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Quelques réflexions sur le concept d’égalité

par Julien Barnier
20 mars 2006

Ce texte se veut une participation à l’appel à contribution lancé par le collectif Les mots sont importants sur le thème Qu’est-ce que l’égalité ?. Il s’appuie sur des convictions personnelles plus que sur de nombreux auteurs ou références. Il se place dans une perspective qui n’est ni pragmatique ni réaliste mais délibérément utopique. Enfin, il repose sur deux idées principales : l’égalité est une valeur fondamentale et un principe directeur de l’action humaine ; elle n’a de sens réel que si elle se concrétise par une égalité de fait.

La notion d’égalité est parfois implicitement confondue avec celle d’identité. Cette confusion est alors utilisée pour discréditer un principe d’égalité trop fort sous prétexte que les individus sont tous différents. Or, égaux ne signifie évidemment pas identiques, comme le souligne bien le slogan « tous égaux, tous différents ». Dire que deux individus sont égaux ne signifie pas nier ce qui les différencie, mais affirme que ces différences ne peuvent fonder une hiérarchie.

En théorie, toute différence est susceptible de servir de critère à un ordre, et donc à une hiérarchie, source d’inégalités entre des êtres humains. Mais le choix des différences finalement considérées comme pertinentes est une pure construction sociale. Ainsi, comment justifier « objectivement » que la couleur de la peau ou les compétences en mathématiques sont plus pertinentes pour hiérarchiser les individus que le diamètre de leur gros orteil ou le fait de pouvoir crier plus fort que les autres ? Il existe ainsi une infinité de hiérarchisation possible des individus entre eux, mais seules certaines d’entre elles sont considérées comme ayant du sens, et ces dernières font elles-mêmes l’objet d’une hiérarchisation. Certaines inégalités sont « plus inégales » que d’autres dans le sens où elles peuvent s’appliquer et se ressentir dans une grande partie voire la totalité de l’espace social tandis que d’autres se limitent à des contextes particuliers. Les inégalités économiques, par exemple, sont plus fortement et plus globalement pénalisantes pour les individus que leurs manques de compétences en danses de salon.

L’inégalité entre tres humains est donc avant tout à relier au concept de domination. Lorsque deux individus ne sont pas perçus comme égaux dans un certain domaine, c’est toujours le signe d’une hiérarchie et donc d’un rapport de domination explicite ou symbolique. En ce sens, « combattre les inégalités » ne signifie pas simplement vouloir réduire des écarts de conditions d’existence essentiellement matériels, mais c’est bien vouloir mettre à jour et combattre les différentes formes de domination (économique, culturelle, etc.) dans un groupe social donné. L’égalité dont nous parlons ici est bien l’égalité entre les êtres humains. Elle ne doit pas être confondues avec l’égalité des pratiques et des actions des individus. Toutes les pratiques et activités humaines ne sont pas « égales », ne serait-ce que parce que certaines d’entre elles portent atteintes à d’autres êtres humains. Mais cette hiérarchie des activités se transforme en inégalités lorsqu’elle est « naturalisée » et constituée comme partie prenante de l’individu qui l’a accompli. Ainsi, le fait de blesser ou de tuer quelqu’un est une action jugée répréhensible et qui peut entraîner une demande de réparation sous une forme ou sous une autre. Mais celle-ci ne doit pas devenir, une fois cette réparation effectuée, une forme de stigmate à jamais attaché à l’individu qui l’a accomplie et qui le qualifierait comme « inférieur » à d’autres individus.

De la même manière, on pourra toujours définir des classements et des hiérarchies entre les capacités des individus à accomplir différentes tâches (courir le 100 mètres, broder un napperon, parler allemand...). Mais ces différences, voire ces classements, deviennent des inégalités lorsqu’ils se transforment en hiérarchies entre individus eux-mêmes. Dans cette optique on pourrait penser que ce qui est critiquable par exemple dans une compétition sportive n’est pas tant le fait qu’il y ait un classement à l’arrivée, dans la mesure où celui-ci s’applique à des activités ou à des compétences ; le problème commence lorsque ce classement entraîne des différences et des avantages en termes de capitaux économiques ou symboliques (prestige, gloire).

L’égalité se laisse donc plutôt définir par ce qu’elle n’est pas (une absence de domination) que par ce qu’elle est. Mais c’est sans doute l’idée même de définition de l’égalité qui pose question : l’égalité n’est ni un « pari » ni un « postulat » (qui pourrait s’avérer faux) ni même une « réalité ». Ce n’est pas quelque chose à définir ou à démontrer : c’est à la fois un idéal à atteindre (l’absence de hiérarchie et de domination entre les êtres humains) et un principe directeur, une valeur fondamentale, une manière de voir le monde qui refuse de hiérarchiser les individus et de créer une domination symbolique à partir de différences qui pourraient, dans un autre contexte, n’avoir aucun sens.

Poser la notion d’égalité comme un idéal ou un principe demeure très abstrait et ne dit pas grand chose des conséquences concrètes de l’application d’un tel principe. Or, sans ses manifestations concrètes, l’idée d’égalité est condamnée à demeurer une devise pour fronton de mairie. L’égalité de droit est supposée être acquise. L’égalité des chances n’est qu’un concept réactionnaire visant à justifier les inégalités réelles. L’égalité de fait, elle, reste à conquérir.

Lorsqu’on pense aux inégalités, on pense en général en premier lieu aux inégalités économiques. Or, si l’on s’en tient à l’égalité comme principe directeur défini précédemment, et qu’on tient compte du fait que toute inégalité économique, même mineure, est un facteur de domination, alors on en déduit que l’égalité entre individus passe forcément par une stricte égalité des conditions d’existence. Dans le cas d’une économie monétaire, cela se traduirait par le partage de la richesse produite par l’ensemble du groupe social de manière strictement équitable entre tous les membres de ce groupe.

Si on prend le cas de la société française, cela signifierait le versement d’un « salaire » identique pour chaque individu, quelle que soit son activité, qu’il soit chômeur, chef d’entreprise, pâtissier ou artiste contemporain. Ce salaire viendrait en remplacement de toute autre forme de revenu économique.

Deux objections peuvent être faites à cette idée. La première serait que, si tous les métiers étaient rémunérés de la même manière, certains ne trouveraient personne pour les exercer du fait de leur pénibilité, leur dangerosité ou leur manque d’intérêt. Ceci n’est qu’à moitié vrai dans la mesure où l’attrait que peut exercer une activité est davantage lié à sa valorisation qu’à son contenu objectif. Sinon, comment expliquer l’intérêt que peut susciter la profession de dentiste ?

La deuxième objection serait que, si l’on tient compte par cette mesure de la domination économique, on oublie d’autres formes de domination, notamment culturelle. Après tout, quelqu’un de relativement dominant culturellement aurait tout intérêt à prôner ce genre d’idée puisque ce faisant, il éliminerait un facteur de hiérarchie qui lui est plutôt défavorable tout en conservant un autre facteur à son avantage.

En fait, ces deux objections peuvent être écartées si l’on imagine la mise en place d’une seconde mesure, qui consisterait à faire en sorte que chacun exercerait, dans des proportions égales, une activité considérée comme « qualifiée » (ce qui n’est surtout pas synonyme d’« intellectuel ») et une autre plus difficile en termes de répétitivité, de dangerosité ou d’exigences physiques. Ainsi, le PDG de Renault ne le serait qu’à mi-temps et ferait la plonge dans une cantine scolaire le reste du temps. Un chercheur en littérature serait également ouvrier en métallurgie. Quelqu’un pourrait être pâtissier l’après-midi et balayer les rues le matin.

Un système de la sorte semble difficile à imaginer, et ne va pas sans poser de questions, notamment dans le choix de quelles sont les activités « qualifiées » et les autres. Mais il aurait sans doute de nombreuses vertus, notamment en termes de solidarité et de cohésion sociales, d’amélioration générale des conditions de travail ou de réduction des disparités d’espérances de vie.

Ces mesures, en imaginant qu’elles pourraient être appliquées, n’auraient bien sur pas pour effet de supprimer toute forme de domination au sein de la société française. Bien d’autres questions resteraient à aborder, comme celles de la représentation et du pouvoir politique, des rapports entre générations, de l’éducation et de la scolarité, ou plus largement des inégalités entre pays et continents. Dans tous les cas, elles rappellent que l’égalité de fait est un idéal exigeant, évidemment très loin d’être atteint, et sans lequel l’égalité de droits ne sert qu’à masquer des inégalités réelles injustifiables.