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Pour Lili, Paula, Juliet et Anita

A propos de Neige et de quelques autres films

par Pierre Tevanian
16 janvier 2017

Ressortir Neige, au cinéma, en DVD : c’est par ce voeu que se termine le texte qui suit, publié pour la première fois en 2010 à l’occasion d’une rétrospective Juliet Berto à la Cinémathèque de Paris. Depuis, le voeu a été exaucé. On peut donc, en attendant Havre, Erica Minor et tout Glauber Rocha, remercier Epicentre Films pour cette réédition.

On devrait plus souvent se fier à soi même, à sa mémoire, à ses émerveillements d’enfance, d’adolescence et d’après : voilà ce que je me disais il y a peu en sortant de la cinémathèque où je venais de revoir Neige, déjà revu il y a dix ans et découvert dix ans plus tôt. Je me disais cela car j’avais un peu honte d’avoir écrit, dans un texte fait pour rendre hommage à Juliet Berto, que Neige (1981) était « une des plus belles séries B des années 80 ». Je n’avais pas fait assez confiance à l’émerveillement d’il y a dix ans et d’il y a vingt ans et pourtant Neige est toujours, vingt ans et dix ans plus tard, ce que je me souvenais que c’était : beaucoup plus qu’une des meilleures séries B des années 80, plutôt la plus belle série B, un des plus beaux films des années 80 ou simplement un des plus beaux films tout court.

Neige  est un film inquiet comme peu d’autres, au sens physique que Leibniz donnait à ce mot, qui nous met sous tension pendant 90 minutes. Je pourrais énumérer sans fin des moments d’une incroyable force : le long plan-séquence d’ouverture dans le bar d’Anita et toutes les scènes de bar, la poursuite de Bobby par les flics dans le magasin Tati, filmée de l’extérieur, les deux « bavures », la sidérante séquence quasi-finale de l’arrestation qui commence au bar et finit dans les chiottes, les émouvantes interactions amoureuses d’Anita (Juliet Berto) et Willy (Jean-François Stévenin), la rage de Willy qui tente désespérément de sauver Anita et crie au flic « Faut la lâcher maintenant ! », et ce plan final avec Joko (Robert Liensol) qui s’éloigne, hagard, soutenu par sa compagne Boccador (Émilie M.C. Benoit), pendant que les forains ferment boutique et que résonne la chanson de Lavilliers :

« Pigalle devient blanche quand les bronzés sont à l’ombre »

C’est ce qui est alors en train de se passer : ceux qui s’en vont sonnés, abattus, sont les deux personnages noirs du film, en plus de Bobby qui s’est fait abattre au sens propre, par les flics. Pigalle devient blanche : c’est ce processus que nous montre Neige, qui est entre autres choses un formidable documentaire sur Pigalle et le Square d’Anvers en 1980, à une époque où le quartier est encore un prolongement populaire, noir et arabe de Barbès. Gentrification, nettoyage social et racial, via la drogue, le deal, la police, la guerre à la drogue et la bavure... Neige nous montre aussi, au détour d’une courte scène avec Bernard Lavilliers, comment la pègre se blanchit dans la pub. Neige montre en fait une foule de choses qui s’amorcent en 80 et qui mettront une décennie à triompher, et le montre avec une simplicité, une efficacité, une économie de moyens impressionnante.

« Un truc sur le pouvoir »

J’avais raison de dire que Neige parle du manque mais je n’avais pas raison de ne pas dire que Neige parle aussi de deuil, de morale, plus précisément de culpabilité et de rédemption  [1], et de politique, plus précisément du « pouvoir » – comme le dit Joko, « le Curé », en s’enfonçant dans la nuit à la toute fin du film, quand Boccador lui demande de quoi va parler sa prochaine prédication. Neige est, pour reprendre littéralement les dernières paroles de Joko, « un truc sur le pouvoir », un grand film politique sur la République et sa police – sur ce redoutable « fil de Marianne », pour reprendre cette fois-ci le lapsus crétin du flic inculte Jean-François Balmer, lourd d’un sens dont il n’a pas idée.

« Vous êtes des belles salopes » résume Bruno, le chauffeur de taxi (Paul Le Person), quand Balmer et son acolyte Patrick Chesnais lui demandent, chantage à l’appui, de tirer sur ledit « fil de Marianne » – autrement dit de devenir un indic. « Ben oui » répond le flic Chesnais, un peu gêné, sans plus, et tout est dit : le volontarisme éthique incarné par Anita (« Elle m’a demandé de lui en trouver, je lui en trouverai ») butera inéluctablement (le film est, au sens le plus classique, une tragédie) sur le politique : sa démarche individuelle est perdue d’avance puisque c’est à un système qu’elle s’affronte [2].

Tout cela, le film le montre de mille manières extrêmement subtiles, y compris par des moments burlesques qui permettent de respirer et de sourire tout en ne cessant pas d’être inquiet-e, tout en ne cessant pas de pressentir la disproportion entre la puissance d’un système et une paire de bras cassés – Joko et Anita – armés de leur seule bonne volonté. Tant et si bien qu’après l’abjecte arrestation finale, les tout derniers mots du films – ceux de la chanson et ceux de Joko sur le pouvoir – nous disent, d’une manière qui ressemble énormément à la réplique finale de La Bonne Âme du Se-Tchouan, que rien n’est réglé et que c’est à nous spectateurs de « trouver une solution, car il le faut » [3]. Et comme dans la pièce de Brecht, une seule chose est sûre : toute démarche seulement morale est une aporie, puisque le problème est politique. Bref : Anita est, à sa manière particulière et bouleversante, la Bonne Âme du Square d’Anvers.

Opéras cosmiques

Les deux autres films de Berto, Cap Canaille (1983) et Havre (1986), sont eux aussi beaucoup mieux que ce que j’en disais, et ils résistent plutôt bien au temps. Ils n’ont pas la densité, la cohérence, la puissance dramatique, sociale et politique de Neige, ils sont inégaux, foutraque, et ils se perdent un peu dans des méandres bizarres faits de rêves et de clichés cinéphiliques (Cap Canaille), de mythologies, de BD et de jeux vidéo (Havre [4], mais ils n’ont rien ni de Jean-Jacques Beineix ni de Luc Besson – je me repens d’avoir écrit cela. C’est plutôt à du Leos Carax, c’est-à-dire autre chose quand même, que ressemble Havre – le Carax de Mauvais Sang, sorti à la même époque [5], mais aussi celui plus sombre, plus dur, plus froid, de Pola X douze ans plus tard. Et sans avoir la force de Neige, les deux films contiennent, comme on dit, des « moments de cinéma » magnifiques : « entre sieste et speed », comme dit Serge Daney  [6], ils alternent des « beaux plans » très beaux et des « beaux plans » trop beaux, des temps morts réussis et des temps morts ratés, mais ce qui est réussi est très réussi et ce qui est très beau est très très beau.

Cap Canaille ne m’a pas tellement surpris parce que je l’avais beaucoup revu  [7], mais en le revoyant sur grand écran, je suis toujours ému par ces plans de calanques qui brûlent sous l’œil mélancolique de Paula Baretto (Juliet Berto encore), ou ces magnifiques plans de Marseille la nuit ou le jour traversée par Paula dégoûtée, fatiguée, à la dérive, dans ses robes jaunes rouges ou bleues, qui font de Cap Canaille, plus encore qu’un grand film malade ou une belle machine à rendement faible : un beau film dépressif et suicidaire. Pierrot Le Fou vingt ans après, Pierrot Le Fou version féminine : Paula La Folle.

Havre en revanche fut une surprise : j’avais à peu près tout oublié et j’ai redécouvert une sorte de croisement bizarre entre Barravento (Glauber Rocha, 1962) et Duelle (Jacques Rivette, 1976). Disons pour être plus précis que les dockers du Havre remplacent les marins-pécheurs de Bahia, que les forces du bien et du mal se disputent comme chez Rivette le corps et l’âme d’un humain – Pierrot chez Rivette, Lili chez Berto – et que les forces du mal sont comme dans Pola X incarnées par une espèce de secte fasciste caricaturale (c’est la partie la moins réussie du film). Sans oublier une place particulière réservée à la musique, qui fait de ce drôle de machin une espèce d’« opéra cosmique », pour reprendre une vanne que lance Anita à un de ses clients dans Neige.

Les deux films ont en commun un reposant premier degré, je veux dire cet amour fou et enfantin que Juliet Berto porte aux mythes et aux clichés dont elle s’empare, sans aucune distance : la pègre arménienne, corse et ritale de Marseille, les journalistes-Rouletabille, les braqueurs solitaires et les flics cinéphiles dans Cap Canaille, et dans Havre les docks et les dockers, les beaux marins ténébreux, les kung fu masters, les magiciens et les sorcières, les jonques chinoises, les tambours africains et un tas d’autres choses. Comme si, après avoir touché de trop près la dure réalité des années 80 avec Neige, il avait fallu augmenter la dose de fiction et fuir à toute berzingue dans le virtuel, le surnaturel et le merveilleux : la mythologie du Film Noir d’abord puis carrément le vaudou, les mangas et les jeux vidéo.

Si l’on rajoute Neige, les trois films de Juliet Berto ne se ressemblent pas du tout, ni visuellement, ni par leur construction, ni par leurs thématiques, et pourtant je me rends compte, en les revoyant à la suite, qu’ils ont entre eux un lien évident : ils racontent tous les trois l’histoire d’une femme seule dans un monde d’hommes – le monde de la nuit, du deal et de la police dans Neige, la pègre et toujours les flics dans Cap Canaille, et la communauté des dockers dans Havre, qui est la version la plus radicale, épurée, stylisée de cette histoire puisqu’hormis l’héroïne Lili, aucune femme n’apparaît à l’écran [8].

C’est bien cela en fin de compte qui bouleverse le plus dans les trois films de Juliet Berto : cette manière à nulle autre pareille de filmer une femme seule au milieu des hommes – elle-même, devenue Anita dans Neige et Paula dans Cap Canaille, et dans Havre Lili, incarnée par la tout aussi impressionnante Fred Jamet  [9].

Imprécations

Voir à la suite Claro  (1975) de Glauber Rocha et Le Gai Savoir  (1968) de Jean-Luc Godard est aussi une expérience passionnante, même si les deux films sont ratés. Celui de Rocha est un beau film raté, celui de Godard est simplement raté. Ou plutôt non, pas simplement raté : exaspérant. J’aimais bien La Chinoise pourtant, dont Le Gai Savoir constitue la suite immédiate, tant chronologiquement que formellement et politiquement – mais passons, je pourrais dire des choses méchantes.

Claro se veut un film politique, et l’est. Claro, plus exactement, est une chaotique, baroque et bordélique tentative d’état des lieux sur la guerre, la révolte, le prolétariat, la démocratie, l’immigration, la mafia, l’argent, le pouvoir, l’exploitation, les luttes sociales, la famille, la révolution, la décolonisation, le terrorisme… Glauber Rocha cherche à y voir clair, n’y parvient pas, et le spectateur non plus, mais cet échec est mis en scène sans la moindre pose – ce qui d’emblée nous éloigne de Godard qui ne fait que cela : prendre la pose, et qui ne semble à aucun moment douter de la puissance du catéchisme (pourtant inepte) qu’il fait réciter par ses deux faire-valoirs : Jean-Pierre Léaud et Juliet Berto.

Aussi inégal, arythmique et gyrovague que Barravento était cohérent, tenu et tendu, Claro est un peu, dans l’oeuvre de Rocha, ce que Havre et Cap Canaille sont à Neige. On y monologue autant que chez Godard et on tourne autant à vide ou en rond, mais à la différence de Godard on s’en rend compte, on ne se raconte plus d’histoires, on se sait paumé et on fait avec. Que nous montre-t-on, exactement ? Des Européens en train de politiquement se prendre la tête et devenir fous – peu de films illustrent aussi bien la fameuse phrase de Gilles Deleuze et Félix Guattari selon laquelle on ne délire pas seulement papa et maman mais le cosmos, les éléments, les peuples et les races, bref : la politique.

Ça se passe à Rome, qui apparaît du coup comme un gigantesque asile à ciel ouvert, au milieu duquel Juliet Berto, en vieille salopette en jean, poncho et foulard rouge, tantôt seule et tantôt avec Rocha lui-même, déambule, danse et fait des roulades – c’est la plus belle séquence, en ouverture du film – comme une espèce de prêtresse folle, en prophétisant la « décomposition » de la civilisation occidentale, sa dévoration « par les mouches » et l’explosion du noyau familial, dont les membres sont appelés dans un futur proche à « s’entretuer et s’entrebaiser » !

Puis Juliet organise avec quelques fous le sacrifice tragi-comique et orgiaque d’un capitaliste, et le film devient peu à peu répétitif, oppressant, fatiguant. Puis il s’apaise et devient très beau : Juliet devient reporter plutôt qu’oracle, elle parle moins, elle s’arrête, elle se pose, elle se met à regarder et écouter. Elle écoute notamment une journaliste engagée, la première non-folle du film, qui lui raconte non plus des états d’âme et des visions d’avenir sublimes ou apocalyptiques, mais le réel d’une lutte urbaine et de sa répression policière. Puis, dans une séquence encore plus apaisée, quasi-documentaire, Juliet participe à une manifestation, toujours à Rome. Puis enfin, dans une ultime et mélancolique séquence, elle fume un pétard avec Glauber Rocha en écoutant une chanson brésilienne.

Bref : à côté des moments confus et oppressants, il y a beaucoup plus d’images, de mouvements, de moments beaux et forts chez le fou du village brésilien, noir pauvre et fumeur de joints, que chez notre grand génie helvétique. Comme le Godard du Gai Savoir, Rocha fonctionne dans ce film par collage de paroles, d’images et de sons, mais ses images sont plus vivantes, donc aussi plus sales et « affamées » (la fameuse « esthétique de la faim » de Glauber Rocha) que les images léchées et les collages proprets de Godard – qui ressemblent définitivement trop à un défilé de mode – et ses paroles sont plus bégayantes ou chantantes que les sentences et les sermons godardiens. Je tente une analogie : si Godard warholise Marx, Lénine, Mao, le Ché et les livres de Maspéro, la fabulation de Rocha ressemble plutôt aux fresques de Basquiat.

Et puis, au moins, Rocha fait attention à Juliet Berto. Il la filme avec amour, alors que Godard la filme comme un voyeur. Rocha filme le corps politique, érotique, burlesque et singulier de Juliet Berto, il le filme tout entier en plans larges et en mouvements – en accélérations, en ralentissements, en marches, en manifs, en danse ou en transe, en roulades, bras d’honneur ou gestes obscènes (un très beau moment : quand elle fait un doigt à Glauber Rocha), bref il filme du réel, du multiple, du devenir – là où Godard fige et enferme Berto dans une immobilité et des gros plans de visage interchangeables avec n’importe quel autre jeune et joli visage de jolie jeune fille comme nous en proposent, en gros plan, à peu près tous les films de Godard.

Pour finir sur une note amusante, les deux films ont en commun un titre qui dit exactement le contraire de ce qu’ils sont. Claro est beau, émouvant, tout ce qu’on veut sauf clair ! Quant au Gai Savoir, c’est un film sinistre, aussi moribond sous ses couleurs clinquantes que Claro est vivant sous son côté malade et nihiliste, et passée l’esbrouffe de quelques citations et quelques calembours, il ne délivre aucun savoir !

Road movies

La rétrospective de la cinémathèque permettait aussi de voir Erica Minor (1974), un film de Bertrand Van Effenterre dont je n’avais jamais entendu parler et sur lequel on ne trouve absolument rien sur internet – bref : un film oublié, et pourtant un très beau film. Très politique, ouvertement, mais en se la pétant moins que Le Gai Savoir, le film est difficile à résumer – disons simplement qu’avec beaucoup d’intelligence et de délicatesse, et tout en demeurant cette fois-ci dans un cadre narratif presque classique, sont abordés essentiellement trois rapports de domination : bourgeois-prolétaires, intellectuels-manuels, hommes-femmes.

À côté de Juliet Berto, on y découvre Brigitte Fossey, que je ne connaissais jusque là que dans des choses sans intérêt (Jeux Interdits ou La Boum) et qui est ici très bien. Il y a aussi Edith Scob, et Yves Simon dans le rôle du chéri de Juliet Berto, espèce de baba-cool boudeur qu’elle finit par joliment remettre à sa place quand il vire un peu trop au vieux con. Trois scènes géniales, à la fois violentes et hilarantes, méritent de figurer dans une anthologie des années 70 : la scène du patron dragueur, l’enterrement du chat et la démonstration de rhétorique politicienne de Michel Berto – comédien désopilant qui fut, si l’on en croit Wikipedia, le premier mari de Juliet.

Et puis la cinémathèque a eu la bonne idée de programmer au dernier moment un film encore plus méconnu : El Cine Soy Yo (1977) de Luis Armando Roche, encore un film qui ne se la raconte pas du tout et qui pourtant, petit à petit, nous embarque. C’est une espèce de mélange entre Easy Rider (1969) et Alice dans les villes (1974) au pays du prolétariat vénézuelien, avec Juliet dans le rôle de... Juliet, autostoppeuse française tombée là d’on-ne-sait-où, au milieu du film. Bref : un truc improbable – et pourtant ce film a existé !

L’argument tient en quelques lignes : un galérien de Caracas nommé Jacinto en a marre d’avoir les poches trouées, il rafistole en baleine rouge un vieil autocar récupéré dans une décharge et devient projecteur de films itinérant jusqu’au plus profond du Venezuela profond. Au passage, il adopte un gosse des rues, Manuel, à moins que ce soit l’inverse, avant de rencontrer Juliet, la française un peu folle, rieuse et indépendante. Ils font un bout de chemin tous les trois et finissent par s’engueuler et se séparer – Jacinto devient trop autoritaire au goût de Juliet et Manuel, et puis il y a ce combat de coqs auquel assiste Juliet et qui lui fait pêter les plombs.

Le film est loin d’être parfait, il met du temps à démarrer et du temps à finir, mais au milieu il est impressionnant. Sa grandeur, c’est justement que, là encore à l’opposé de Godard, le réalisateur a vu Juliet Berto, qu’il a su la filmer sans faire d’elle ni un pantin ni une déesse, une icône ou un fantasme [10]. Le bout de chemin que font Jacinto, Juliet et Manuel atteint du coup une gaîté et une légèreté inégalable – sauf dans Céline et Julie bien entendu. On se souvient, en voyant les trois comparses tracer la route, s’arrêter, manger, fumer, se baigner dans une rivière, faire la sieste et déconner dans un hamac, d’une formule de Jacques Rivette qui dit qu’un film est toujours le documentaire de son propre tournage. On se dit que cette phrase est faite pour ce film, que Roche a rencontré Berto par hasard comme Jacinto a trouvé Juliet tombée du ciel sur la route, que la petite bande est partie en virée à bord d’un vieil autocar, qu’elle voulait s’amuser, qu’elle s’est amusée et que ça se voit – et en vérité il n’y a pas tant de films qui nous font ça.

Où je veux en venir ? Nulle part : c’est une grâce indicible qu’a la Juliet d’El Cine Soy Yo, comme est indicible la beauté inquiète d’Anita dans Neige – celles et ceux qui sont allées à la cinémathèque comprendront ce que je veux dire, et tant pis pour les autres ! S’il fallait absolument conclure, je dirais ceci : qu’on devrait d’urgence ressortir, en salle et en DVD, Havre, Erica Minor, El Cine Soy Yo, tout Rocha et surtout, en premier, Neige. Et vive Juliet Berto.

Notes

[1C’est bien entendu Anita qui porte, jusqu’à la démesure, le deuil et la question morale : elle se sent responsable de la perdition de son fils imaginaire Bobby (toxico, dealer, buté par les flics), et cherche une rédemption dans le « dépannage » de Betty (la stripteaseuse travestie en manque d’héro).

[2Ce que Willy, ancien taulard bien placé pour le savoir, essaye maladroitement de lui dire, avec des mots qui ne sont pas les bons et qui ressemblent trop à une résignation bourgeoise dont Anita ne veut pas. Quant à son meilleur pote Joko, le prédicateur, il la suit par amitié dans sa quête folle sans qu’on sache trop s’il y croit ou pas.

[3Bertolt Brecht, La Bonne Âme du Se-Tchouan, Éditions de l’Arche, 2004

[4Synopsis :

 Cap Canaille : « Marseille, début des années 80. Un incendie criminel, déclanché par les hommes de main de quelques grands pontes de l’immobilier, déferle sur la falaise rouge du Cap Canaille. La colline incendiée appartient à Paula Baretto, jeune femme dont c’est la seule fortune, léguée par son père. Vergès, photographe et témoin de la scène, va tenter de comprendre les origines de ces trafics, dont les racines remontent à l’assassinat du père de Paula, alors chimiste de la "french connection" »

 Havre : « Dans un port de nulle part, Lili, 17 ans, vient de perdre son amant Pablo, un informaticien génial foudroyé par un jeu électronique qu’il venait d’inventer. Le docteur Digitalis, un vieil homme sage, va lui redonner le goût de l’amour et de la liberté. Durant trois jours et trois nuits, passions et intrigues vont se nouer entre Lili et quatre mystérieux personnages sous le regard destructeur d’un directeur de conscience, chef d’une secte secrète toute puissante... »

Et résumés par Juliet Berto :

 « Moi, le personnage que j’incarne, je suis une héritière du milieu. Alors déjà héritière, c’est un drôle de nom, et le milieu c’en est un autre. Les deux ensemble, ça donne un personnage qui n’est pas totalement imbécile, qui a une certaine culture, un certain passif parce qu’elle n’a plus vingt ans. Je crois qu’elle cherche ce que tout le monde cherche, ça s’appelle l’amour, c’est assez difficile même si on se partage entre plusieurs corps, entre plusieurs gens qui aiment à leur façon... Alors à travers ça, tout est possible, sauf au moment où cette fille on lui touche son souvenir, même s’il s’appelle un bout de terre, la terre c’est de la terre, et c’est peut-être une terrienne, même si elle se comporte en mouette. À un moment on lui brûle ça, c’est-à-dire on lui brûle son enfance, sans lui demander la permission, et qui brûle ? Des gens qu’elle aime. Alors elle va tout brûler, au risque de la peau des autres, au risque de sa peau... »

 « Nous traversons une période difficile. Des temps où l’esprit se noie, se perd absorbé par d’autres réalités matérielles : mais pour certains il est temps d’essayer d’y voir plus loin que ce que les yeux voient, un peu plus sensiblement, derrière et autour... Flirter avec les forces occultes, réviser les valeurs imposées. »

[5Ou plus exactement quelques semaines après Havre.

[6Serge Daney, « Entre sieste et speed », Libération, 24 février 1983. Article repris dans La maison cinéma et le monde, P.O.L., 2002.

[7C’est le seul qui existe en DVD.

[8Alors que Neige laisse quelques jolis moments à quelques putes, tandis que Cap Canaille laisse une petite place à la femme de l’Arménien et à la complice du braqueur solitaire

[9Dans la vraie vie, Juliet Berto a-t-elle été ces femmes ? C’est en tout cas ce que pouvait laisser penser le speech émouvant mais un peu piteux de Serge Toubiana en ouverture de la rétrospective : Juliet Berto étoile filante ou tornade qui a entraîné et excité toute une bande de mecs autour d’elle… Peut-être a-t-elle été cela – elle était après tout incroyablement séduisante, et après tout elle s’est elle-même mise en scène comme une femme entourée d’hommes – mais toute son œuvre de comédienne et de cinéaste nous montre qu’elle n’a pas, loin de là, été que cela : il y a d’abord l’extraordinaire complicité de Céline et Julie, il y a ensuite un rapport très affectueux, étroit et mystérieux avec les vieillards (dans ses trois films) et enfin une connivence plus forte encore, peut-être, avec les enfants – en particulier dans Erica Minor et El Cine Soy Yo, ou dans cette étrange séquence télévisée.

[10Tout aussi aveugles que Godard : Claude Berri et Claude Miller, également programmés à la cinémathèque – je préfère ne rien dire sur la nullité de leurs films. Robert Enrico, en revanche, a un peu vu Juliet Berto et lui a laissé un peu de place pour exister à l’écran, ce qui fait de son film Les Caïds (1972), par ailleurs conventionnel et paresseux, un peu plus qu’un insignifiant polar à la papa – et beaucoup plus que Le Gai Savoir !