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« Rap de fils d’immigrés »

Entretien avec Mohamed Bourokba, dit Hamé, du groupe La Rumeur (Troisième partie)

par Hamé, Pierre Tevanian
30 juin 2010

« Les rapports du ministère de l’intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu’aucun des assassins n’ait été inquiétés. » C’est pour avoir écrit cette simple phrase dans un article intitulé « Insécurité sous la plume d’un barbare » que Mohamed Bourokba, dit Hamé, a été poursuivi pendant huit ans par le ministère de l’Intérieur. Relaxé une première fois en décembre 2004 par la 17ème chambre du Tribunal correctionnel, à nouveau relaxé deux ans plus tard par la Cour d’Appel de Paris, Hamé a dû comparaître une troisième fois le 3 juin 2008 après la cassation du second jugement. Relaxé une fois de plus le 23 septembre 2008, il apprend trois jours plus tard que le ministère de l’Intérieur renvoie le jugement une seconde fois devant la Cour de Cassation... qui vient finalement de débouter le ministère le 25 juin dernier. Mais des détails de cet incroyable harcèlement judiciaire, il ne sera pas vraiment question dans cet entretien qui se concentre, en amont, sur le parcours intellectuel, politique et artistique d’un fils d’ouvrier agricole algérien, de Perpignan à Paris, de l’excellence scolaire à la contre-culture rap et des salles de concert aux tribunaux…

Première partie : « L’intrus du groupe 1 »

Deuxième partie : « Tuer avec des mots

Vous vous rencontrez donc avec Ekoué en décembre 1995, quand tu es à la fac, et parallèlement aux études et à l’activisme, vous faites de plus en plus de rap...

J’ai rencontré Ekoué chez des petits disquaires. On était des rats des magasin de disque, on fouillait partout pour choper des vinyles, des imports, etc. On n’était pas nombreux, 200 ou 300 sur Paris, à fréquenter les mêmes magasins de disque, à monter de banlieue vers Paris pour ça, pour écumer les petits concerts, les petits disquaires underground... La Rumeur, c’est vraiment quelque chose de typiquement parisien. Je viens de province, Ekoué de banlieue, mais c’est à Paris qu’on a fourbi nos armes.

À quels endroits, précisément ?

On s’est d’abord croisés chez des disquaires. Ensuite, on s’est revus dans des petits concerts underground, notamment au Baiser Salé, un club de jazz qui faisait des après-midi rap, où n’importe qui pouvait venir et prendre le micro... Ekoué avait déjà son groupe, tandis que moi j’éditais quasi seul un petit fanzine de hip hop qui s’appelait De l’encre, où je chroniquais des disques et où j’interviewais des acteurs de la scène hip-hop. Et puis un jour, en 1994, je vois Ekoué sur scène à Créteil avec son groupe, et je suis allé le voir après le concert pour lui proposer une interview.

On s’est donc revus quelques semaines plus tard. Il m’invite chez lui, on se fume des petits joints et on se met à parler des textes de rap qu’on écrit l’un et l’autre. Et à un moment il me met une instru et me dit « Vas-y, rappe ! », je rappe un couplet, et il me dit : « Putain, il faut qu’on fasse un truc ensemble ! » On a ensuite passé une nuit blanche à errer dans Paris. On est allé à un concert de George Clinton, je crois, et après le concert on a tourné dans Paris, de Porte de la Villette à place de Clichy, de place de Clichy à Chatelêt, de Chatelet à Place de Clichy… On a passé la nuit à se rapper nos textes en marchant. Un mois après, il me présente ses potes de groupe : Mourad et Philippe, et puis Gérald et Mehdi, les musiciens. C’est parti de là.

Dès le départ vous tombez d’accord avec Ekoué et les autres membres du groupe sur une certaine idée du rap, de sa dimension sociale, politique ?

Oui. Ce que je viens de raconter, ce n’est pas tant une anecdote que ça. La création de la Rumeur est l’aboutissement d’heures, d’heures et d’heures de marche la nuit dans Paris, durant lesquelles on a beaucoup remué et échangé sur nos conceptions du rap. Notre maître mot, c’était réappropriation. On estime faire partie de ces populations auxquelles on a tout pris, pas uniquement ici et maintenant, mais aussi hier et ailleurs, et ce sentiment s’inscrit immédiatement dans le type de rap qu’on veut faire : quelque chose qui est de l’ordre du retour sur tout ce qu’on nous a pas dit, tout ce qu’on nous a pris, tout ce qu’on nous cache, tout ce à quoi on nous prédestine...

Avant qu’on enregistre notre premier disque, avant d’inaugurer la Rumeur, avant même d’écrire la première rime, il y a cette dialectique : nous sommes des dominés, qui affirment ne plus l’être et qui veulent avancer comme tels. Il s’agit pour nous de renverser la vapeur, ce qui passe par la réappropriation de la parole, donc des mots, donc de l’espace public, et donc aussi des moyens, des outils pour s’installer en toute indépendance dans l’espace public. ça veut dire créer notre groupe, mais aussi d’emblée une aspiration à créer notre propre label.

On a mis six ans avant d’y parvenir mais on l’a fait. Il a fallu apprendre plein de choses, comprendre ce qu’est un contrat de production, ce qu’est une SARL, une maison de disque, et même ce qu’est faire un disque... Bref, se professionnaliser : comment on fait une tournée ? Qu’est-ce que c’est que rapper devant 5000 personnes ? Qu’est-ce que c’est que la texture d’une voix ? Qu’est-ce que c’est que le coffre, que rapper avec le ventre, que gérer son timbre ? On a mis cinq-six ans avant de pouvoir se dire « aujourd’hui on est capables de créer notre label, d’être les maîtres à bord, on peut se passer d’un producteur et d’une maison de disque. On peut aller directement de nous au disque et au public ». Pareil pour la scène : on produit 60% de nos concerts.

Toute la partie gestion, vous la prenez en charge vous même ?

Il y a depuis le début des gens dans le groupe, dont c’est le rôle. Il y a un manager, Rissno, qui a centralisé toutes ces questions, et puis Mehdi, qui était gérant du label en plus d’être un des programmateurs. Et tout ça, on l’a appris sur le tas. C’est comme répondre à des interviews, se tenir sur scène, tenir la note, tenir sa voix : on apprend par la pratique, par l’expérience, et puis aussi en imitant, en prenant exemple sur ce qui se fait de mieux. C’est une école buissonnière... Je ne dis pas qu’un autre type d’apprentissage serait un non-sens, mais j’ai presque envie de le dire ! Le rap, ça s’apprend hors-cadre. C’est né hors-cadre et il faut que ça le reste. Il faut que l’élan moteur du rap vienne du quartier. Quand je dis hors-cadre, ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas un minimum rationaliser la démarche – on n’a pas cessé de le faire. Mais on ne délègue à personne le droit de nous dire ce qu’il est bon ou pas d’écrire, de rapper, quelle sonorité il est bon ou pas de faire entendre. C’est à toi de l’apprendre, d’aller le trouver dans la rue, dans le monde, dans l’expérience, en studio… Les gens qui ont des choses à nous apprendre, ce sont des gens qui ont des choses à nous dire sur la manière de rendre nos outils plus efficaces. Les autres, je ne les écoute pas.

C’est qui, les autres ?

Les radios, les directeurs artistiques, tous ceux qui prétendent diriger ton travail…

Par exemple, quand vous avez signé avec une major, EMI, ils vous ont fait des remarques ?

Non, jamais. Mais il faut dire qu’ils nous ont signés en connaissance de cause. On avait déjà sorti notre trilogie en indépendants, ils savaient qui on était. Après de longues discussions, on leur a dit ce qu’on entendait surtout ne pas dire et surtout ne pas faire, et ce vers quoi on tendait. En plus, à l’époque, on a vraiment mis les point sur les i parce qu’on était très remontés. C’était l’explosion du rap archi-commercial, de Skyrock... C’est la période post 98, juste après la coupe du Monde.

Justement, qu’est-ce qui se passe dans le rap, et autour du rap, entre le début des années 90, Solaar, I AM, NTM, et cette période d’euphorie post-Coupe du Monde en 1998 ?

Au début des années 90, le rap représente un microcosme et une microéconomie, avec un disque d’or pour Solaar mais quasiment rien à côté. À l’époque, NTM et IAM ne vendent que 10 ou 15 000 exemplaires , pas plus. Il y a Rapline sur M6, mais c’est assez marginal, c’est juste une heure chaque samedi, avec des resucées de clips qui ont déjà un ou deux ans, ce n’est pas à la page. Le rap reste marginal jusqu’en 95. Après l’élection de Chirac en 95, Toubon devient ministre de la culture et il fait cette loi sur les quotas de chanson française sur la bande FM, qui produit indirectement un nouveau marché, dans lequel les gens de Skyrock s’engouffrent. Puisqu’ils sont obligés de passer 50% de chanson en français et qu’ils ne savent pas quoi passer, ils décident de jouer la carte du rap à fond, alors que jusque-là ils l’avaient complètement ignoré. C’était une radio rock, pop, new-wave, disons de la musique de centre-ville, et du jour au lendemain ils se déclarent « numéro un sur le rap » ! À partir de là, c’est fini. On a un canal pour parler à la jeunesse des quartiers, pour la tenir à nos lèvres, et donc on va formater quelque chose à destination des quartiers.

Les artistes qui profitent de ce boom, c’est qui ?

C’est la consécration pour les anciens, NTM et IAM, et puis Secteur Ä, Doc Gyneco... Un rap qui accompagne le rêve éveillé de l’intégration, de la France black-blanc-beur. C’est aussi la première vague R&B, et ce moment où la culture « bourgeoise-décalée » du centre-ville accueille en son sein le rap et la banlieue. On n’est pas encore dans la montée en puissance du discours sécuritaire, ça commence mais ce n’est pas encore hégémonique. On est encore dans les années post-SOS Racisme, dans la tolérance bon enfant, l’éloge de la « mixité », de la « diversité », du « vivre-ensemble malgré nos différences ».

C’est une période détestable. Nous, ça nous donne de l’urticaire. Et c’est justement à ce moment-là qu’on a la possibilité de signer avec une major. Donc on leur dit d’autant plus clairement qu’on ne veut pas manger de ce pain là. On aurait pu dire oui et manger... On aurait pu faire comme la Fonky Family, on aurait pu être « le groupe de la banlieue Ouest », « des mecs qui viennent de la fac », on aurait pu être les Sniper, les Soprano... On n’avait qu’à signer et on aurait été propulsés. Mais on a dit non, parce que ce qui nous fait vibrer, et ce qu’on veut proposer, c’est quelque chose d’alternatif, de politisé, qui ne veut être complaisant ni avec l’industrie, ni avec les institutions, ni avec la gauche. On s’est fait beaucoup d’ennemis, mais c’était ça qui nous faisait bander : « Putain, on sort des disques, on a la possibilité de dire ce qu’on a sur la patate depuis si longtemps ! »

On l’a fait, et c’était nouveau. Avant nous, personne dans le rap n’articulait comme on le fait l’immigration avec l’histoire du colonialisme. Personne ne rendait hommage à l’immigration comme on l’a fait. Il y avait un certain nihilisme dans le rap, un certain culte de la génération spontanée, un côté punk. Il n’y avait pas cette volonté d’aller plus loin. Nous, on s’est clairement positionnés, on a clairement dit qu’on n’était pas les « beurs » ou les « blacks » des années SOS. On m’a demandé un jour comment je qualifiais mon rap, et j’ai répondu que c’était du rap de fils d’immigré, de fils de travailleur immigré. À l’époque, c’était nouveau.

Il y avait quand même Fabe, qui parlait de la colonisation et du Code noir...

Oui mais c’était livresque, ce n’était pas vécu. Il n’y avait pas la perspective... Et puis c’était après nous. Je ne dis pas qu’on est les premiers à avoir fait référence à l’immigration. Mais on est les premiers à l’avoir inscrit dans une histoire, à être sortis du folklore. Je suis un peu gêné de le dire mais vraiment, jusque-là, cette analyse n’existait pas. Le rap français mêlait l’imaginaire du rap américain et l’imaginaire du rock alternatif français, avec un petit plus qui tenait à la sensibilité de Joey Starr, d’Akhenaton ou de Kenzy du Ministère Amer. Nous, ce qu’on a apporté, c’est la réappropriation d’une histoire : on n’est pas les héritiers de SOS-Racisme ! On est les premiers dans le rap à avoir défoncé SOS-Racisme, les premiers à avoir tordu le coup au discours anti-raciste bon enfant, récupérateur, mièvre du PS.

À ce propos, on n’a pas parlé du MIB, mais c’est une rencontre importante.

Oui, c’est très important. Le MIB, le mouvement des sans-papiers, les mouvements autonomes issus de l’immigration... C’est tout ça qu’on a injecté dans la Rumeur. Fini les pères blancs ! On n’est pas là pour nourrir la bonne conscience du blanc qui se sent coupable ! On a posé des questions d’ordre politique, social, et interpellé la société française sur ce qu’elle a fait à nos parents et à nos grand-parents, sur ce qu’elle a fait en Afrique depuis cinq siècles, et sur ce qu’elle nous doit. Je fais du rap de fils d’ouvrier et de fils d’immigré. Ne me parlez pas de Skyrock ! On a dit tout ça à EMI, et ils nous ont fait confiance. Ils nous ont laissé carte blanche. Il faut dire qu’avec la trilogie, on avait vendu 50000 exemplaires sans promo, sans rien. Donc ils nous ont fait confiance !

L’entretien s’arrête ici. Les trois heures de discussion ont filé sans qu’on ait eu le temps d’évoquer les trois passionnants albums de La Rumeur (L’Ombre sur la mesure, Regain de tension et Du cœur à l’outrage), ni le non moins passionnant 8 titres Angle mort, coréalisé par Hamé, la rappeuse Casey et le guitariste Serge Teyssot-Gay, ni l’incroyable et interminable Affaire Sarkozy versus Bourokba. Nous nous donnons donc rendez vous pour la suite « une prochaine fois »…

P.-S.

Propos recueillis par Pierre Tevanian le 15 août 2008, retranscrits par Nicolas Haeringer et initialement publiés en février 2009 par la revue Mouvements dans un numéro consacré aux Cultures populaires.