprimer la moindre idée anticolonialiste, en combattant des colonialismes dans lesquels aucun juif n’est impliqué.

Pourquoi ? Parce que « l’arabo-musulman » serait par nature antisémite. En clair, cette « origine arabo-musulmane » fait de moi un citoyen spécial, pas tout à fait français donc, puisqu’on demande beaucoup moins régulièrement à mes compatriotes blancs les mêmes garanties.

Ce que de tels intellectuels ne voient pas, c’est que la solidarité spéciale que certains « Français d’origine arabo-musulmane » éprouvent envers d’autres victimes du colonialisme est peut-être aussi l’effet de leur propre discours médiatique, de leur attitude qui stigmatise et exclut quasi-systématiquement les musulmans de la communauté nationale.

Car il est vrai qu’a priori, né et vivant en France, je n’ai aucune raison de me sentir plus proche d’un Palestinien que d’un Tibétain, mais qui le premier a posé le postulat inverse ? Qui le premier a postulé que je ne pourrais naturellement jamais soutenir un Tibétain, compte-tenu d’une origine « arabo-musulmane » qui n’excite en moi des sentiments anticolonialistes que lorsque ce sont des juifs qui se rendent coupables de crimes) ?

Ce n’est pas moi. Mais bien Jourde qui, m’excluant de la communauté nationale, me renvoie dans le même groupe « arabo-musulman » que les Palestiniens, desquels je ne peux que me sentir proche dans la mesure où nous subissons, sous des modalités certes très différentes, les conséquences d’un même vision du monde : la vision colonialiste.

Et qu’en est-il de la judéophobie ? En mettant sur le même plan les crimes antisémites perpétrés sur le sol français et l’antisémitisme supposé de certains anticolonialistes opposés à l’État d’Israël, Jourde renvoie aussi les Juifs de France à leur judéité qui ferait d’eux des soutiens naturels du colonialisme israélien.

Selon moi, le racisme que subissent encore – et ce depuis bien avant le Moyen-âge – les juifs de France, n’a qu’un rapport très indirect avec le Moyen-Orient. La culture française, « purement française » (pour faire appel à une notion sûrement chère à Jourde, c’est-à-dire la culture française épurée de toute influence « arabo-musulmane »), contient toute une tradition antisémite qui structure encore l’imaginaire de nombreux citoyens Français – Raymond Barre par exemple n’avait rien d’un « arabo-musulman ». Et l’antisémitisme irrationnel propre à l’histoire européenne, tel que l’analysent par exemple Adorno et Horkheimer, n’a rien à voir avec les griefs que certaines victimes du colonialisme israélien éprouvent envers certains Juifs.

Mais Pierre Jourde ignorant totalement l’histoire de sa propre culture, et désirant certainement la dédouaner de toute responsabilité dans ce qu’elle a de plus détestable, tient absolument à faire porter le chapeau à d’autres en liant deux phénomènes qui n’ont rien à voir. Si des Juifs subissent le racisme en France, ce ne peut-être, nous dit Jourde, que parce qu’ils soutiennent forcément l’État d’Israël.

Mais qu’en sait-il, là encore ? De nombreux Juifs de France ne se sentent et ne veulent être considérés que comme Français. Opposés au communautarisme de certains intellectuels ou leaders associatifs, ils ne désirent pas que leur adhésion (ou celle de leurs ancêtres) au judaïsme – à une religion, donc – ne fasse fatalement d’eux et contre leur gré, des membres à part entière d’un quelconque « Peuple Juif ». À part les nationalistes juifs, seuls les nazis et leurs collaborateurs considéraient de force les descendants d’adhérents au judaïsme comme des membres automatiques du « Peuple Juif ».

Or, Jourde doit admettre que de nombreux juifs français ne se sentent solidaires que de la France, et d’aucun autre pays, et si je ne peux moi qui suis « d’origine arabo-musulmane » être tenu pour responsables des crimes commis par une armée algérienne, tel juif non colonialiste ne peut pas non plus être tenu pour responsable des crimes commis par des armées qu’il ne soutient pas forcément et qu’il condamne peut-être.

Et si la seule défense des victimes de l’antisémitisme en France ne peut résider que dans la défense du colonialisme israélien, cela signifie nécessairement que, selon Jourde, tous les Juifs français soutiennent l’armée israélienne. En d’autres termes : cela fait d’eux aussi, au même titre que les « Français d’origine musulmane », des Français pas tout à fait comme les autres, appartenant à une autre communauté nationale, et éternellement responsables des crimes commis par leurs supposés semblables vivant au Moyen-Orient...

En d’autres termes : si l’on s’oppose réellement au racisme dont sont victimes des Juifs en France, on ne le fait pas en soutenant les crimes commis par d’autres Juifs au Moyen-Orient. Ce serait justement mettre contre leur gré tous les membres de cette religion dans un même groupe finalement pas tout à fait semblable au groupe des Blancs Français (chrétiens ou de culture chrétienne). Ce serait leur faire endosser, du seul fait de leurs « origines », la responsabilité d’actes auxquels ils n’ont aucune part. Ce serait, en deux mots, raciser des Juifs de France.

La seule défense valable, c’est-à-dire non-raciste, des victimes de l’antisémitisme en France ne peut résider que dans la destruction de tous les stéréotypes racistes qui les concernent, et notamment dans la réaffirmation de leur pleine et entière appartenance à la communauté nationale [2]. En empruntant un chemin opposé, en renvoyant Juifs et Musulmans de France à une responsabilité – dont les fondements ne peuvent être que racistes – envers des crimes commis ailleurs par d’autres individus, Pierre Jourde s’oppose à la conception française de la nationalité héritée de la Révolution et des Lumières. Il participe donc, à sa façon, à la construction de cette identité communautariste blanche et chrétienne qui se croit fondamentalement universaliste et ouverte alors qu’elle ne fait qu’exclure tout ceux qui ne leur ressemblent pas : les Musulmans, c’est entendu – et tellement banal – mais aussi les Juifs.

Notes

[1À moins que l’honnêteté et la bonne francité ne résident que dans le soutien inconditionnel à la politique israélienne

[2Et cela au nom de la laïcité, c’est-à-dire de la neutralité religieuse de la nationalité française