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Qui sème la haine récolte la colère

Urgence antiraciste

par Ndella Paye
18 octobre 2019

Un seuil qualitatif semble franchi depuis quelques semaines dans la surenchère de la stigmatisation et de la persécution : de plus en plus ouvertement, l’État français et nombre de grand médias cultivent la haine, la violence, l’humiliation à l’encontre des musulmans et des musulmanes. Une guerre est déclarée, s’inquiète Ndella Paye dans les lignes qui suivent. À celles et ceux qui estiment que la peur, la colère, la rage sont mauvaises conseillères, nous répondons que certaines peurs, certaines colères, certaines rages sont fondées en raison, et que c’est alors le calme, l’apathie, l’indifférence qui sont déraisonnables.

Je suis une mère noire musulmane de trois filles, que j’ai élevées dans la pratique des préceptes islamiques : l’amour de leur prochain, le souci de justice, mais à qui j’ai également ouvert les yeux sur la société raciste, négrophobe, islamophobe, en plus d’être sexiste, dans laquelle elles vivent. Elles y ont été confrontées très tôt.

J’ai vu l’image terrifiante de ce garçon en larmes parce que sa mère venait de se faire violemment humilier dans une institution de la République, par un élu de cette République. Tout cela parce qu’elle portait un foulard. Cette mère musulmane accompagnait une sortie scolaire. Notez au passage que cette sortie n’aurait sans doute pas pu avoir lieu sans l’accompagnement de cette mère portant le foulard. Une mère qui ne fait finalement que remplir son rôle de parent en s’intéressant à la scolarité de ses enfants et en permettant son bon déroulement. La sortie ce jour-là se donnait comme objectif d’initier des enfants de CM2 aux institutions républicaines. « À la découverte de ma République », s’intitulait le projet éducatif : eh bien, le garçon et ses camarades ont pu voir ce qu’était leur République ! Une institution humiliante et violente envers sa mère, sous ses yeux et ceux de ses camarades, une institution islamophobe qui l’a poussé à se réfugier en pleurs dans les bras de sa mère. La question qu’il faut se poser dès lors est la suivante : quels enfants sommes-nous entrain faire grandir ? Quels messages cette institution a-t-elle envoyés à ce garçon d’une dizaine d’années ? Et à tout.e.s les élèves présent.e.s ce jour-là ? Cette violence laissera indéniablement des traces indélébiles, dont Dieu seul sait quelles seront les conséquences plus tard.

J’ai vu, peu de temps auparavant, le Président de la République appeler de ses voeux une « société de la vigilance » après la tuerie de la préfecture à Paris, en nommant l’ennemi non pas « terrorisme » ou « fanatisme » mais, de manière beaucoup plus floue et « inclusive » : « l’hydre islamiste ». Je l’ai vu appeler toute la population à scruter et signaler aux autorités, « à l’école, au travail, dans les lieux de culte, près de chez soi, les relâchements, les déviations, ces petits gestes qui signalent un éloignement avec les lois et les valeurs de la République ». Nous sommes la seule communauté religieuse à devoir ainsi payer pour chaque écart, chaque faute, chaque crime qu’un.e musulman.e a le malheur de commettre. Comme si les musulman.e.s dans leur ensemble étaient coupables du crime, ou suspects d’en préparer un semblable, et devaient payer le prix fort.

J’ai vu le ministre de l’intérieur appeler plus explicitement encore à la délation tous azimuts en érigeant en « signaux faibles » de la radicalisation des pratiques tout à fait ordinaires et basiques de l’islam. Mes filles et moi prions, nous faisons le ramadan, nous ne buvons pas d’alcool, ni ne mangeons de porc. Serions-nous donc, selon le ministre, en voie de radicalisation ? Ou déjà radicalisées ? Devrions-nous être dénoncées juste parce que nous nous adonnons à ce « SMIC de la pratique de l’islam » ?

J’ai vu les responsables politiques, aux plus hauts sommets de l’État, les journalistes, toutes chaînes confondues, leurs chroniqueur.se.s, les pseudo-intellectuel.le.s de ce pays, nous embarquer dans leur machine à remonter le temps pour nous faire atterrir dans les années 1930 – pas si loin que ça finalement, puisque nous sommes une génération qui a pu côtoyer des survivant.e.s de cette époque. Puis dans les années 40, celles de la délation. Quel genre de société appelle à la délation pour cause d’appartenance religieuse ? De pratique religieuse ? Comme si les seuls musulman.e.s tolérés étaient celles et ceux qui ne le sont que « modérément », voire pas vraiment : des « assimilées », comme ils disent, qui rejettent leurs appartenances, toutes leurs appartenances, et l’une d’entre elles tout particulièrement : l’appartenance confessionnelle. Est-ce qu’un.e Français.e qui se serait converti.e au catholicisme et se mettrait à le pratiquer devrait être dénoncé.e ? Non. Est-ce parce que des catholiques n’ont jamais tué au nom de leur religion ? Évidemment que non.

J’ai vu des médias faire la propagande de l’islamophobie. J’ai vu des journalistes, des chroniqueurs et leurs invités défiler à longueur de journée pour promouvoir le mépris, la peur, la haine. J’ai vu CNews embaucher Eric Zemmour juste après, coup sur coup, une condamnation en dernière instance pour provocation à la haine anti-musulmane, et une récidive à la « Convention de la droite » de Marion Maréchal. L’Islam était comparé au nazisme, et le Zemmour suggérait même qu’il n’était pas absurde de faire tourner la comparaison à l’avantage du nazisme [1] ! Bref : il est légitime en France d’être islamophobe, cela semble même ouvrir certaines portes.

J’ai vu des « intellectuels » jouer avec les mots et réclamer « le droit d’être islamophobe », comme si l’islamophobie n’était qu’une simple opinion négative sur une religion, comme si elle n’était pas le nom usuel, dans le monde entier, pour désigner et condamner un racisme bien réel, et fort répandu.

J’ai vu des responsables politiques très hypocrites qui condamnaient l’humiliation de la mère portant le foulard par un membre du RN mais qui, peu de temps auparavant, s’étaient opposés à l’idée qu’une étudiante musulmane portant le foulard puisse être présidente d’un syndicat étudiant.

J’ai vu des silencieu.se.s face aux attaques islamophobes, mais j’ai vu aussi des timorés qui faisaient semblant de les dénoncer en se contentant de répéter que les femmes musulmanes – et les musulmans plus généralement – « respectent la loi ». Mais que signifie ce culte de la légalité ? C’est parfois en toute légalité que les musulmans et les musulmanes sont discriminé.e.s. Si les jeunes filles portant le foulard ne peuvent plus aller à l’école depuis 2004, c’est précisément du fait de la légalité [2]. Pourquoi devrait-on respecter une loi injuste ? Un règlement intérieur discriminatoire ? L’esclavage fut légal, l’apartheid le fut également, la colonisation, la ségrégation raciale et tant d’autres abominations furent légales. Fallait-il pour autant les accepter ? La loi doit-elle être au-dessus de la justice, de l’équité ? Et si demain une nouvelle loi devait interdire le foulard dans les lieux publics, que feraient ces légalistes ? Nous demanderaient-ils de la respecter ?

J’ai vu une gauche... ou plutôt non : je ne l’ai pas vue. Tout le monde se le demande : où est passée la gauche dans ce pays ? La gauche elle-même se le demande. Elle n’est en tout cas pas passée près de nous : son combat contre l’islamophobie, son soutien aux musulman.e.s, sont plus que timides. Nous sommes la seule communauté religieuse à subir autant de violentes attaques, sans que cela ne mobilise grand monde. Nous n’avons jamais droit à un bouclier national de protection. Il y a pourtant urgence. L’heure est aux actions, les tribunes ne suffisent plus, les belles paroles pour apaiser les consciences non plus. Car l’heure est grave. C’est le moment de se lever d’un seul corps pour parler d’une seule voix. Des représentants de l’État, au plus haut niveau, assument plus que jamais une islamophobie offensive. Une guerre est déclarée. Si nous voulons éviter le pire, il va falloir bouger. Car au final, même si beaucoup ne le savent pas, c’est la pratique de l’islam qui m’empêche de commettre l’irréparable. Qui nous en empêche, car je ne pense pas être seule dans ce cas. Ce qui ne veut pas dire que nous n’allons pas nous soulever un jour, loin de là. Nous ne tendrons pas l’autre joue. Nous devons certainement encore espérer que les choses vont forcément changer, s’améliorer. Mais la vérité est que depuis maintenant un long moment, elles empirent et deviennent invivables pour beaucoup d’entre nous.

Et c’est aussi cela, en réalité, qui nourrit les pires dérives criminelles. Ceux qui nourrissent le terrorisme sont ceux qui produisent et diffusent constamment et intentionnellement des amalgames – et avec eux celles et ceux qui, ne disant mot, consentent. Ils poussent ainsi toute une population dans ses retranchements, en la mettant au ban de la société. Violence, humiliation et irrespect sont notre lot quotidien, celui de nos enfants, de nos frères, de nos soeurs, de nos parents. Qu’attendez-vous en retour ? Vous ne récolterez que ce que vous semez depuis si longtemps. Sachez qu’un groupe opprimé, lorsqu’il estime n’avoir plus rien à perdre, finit par répondre aux déclarations de guerre. La coupe est pleine, elle peut déborder à tout instant.

Notes

[1Citations : « Dans la rue, les femmes voilées et les hommes en djellabas sont une propagande par le fait. Une islamisation de la rue, comme les uniformes d’une armée d’occupation rappellent aux vaincus leur soumission. Au triptyque d’antan "immigration, intégration, assimilation", s’est substitué "invasion, colonisation, occupation". »

« Nous vivons sous le règne d’un nouveau pacte germano-soviétique. Nos deux totalitarismes s’allient pour nous détruire, avant de s’entre-déchirer ensuite. […] Au libéralisme droits-de-l’hommiste les métropoles ; à l’islam les banlieues. »

« Dans les années 30, les auteurs les plus lucides qui dénonçaient le danger allemand comparaient le nazisme à l’islam. Et personne ne leur reprochait de stigmatiser l’islam. À la limite, beaucoup trouvaient qu’ils exagéraient un petit peu : "Bien sûr, disaient-ils, le nazisme est parfois un peu raide et intolérant, mais de là à le comparer à l’islam…" »

[2Et c’est aussi cette légalité qui légitime toutes les autres exclusions : les femmes portant le foulard ne peuvent plus rien faire simplement, avec insouciance, dans la société française, ni travailler, ni faire du sport en salle ou aller à la plage. Tout déplacement est compliqué, et requiert des stratégies, des calculs prudents. Ne parlons même pas de celles qui portent le voile intégral, qui ne peuvent plus sortir dans la rue sans être victimes d’insultes, d’agressions verbales et physiques.