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Que veut dire « le privé est politique » ? (1)

Amour, hétérosexualité et rapports de classe

par Christine Delphy et Diana Leonard
3 octobre 2019

A partir du constat que le partage des tâches domestiques entre les hommes et les femmes n’existe pas, des féministes comme Christine Delphy et Diana Leonoard ont développé une véritable théorie de l’exploitation. Celle-ci ne sévit pas dans les usines mais dans les familles, elle ne repose pas sur le salariat mais sur un travail gratuit et invisible. C’est dans Familiar exploitation, un livre paru en Grande-Bretagne en 1992 et tout juste traduit en France sous le titre L’exploitation domestique, que ces deux autrices théorisent ce rapport de production singulier, qu’elles distinguent, contre les vents et les marées des marxistes orthodoxes, du capitalisme. Parce qu’il s’agit d’un grand livre, précieux en ces temps de renouveau féministe, mais aussi de prééminence sans cesse réaffirmée de la lutte anti-capitaliste sur les autres luttes, nous en publions la conclusion, en trois parties. Dans cette conclusion, Delphy et Leonard examinent les conséquences de leur approche radicale du couple hétérosexuel, dans lequel voisinent affects et rapports de classe, amour et exploitation. Plus que cela, elles partent des tensions vécues, souvent douloureusement, par les féministes hétérosexuelles, dans les luttes comme dans leur couple, pour réfléchir aux conditions d’émancipation – preuve que l’analyse matérialiste sait prendre en compte la subjectivité des individus pour mieux revendiquer des changements, ici et maintenant.

Les féministes du 19e siècle ont souvent revendiqué l’égalité, au motif que la situation existante entre les hommes et les femmes nuisait à leurs rapports affectifs. Elles ont affirmé que si le pouvoir patriarcal des époux et des pères est excessif, les épouses et les enfants leur obéissent par crainte et obligation, et non par amour et respect. De même, si les femmes adultes sont dans l’impossibilité de subvenir à leurs besoins économiques personnels en dehors de la famille, elles sont obligées d’accepter des propositions de mariage, quels que soient leurs sentiments à l’égard des prétendants.

Encore aujourd’hui il existe des féministes qui revendiquent des changements dans les rapports familiaux au nom de l’amour entre les sexes.

Ce qui est implicite dans tous ces raisonnements, c’est une reconnaissance de l’existence d’un rapport particulier entre les hommes et les femmes. On suppose que les hommes et les femmes, quel que soit le degré de ségrégation sociale entre les sexes dans d’autres domaines de la vie, doivent rester individuellement unis par l’amour.

Autrement dit, ces argumentations découlent de la prémisse selon laquelle il existe un rapport sexuel ou affectif « naturel » entre les hommes et les femmes, que les rapports sexuels et sentimentaux entre les individus sont fondés sur l’existence de sexes opposés – et qu’à l’inverse tout rapport entre personnes de même sexe est « contre-nature ». Ils reposent sur la théorie selon laquelle les hommes et les femmes sont des êtres biologiquement déterminés, distincts et complémentaires, c’est-à-dire sur l’hétérosexisme.

Toutefois, ces prémisses peuvent conduire à deux développements très différents, dont chacun a eu des implications stratégiques pour le féminisme autrefois – bien qu’en fait les prémisses théoriques étant fausses, les deux raisonnements sont eux-mêmes faux, ainsi que les stratégies qui en découlent.

Ou bien elles peuvent conduire à l’affirmation que, précisément parce que les femmes et les hommes se complètent sexuellement sur le plan affectif, l’inégalité et les considérations commerciales entre elles et eux sont nuisibles et choquantes. Les inégalités économiques sont une entrave aux émotions naturelles, donc l’émancipation des femmes doit être réalisée afin de libérer l’amour.

Ou bien elles peuvent conduire à une justification de la différence de position sociale entre les hommes et les femmes, fondée sur l’idée que les hommes protégeront les femmes. Donc ces prémisses conduisent à la conviction que, même si les sexes ne peuvent pas être égaux pour des raisons physiques, cela n’a pas d’importance puisqu’ils sont unis par des rapports sexuels et affectifs.

La domination des hommes qui se perpétue dans la sphère publique n’est pas un problème puisque les femmes en bénéficient indirectement par leur rattachement aux hommes. Ce que les femmes doivent donc faire, c’est développer leur propre sphère dans le domaine domestique.

À la différence des féministes de la première vague, la plupart des féministes de la seconde vague n’acceptent pas le postulat que les êtres humains masculins et féminins sont en rapport les uns avec les autres spécifiquement ou principalement dans le domaine sexuel ou sentimental, ni celui que l’hétérosexualité est plus naturelle que d’autres pratiques sexuelles.

Au contraire, nous voyons les « hommes » et les « femmes » comme deux catégories socialement différenciées, deux « genres », dont l’un domine l’autre. Ces deux groupes sociaux n’ont pas davantage de base naturelle que tout autre rapport de pouvoir dans la société – ils ne sont pas plus naturels que, par exemple, les divisions de classes ou de races ; et de même, les rapports de sexe et d’amour établis entre les hommes et les femmes sont une construction sociale et un moyen de perpétuer l’oppression des femmes.

Toutefois, notre analyse va plus loin que celle de la plupart des féministes contemporaines, non seulement parce qu’elle distingue le « sexe » et le « genre » et qu’elle rejette les présomptions hétérosexuelles, mais parce qu’elle souligne la nature de classe du rapport entre les hommes et les femmes et parce qu’elle perçoit la sexualité comme n’étant que l’un des principaux domaines (et non le seul domaine) dans lequel les hommes usent et abusent des femmes.

Nous considérons les hommes et les femmes comme deux classes économiques, l’une des deux catégories/classes dominant l’autre et exploitant son travail.

C’est surtout dans le système familial, que nous découvrons l’exploitation par les hommes du travail pratique, affectif, sexuel et reproductif des femmes. Pour nous, « les hommes » et « les femmes » ne sont pas deux groupes existant naturellement, et qui, à un moment donné de l’histoire, seraient entrés dans un rapport hiérarchique. Si les deux groupes sont socialement distincts, c’est à l’inverse parce que l’un domine l’autre pour utiliser son travail.

Autrement dit, c’est le rapport de production qui produit les deux classes « hommes » et « femmes ».

Bien entendu, la société occidentale perçoit l’existence de deux genres comme étant due à des différences physiologiques sexuées, mais cette conviction mérite d’être renversée. Attacher cette signification sociale à la physiologie, c’est-à-dire considérer les différences dans les organes reproductifs comme aboutissant à l’existence de deux sortes d’êtres humains tout à fait différents, est une idéologie qui légitime et renforce l’existence de ces deux groupes et de leur rapport hiérarchique.

La naturalisation de la hiérarchie des genres n’est pas inhabituelle ou surprenante toutefois, puisque la culture occidentale a considéré et considère toujours la plupart des rapports de domination existants, y compris ceux de classes et de races, comme étant – du moins en partie – physiquement ou psychologiquement déterminés.

Les rapports actuels entre époux et épouses dans notre société comportent sans doute habituellement un réel attachement affectif – du moins au début. Mais le fait que des hommes et des femmes éprouvent de l’amour n’est ni exigé ni empêché par leur rapport de classe. Réciproquement, le fait que les hommes et les femmes puissent affectivement ressentir de l’attachement les un·es pour les autres n’exige ni n’empêche qu’il y ait entre eux des rapports de classe. Aimer les femmes n’empêche pas les hommes de les exploiter.

Le lien entre ce rapport de classe et cet attachement sentimental semble plutôt être que l’hétérosexualité est requise et que tout autre rapport affectif ou sexuel est vilipendé. Il est possible que les gens, qui vivent en général en couple hétérosexuel, en viennent à être attachés affectivement l’un à l’autre par suite de cette relation de classe ; ou encore il se peut que cet amour soit nourri et encouragé afin que même en présence d’un système de travail salarié et de la possibilité d’une vie indépendante, les femmes se précipitent toujours dans le mariage.

Ou bien il se peut encore que le rapport amoureux soit une condition de l’exploitation du travail des femmes, parce qu’elles ne feraient pas ou pas aussi bien ce travail si elles n’éprouvaient pas de l’amour pour les hommes. Ou encore il se peut qu’il existe entre tous ces aspects une corrélation arbitraire, sans relation de cause à effet. Il est possible de savoir ce qui s’est passé chronologiquement aux débuts de chaque couple – en Occident ils tombent amoureux et se marient, dans d’autres parties du monde les hommes et les femmes se marient, et ensuite éventuellement ils et elles tombent amoureux – mais il est plus difficile de savoir ce qui est structurellement premier.

Les femmes sont conscientes de l’ambivalence de leurs rapports avec les hommes : elles reconnaissent à la fois l’affection, le soutien et l’exploitation et la misogynie, même dans les rapports intimes.

En conséquence, le féminisme de la deuxième vague a rapidement perçu comme des oppressions la division sexuée du travail à l’intérieur des ménages, les heures de travail accomplies chaque semaine par les femmes, et la faible quantité de ce même travail accomplie par les hommes, l’isolement des femmes dans le mariage, leur solitude et leur dépendance financière – totale ou partielle, et notre manque de plaisir sexuel et de soutien affectif dans les rapports hétérosexuels.

Conceptualiser la condition des femmes comme de l’« oppression » plutôt que de la « différence » a déplacé le travail ménager, la sexualité féminine et la maternité hors du champ des disciplines universitaires distinctes et « objectives » que sont la psychologie, la sociologie et le droit, pour les introduire dans le champ politique.

Cela a entraîné une révolution épistémologique. Mais les analyses théoriques permettant de comprendre le lien entre les divers éléments et aspects apparemment isolés ne se sont développées que lentement.

Lire la partie 2.

P.-S.

L’exploitation domestique est paru en 2019 aux éditions Syllepse.

L’exploitation domestique, Christine Delphy, Diana Leonard, Syllepse, 308 pages, 23 euros, version e-pub, 13,9 euros.