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Réflexions sur la violance symbolique (6)

Les exclus de la compréhension

par Igor Reitzman
15 septembre 2004

Cette rubrique reprend, en plusieurs parties, le chapitre VIII du livre d’Igor Reitzman : Longuement subir, puis détruire. De la violance des dominants à la violence des dominés, publié aux éditions Dissonances en 2003. Le sens du mot "violance", avec un a, est expliqué dans un texte d’Igor Reitzman publié sur ce site, dans la rubrique "Des mots importants", à l’entrée "Violence".

"Vous n’êtes tout de même pas un Paysan
du Danube ?..Si ? Ça m’a cloué net :
je ne savais pas ce que ça voulait dire." [1]

Claude Duneton montre comment ce qu’il nomme "l’intimidation culturelle" peut casser en quelques secondes l’assurance d’un adolescent même normalien. Cette forme de violance symbolique a des effets bien plus lourds quand l’incompréhensible n’est plus l’incident qui déstabilise momentanément un individu mais un flot plus ou moins continu qui, chaque jour pendant des années, s’impose à un nombre important d’élèves contraints de choisir entre se dévaloriser profondément ou bien dévaloriser l’enseignant, l’école, le savoir imposé, et même toute connaissance...

Des élèves qui ne comprenant pas se désintéressent mais n’ont ni le droit de faire autre chose, ni le droit de dormir, ni le droit de quitter la salle... Il faut faire semblant d’écouter, quitte à compenser par diverses activités souterraines qui vont distraire ceux qui seraient en état de suivre.

Le système a pu fonctionner ainsi pendant longtemps et certains enseignants s’y procuraient l’amère satisfaction d’une revanche ; aujourd’hui la plupart se retrouvent, sans plaisir, coincés dans les exigences contradictoires d’une Institution qui discourt sur l’égalité des chances tout en organisant la reproduction des inégalités. Il n’est guère surprenant que dans nombre d’établissements, le système ait fini par exploser : En plus de toutes les causes habituellement invoquées, il suffisait pour cela que le nombre des exclus de la compréhension atteigne une masse critique.

Apprends ce qu’on te dit et ne discute pas !

"Toute action pédagogique est objectivement
une violance symbolique
en tant qu’imposition,
par un pouvoir arbitraire,
d’un arbitraire culturel"

(Bourdieu et Passeron, La reproduction)

La fonction officielle de l’école est de transmettre des savoirs et beaucoup d’enseignants prennent à cœur cette fonction, d’où leur souffrance en constatant leur impuissance avec une partie non négligeable des élèves. Sont-ils plus heureux ou plus malheureux lorsqu’ils prennent conscience des deux fonctions latentes que l’école assure avec une assez grande efficacité.

La première, c’est la légitimation des inégalités :

X ne devient pas directeur d’usine parce qu’il est le fils d’un inspecteur des finances, mais parce qu’il a brillamment réussi ses études et fait Polytechnique. Y sera manœuvre non parce qu’il est fils d’un ouvrier agricole portugais, mais parce qu’il n’avait aucune aptitude pour les études et que de plus il était "paresseux."

La seconde, c’est la consolidation du dressage à la soumission commencé dans la famille. Les savoirs que les enfants ont l’obligation d’apprendre peuvent varier en fonction du ministre en place mais ce qui subsiste au travers des vicissitudes, c’est l’obligation et l’uniformité : tous les enfants de la classe doivent apprendre les mêmes choses au même moment, dans le même ordre. Ceux et celles qui risquent d’échouer dans un tel système, ce ne sont pas seulement les élèves privés de tout héritage culturel, mais aussi - héritiers ou non - les plus rebelles [2].

En parlant ainsi de l’école je prends le risque d’attaquer, lecteur, votre territoire d’implication, soit parce que vous êtes enseignant ou d’une famille d’enseignants soit parce que vous faites partie de ceux pour qui l’école fut un lieu de réussite soit parce que vous avez le sentiment que vous lui devez votre ascension sociale ultérieure... Mais encore une fois, c’est l’Institution que je mets en cause. Comme vous, j’ai connu des enseignants merveilleux ou passionnants qui ont sauvé - le mot n’est pas trop fort - des jeunes en train de se noyer. Comme moi, vous savez qu’il existe dans cette corporation un grand nombre de femmes et d’hommes pleins de bonne volonté, soucieux d’aider réellement tous leurs élèves, douloureusement conscients de n’avoir pas été préparés à une tâche difficile, parfois impossible, souvent désemparés devant des exigences contradictoires. Etre acteur participant à un tel système n’interdit nullement d’avoir personnellement une activité libératrice.

Enseigner quoi ?

La violance symbolique d’Etat se manifeste par le choix de ce qui sera objet d’enseignement : Il n’est pas neutre que les hommes aux pouvoir (de gauche comme de droite) aient décidé que la réflexion sur les relations humaines (relations dans le couple, relations parents-enfants, maître-élèves, gouvernants-gouvernés, etc. ) n’aurait pas sa place dans l’école tandis qu’on consacrerait des centaines d’heures à l’orthographe.

Tous les Français savent que la bataille de Marignan eut lieu en 1515 mais combien, même parmi les bacheliers, sauront qu’il en est sorti le concordat de Bologne (1516), accordant à François Ier et à ses successeurs le pouvoir de choisir les évêques et les autres titulaires de bénéfices ecclésiastiques du royaume `

Notons au passage que si le relationnel devenait enfin objet d’enseignement, il impliquerait des méthodes pédagogiques très différentes de celles qui sont généralement utilisées pour l’orthographe et les mathématiques.

Très profondément imprégnés par ce que nous avons tous avalé au long de notre enfance, nous avons de la difficulté à imaginer quelque chose d’autre que cette organisation en matières obligatoires : français, histoire, biologie... C’est à l’intérieur de cette configuration de base que se passent les débats traditionnels : latin obligatoire ou non à l’entrée en 6ème ? Philosophie ou non dans les sections techniques ? Dans quelle classe et sur combien d’heures enseigner l’Histoire contemporaine ? Parlera-t-on de la colonisation ? des guerres de religion ? Combien d’heures de français en CM2 ?

Aucune de ces interrogations ne me semble méprisable, mais avant de s’interroger sur les savoirs qui devront être imposés, ne conviendrait-il pas d’évoquer des questions plus fondamentales ? Si l’on prend au sérieux le développement de la violance sous toutes ses formes, l’extrême fragilité de nombreux couples, les difficultés de communication d’une partie importante de la population, la toxicomanie, le racisme, la dérive fascisante, la corruption banalisée et l’incapacité des élites à imaginer des solutions vraiment neuves, il n’est pas illégitime d’interpeller le système éducatif...

Dis ! Qu’as-tu fait, toi que voilà [3], de la jeunesse ?

Ses maîtres nous disent que l’école ne peut pas tout faire. Sans doute ! Mais que diriez-vous d’un boulanger qui vendrait du lait, des boissons gazeuses, des bonbons et qui refuserait de vendre du pain sous le prétexte qu’il n’y a pas assez de place dans son magasin et qu’il ne peut pas tout vendre.

Le grand public accepte sans broncher que les mêmes puissent dire :


"Nous sommes le système éducatif"

puis

"Le système éducatif n’a pas à s’occuper
de l’éducation"

L’éducation - disent-ils - "doit rester l’affaire des parents". Pourquoi pas... Mais il faut alors se poser la question de la formation des parents eux-mêmes, ceux d’aujourd’hui et ceux de demain : Si l’on prend en compte les maltraitants, les laxistes, les démissionnaires, les parents "chewing-gum" dont parle Jean Bergeret, les parents absents ou très occupés, combien de parents sont en état d’assurer cette fonction éducative si nécessaire aux enfants et à la société toute entière ? L’extrême indigence de la réponse imaginée par les gouvernants (supprimer les allocations familiales) montre une surprenante indifférence face au problème général de la prévention.

Mais pourquoi vouloir à tout prix des éducateurs, alors qu’on peut construire de nouvelles prisons [4] et réduire spectaculai-rement le chômage par l’embauche massive de gardiens, de policiers et de gendarmes ?

Pourquoi ne pas le dire clairement ? Il n’y a pas de système éducatif mais seulement un ensemble d’écoles distribuant de l’instruction aux "âmes bien nées"... Quand un ministre déclare que "l’éducation doit être la priorité des priorités", on comprend que ce n’était qu’un lapsus électoral : C’est d’instruction qu’il voulait parler. Certains diront que c’est la même chose, et que je chipote.

Au lieu de dresser - une fois de plus - un catalogue plus ou moins arbitraire de connaissances à acquérir obligatoirement, ne vaudrait-il pas mieux que l’on s’interroge sur les capacités que l’on souhaite développer dans l’ensemble de la population de demain.

Par exemple, si l’on considère que l’autonomie est un objectif essentiel, on doit s’interroger sur les démarches les plus propices à l’autonomisation des enfants. Quelles méthodes, quels systèmes d’organisation, quelles compétences relationnelles et cognitives chez les éducateurs...

On peut aussi faire l’inventaire des moyens utilisés pour empêcher actuellement les enfants de devenir autonomes. Une façon concrète et rapide d’entrer dans cet inventaire consisterait à établir le pourcentage des travaux scolaires qui ont donné à l’enfant ou à l’adolescent l’occasion de faire des choix...

Dans l’école traditionnelle, tout est obligatoire sauf ce qui est interdit. Il faut, à chaque moment, faire ce que le maître dit : croiser les bras, écouter, ouvrir ce cahier, écrire en commençant à 3 carreaux de la marge, passer une ligne... Pendant de longues heures, on interdit à des enfants de rire, de rêver, de dormir, de parler avec les copains, de remuer la tête, les bras, les jambes, d’exprimer ce qu’ils ressentent...

Certains diront : Il faut bien que l’enfant apprenne à travailler. Mais ce n’est pas vraiment cela qui est en question. Il n’est pas sans danger de faire un autre travail que celui ordonné. Si le maître demande d’écouter, il faut au moins faire semblant. Tant pis pour ceux qui ne comprennent pas et sont trop terrorisés ou trop découragés pour le dire... Tant pis pour ceux qui, comprenant trop vite, s’ennuient...

La violance symbolique se retrouve dans les systèmes les plus courants et les plus scandaleux d’évaluation scolaire. On s’interdit d’opposer dans un match de boxe, poids lourd et poids plume, mais personne ne semble se choquer que l’on mette en compétition chaque jour des héritiers et des fils d’illettrés [5], plaçant ainsi, de manière répétitive, pendant des années, de nombreux enfants en situation d’échec, et les conduisant ainsi, doucement, à la conviction qu’ils ne valent rien, qu’ils n’auront que ce qu’ils méritent quand ils accéderont aux statuts d’O.S. ou de chômeurs...

Les châtiments corporels (agressions physiques) étant interdits depuis quelques dizaines d’années, ils tendent à devenir moins fréquents, et du coup, on accorde plus d’attention aux châtiments symboliques tels que les appréciations méprisantes assénées publiquement ou inscrites sur le bulletin trimestriel.

Le besoin d’humilier peut passer aussi par des violances symboliques : bonnet d’âne, obligation de copier 200 fois "je suis un élève stupide", etc.

Le médecin avait diagnostiqué une péritonite et hospitalisé pour une opération d’urgence. Mais le chirurgien en interrogeant l’enfant, un petit de 7 ans, comprit qu’il s’agissait d’autre chose. Les douleurs abdominales intenses s’étaient déclenchées à la suite d’une punition destinée à installer l’enfant dans une honte durable : le maître lui avait épinglé dans le dos, son cahier d’aspect sans doute particulièrement scandaleux, et l’avait obligé à faire ainsi le tour de la cour sous les huées d’une juvénile populace soucieuse de plaire au puissant du jour et de se protéger ainsi des piloris à venir. La compassion que peut nous inspirer la souffrance de cet enfant ne doit pas occulter le modèle social imposé à l’ensemble des élèves d’une école par le groupe des maîtres [6]. Un tel spectacle avec son énorme charge émotionnelle (à qui s’identifier quand on a 7 ans ?) pèsera beaucoup plus lourd que cent cours de morale...

P.-S.

Ce texte est extrait du livre d’Igor Reitzman, Longuement subir puis détruire. De la violance des dominants à la violence des dominés, paru aux éditions Dissonnances en 2003. Voir le site personnel d’Igor Reitzman.

Notes

[1Claude Duneton, "Je suis comme une truie qui doute" (Coll. "Points" p.49-50)

[2Pour l’héritier rebelle, l’accès aux Grandes Ecoles (qui fournissent les chefs) est barré, mais une brillante réussite ne lui est pas interdite, y compris à l’Université plus accueillante parfois aux rebelles...

[3Cette interpellation me rappelle quelque chose, dit le lecteur. Il faudra que j’en parle à Villon...

[4des prisons privées et peut-être même cotées en Bourse

[5Un suspense affreux sans cesse renouvelé !

[6Le changement de classe demandé par la famille fut refusé et comme il n’y avait pas d’autre école dans le village...