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Qu’est-ce qu’un « comportement de client » ?

Réflexions atterrées d’une féministe après la relaxe de DSK

par Sylvie Tissot
15 juin 2015

C’est sans surprise mais avec colère et écoeurement qu’on a appris l’issue du procès Carlton, et la relaxe de Dominique Strauss-Kahn. L’impunité est donc totale. Mais à cela s’ajoute le sentiment pénible que certaines conclusions féministes tirées de ces affaires - la nécessaire pénalisation des clients de prostituées – ne sont pas les bonnes. Car elles reposent sur une lecture aussi biaisée que celle qu’en a faite le président du tribunal.

Selon ce dernier, Dominique Strauss-Khan « prétend qu’il ignorait la présence de prostituées et leur rémunération ». Mais « même s’il avait été au courant, il n’a fait que bénéficier d’une prestation sexuelle de groupe […]. Il a donc eu, comme les autres membres du groupe, un comportement de client ».

Or que nous disent les prostituées sur ce « comportement de client » qu’avait Dominique Strauss-Kahn ? Plusieurs ont raconté comment il les avait forcées à des rapports sexuels d’une violence inouïe. Comment, alors qu’elles refusaient certaines pratiques, il les avait, si besoin avec l’aide d’un complice, immobilisées pour arriver à ses fins. DSK appelle cela une « sexualité rude », on parlera plus sobrement de viol. [1]

Le jugement dit que le fait d’être client de prostitué n’est pas un crime, ce qu’il n’est pas effectivement, mais il ne dit pas que cela : ce que l’on retiendra, et qui est bien plus grave, c’est que le viol fait partie de ce qu’on peut nommer un « comportement de client ». En d’autres termes : violer une prostituée n’est pas un crime.

Il est d’ailleurs intéressant que le mot lui-même n’ait été que rarement utilisé par les journalistes qui ont couvert le procès Carlton. Comme si, là encore, il ne pouvait pas s’appliquer, comme il ne pouvait pas s’appliquer aux hommes blancs et riches, notamment les hommes politiques, qui, par définition, ne peuvent être des violeurs comme le seraient les jeunes de banlieues. Souvenons-nous : DSK n’avait pas « violé » Nafissatou Diallo, il était « séducteur » et « libertin ».

L’impunité de ces hommes puissants n’est en réalité que l’autre face du stigmate de la putain. Prêtes à « vendre leur corps », autant dire profondément immorales et vénales, les prostituées ne peuvent être des sujets, capables d’exprimer un accord ou de dire non : elles sont toujours présumées consentantes [2]

Or, comme l’a rappelé Thierry Schaffauser, la prostitution n’est pas « l’acte de payer afin d’obtenir le consentement des femmes à être violées ». Etre violée et s’engager dans un rapport tarifé négocié (qu’il s’agisse du tarif et de la prestation) sont deux choses très différentes. Et qui le sait mieux que les prostituées elles-mêmes ? Il n’y a donc pas un « comportement de client », qui serait la « rudesse » revendiquée par DSK.

L’association entre prostitution et viol, non seulement ne rend pas compte de la réalité de la prostitution, mais elle est criminelle en ce qu’elle perpétue et légitime l’indifférence de la police envers les violences subies par les prostituées. Et elle n’est pas moins dangereuse dans la bouche des féministes qui, sur cette base, réclament la pénalisation des clients. Certes, la prostitution, comme de nombreuses activités exercées par les femmes hélas, peut être violente. Et on sait la force des métaphores, même hyperboliques, pour qualifier la violence : apartheid, esclavage, guerre - autant de mots dont nous avons besoin pour crier notre colère et nous faire entendre. Quand bien même elles rendent imparfaitement compte des résistances et des formes complexes du pouvoir. Il reste que la distinction entre prostitution et viol doit être impérativement maintenue si l’on veut lutter contre les pires violences que subissent les prostituées, ici et maintenant, et en premier lieu contre le viol. Que le phénomène soit accepté ou condamné, présenté comme une forme de libertinage ou érigé en symbole ultime de la violence masculine, l’équation prostitution=viol invisibilise cette violence, et mine le combat pour la sécurité et les droits des prostituées.

Ce qu’il faut réclamer, maintenant que DSK est acquitté, ce n’est certainement pas la pénalisation des clients, mais un véritable combat contre le viol. Autrement que par la disqualification pénale et morale du sexe tarifié – une opération strictement symbolique, pernicieuse qui plus-est, alors que, en tant que féministes, ce sont les rapports de pouvoir que nous voulons transformer.

De toute cette histoire on retiendra, en attendant, que s’en sortent en toute impunité les hommes riches et blancs, les plus puissants, ceux qui disent comme DSK qu’ils sont « rudes » avec les prostituées comme avec toutes les femmes. Et il est à craindre qu’une nouvelle fois, les femmes, et en premier lieu les prostituées, en feront les frais.

Notes

[1Le fait qu’aucune prostituée n’ait porté plainte explique pourquoi, malheureusement, DSK ait été poursuivi pour proxénétisme aggravé, et non pour viol.

[2Et d’ailleurs plus généralement, comme le montre cette phrase terrible de DSK lors du procès, toute femme s’engageant dans une relation érotique, par là même forcément un peu « pute », signale une soumission à son désir à lui. « J’ai pensé qu’en tant que libertine, elle aimait danser dans un club et avoir une relation avec un client  ».