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« Quelqu’un est en danger »

Mulholland Drive. La clé des songes (Chapitre 6)

par Pierre Tevanian
3 août 2019

En feuilleton d’été, nous vous proposons, à raison d’un chapitre par jour du lundi au samedi pendant quatre semaines, de découvrir le tout nouveau livre de Pierre Tevanian, Mulholland Drive. La clé des songes, consacré au chef-d’oeuvre de David Lynch – mais aussi à sa version solaire : Céline et Julie vont en bateau. Le livre est disponible sur les tables, en rayon ou en commande, dans toutes les bonnes librairies – ou encore sur le site des éditions Dans Nos Histoires.

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L’histoire s’achève par un suicide mais d’une certaine manière, et depuis longtemps, Diane est déjà morte. Les souvenirs que le film nous donne à voir ne forment rien d’autre que le récit de ses trois morts affectives : l’audition ratée, la perte de Camilla, la fête sordide de Mulholland Drive.

Diane meurt une première fois lorsque le rôle de Sylvia North, dont elle rêvait, lui échappe au profit de Camilla Rhodes, jugée meilleure qu’elle par le réalisateur Bob Brooker. C’est le deuil d’un rêve d’enfant, que Betty a formulé à Rita dans l’appartement de Tante Ruth : « devenir à la fois une star et une grande actrice », et ce deuil est un deuil impossible, toute consolation étant interdite, y compris le plaisir simple de détester sa rivale – puisque celle-ci n’est autre que Camilla, la personne dont, au même moment, elle tombe amoureuse. « C’est Camilla qui a eu le rôle, et c’est là qu’on est devenues amies » : en interdisant toute expression du ressentiment, tout défoulement haineux contre sa rivale, la relation amoureuse naissante bloque tout le travail de deuil – et cela d’autant plus que Camilla aide Diane à obtenir des rôles dans ses films. En une seule et même personne coexistent ainsi la rivale qui lui a piqué le premier rôle et l’amie-amante qui lui trouve du boulot.

Diane meurt une seconde fois le jour où, en plein tournage, la femme qu’elle aime embrasse sous ses yeux le réalisateur Adam Kesher. Double trahison : Camilla quitte Diane, mais elle quitte aussi une liaison singulière et clandestine pour revenir sous les projecteurs, dans le droit chemin hollywoodien – cet ordre symbolique hétérosexuel et conjugal qui veut qu’une belle actrice épouse un réalisateur prestigieux.

Et c’est précisément pendant une grande cérémonie hollywoodienne, à Mulholland Drive, que Diane meurt une troisième fois, humiliée par Adam Kesher (qui annonce triomphalement son mariage avec Camilla), par sa mère Coco (qui prend Diane de haut : « Alors comme ça, vous débarquez de l’Ontario ? ») et bien entendu par Camilla elle-même (qui embrasse sur la bouche une inconnue, sous ses yeux et en la défiant du regard). L’interrogation insistante, dans toute la partie rêvée, sur « l’accident » qu’il y aurait eu à Mulholland Drive reçoit ici une réponse affirmative : il y a bien eu un accident, et la formule doit même être entendue comme un euphémisme car c’est un traumatisme, une profonde blessure narcissique qui a eu lieu pour Diane dans la villa d’Adam Kesher.

C’est justement parce que Diane est déjà morte trois fois, et parce qu’elle se sait condamnée à une quatrième – et véritable – mort, que l’ambiance du film, pendant ses deux premières heures, est aussi ambivalente : le rêve est à la fois ce par quoi Diane réenchante sa vie et ce par quoi elle anticipe sa mort. Ultime répit de la « morte en sursis » qu’est Diane, sa vie de rêve se trouve malgré tout parasitée par de multiples signes annonciateurs qui menacent constamment de tout arrêter, comme la visite de la voisine Louise Bonner, la mort du jeune homme au Winkie’s, la découverte du cadavre de Diane Selwyn à Sierra Bonita, le cauchemar de Rita ou enfin le spectacle macabre du Silencio.

Ces signes annonciateurs sont toutefois transformés suffisamment par le travail onirique pour être méconnaissables, ne pas rompre le charme et interrompre le rêve. Lorsque par exemple Louise Bonner, la voisine que la concierge Coco présente comme moitié folle moitié voyante, vient sonner à la porte de Betty, tout son être annonce la réalité dans ce qu’elle a de désagréable, voire d’insupportable et de hideux. Son visage fripé et ses cheveux en bataille, d’abord, rappellent l’horrible tête de Méduse du Winkie’s – qui elle-même (nous allons y venir) symbolise le monstrueux contrat passé audit Winkie’s entre Diane et le tueur. Par son action ensuite, Louise annonce le réveil douloureux de Diane, qui sera bel et bien tirée de son rêve et ramenée à son atroce réalité par une voisine venue frapper à la porte. Par ses paroles enfin, Louise Bonner annonce explicitement que « quelqu’un est en danger », et lorsque Betty se présente, elle proteste : « Non, ce n’est pas toi, il y a quelqu’un d’autre » – et il y a effectivement quelqu’un d’autre derrière la jeune femme pleine de vie, de gaité et d’ambition qu’est Betty, et cet autre est effectivement en danger. Il y a d’abord Rita, cachée plus loin dans l’appartement, mais il y a aussi et surtout Camilla qui se dissimule derrière un prénom emprunté à Rita Hayworth – et de fait, cet autre-là est plus qu’en danger : Camilla a été assassinée. Il y a enfin Diane, la meurtrière, qui se dissimule derrière l’innocente et joyeuse Betty, et elle aussi est en danger : recluse depuis trois semaines, traquée par la police, détruite par le remords, elle n’est qu’une suicidée en sursis. Tout cela en un sens est beaucoup trop clair, il faut donc que Coco intervienne pour sauver in extremis le rêve et éviter le réveil de Diane : elle parvient à interrompre Louise Bonner, à la renvoyer littéralement chez elle, à la disqualifier en la présentant comme folle, puis à relancer le rêve avec une bonne nouvelle – Betty est convoquée dès le lendemain pour une audition. Comme l’accident de voiture « irréel » qui ouvre le film, l’arrivée de Coco a quelque chose d’un deus ex machina.

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P.-S.

Mulholland Drive. La clef des songes vient de paraître aux éditions Dans Nos Histoires. 128 pages. 8 euros.