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Réflexions sur la violance symbolique (3)

La confiscation des termes socialement valorisés

par Igor Reitzman
14 septembre 2004

Cette rubrique reprend, en plusieurs parties, le chapitre VIII du livre d’Igor Reitzman : Longuement subir, puis détruire. De la violance des dominants à la violence des dominés, publié aux éditions Dissonances en 2003. Le sens du mot "violance", avec un a, est expliqué dans un texte d’Igor Reitzman publié sur ce site, dans la rubrique "Des mots importants", à l’entrée "Violence".

Il est stratégiquement avantageux de maintenir la confusion autour de certains termes à forte résonance émotionnelle.

"Liberté" ou "privilège"

Si la plupart des gens ignorent qu’un droit réservé à une minorité ne s’appelle pas liberté mais privilège, il sera facile d’invoquer la liberté des loyers pour justifier le privilège des propriétaires d’alourdir à leur guise les quittances, d’invoquer la liberté du travail pour introduire des briseurs de grève dans l’entreprise, d’invoquer la liberté d’entreprise pour s’opposer à l’interdiction du travail des jeunes enfants, etc.

Inversement, les amis de ceux qui "s’enrichissent en dormant" [1] se plairont à répéter que celui qui travaille encore - même pour un salaire modeste - doit se considérer comme un privilégié et renoncer à protester quand on ampute son pouvoir d’achat.

"Patriotisme" ou "nationalisme" ?

Les uns le vivent en regardant passer leur armée le 14 juillet, d’autres en retrouvant des compatriotes à 20 000 Km de chez eux, d’autres en retrouvant leur village natal après un long exil, d’autres en regardant pour la 5ème fois un film sur la Libération de Paris, d’autres en applaudissant le succès d’une équipe sportive censée représenter leur pays. Cette émotion qu’ils ont conscience de partager avec des millions de gens, et qui leur donne un sentiment très fort d’appartenance, cette émotion qui nourrit un besoin de filiation, certains la rattacheront au nationalisme, d’autres au patriotisme.

Beaucoup n’ont jamais eu l’occasion de savoir clairement ce qui différencie ces deux termes. Pourtant il n’y a rien de commun entre le nationalisme massacreur des Waffen-SS et le patriotisme de la poignée de résistants allemands qui, en 1942, luttaient pour l’écrasement de la formidable puissance hitlérienne. En choisissant ces exemples, je prends d’emblée un cas de figure dans lequel le nationaliste et le patriote vont être dans des camps opposés. Deux ans plus tard, lorsque la défaite des armées du IIIème Reich ne fait plus de doute, certains officiers nationalistes allemands feront des choix moins mécaniques.

Patriotisme qui rime avec héroïsme, se porte beaucoup dans les temps d’invasion, quand "la patrie est en danger" : 1870, 1914, 1940... En simplifiant outrageusement, on pourrait dire que le patriote est prêt à mourir pour sa patrie, tandis que le nationaliste est prêt à massacrer au nom de la patrie.

Mais en fait cette formule "mourir pour la patrie" est très floue et relève nettement de la langue de bois pour monuments aux morts. Elle va couvrir aussi bien la défense du territoire (action patriotique) que l’invasion de pays voisins ou la colonisation d’une lointaine contrée qui avait le malheur d’être riche en pétrole ou en manganèse (action nationaliste). Les soldats de l’an II, d’abord mobilisés pour la défense de la nation, finissent par se retrouver au service de Napoléon, et ceux qui disparaissent sur les champs de bataille de Russie et d’ailleurs, ne sont pas morts pour la défense de la France, mais pour satisfaire les ambitions démesurées d’un individu qui avait malheureusement le sens de la famille [2].

Lorsqu’on s’éloigne de ces temps d’épreuve, le terme patriotisme très associé à des images guerrières, semble facilement de mauvais goût et, pour tout dire, hors de saison. Cependant, je crois stratégiquement indispensable de le conserver et de le définir en opposition résolue au terme nationalisme. Faute de quoi ces émotions collectives évoquées plus haut seront annexées par les organisations d’extrême-droite qui s’en serviront une fois de plus pour dévoyer des secteurs importants de la population.

Des définitions provisoires

Le patriotisme [3], c’est l’élargissement à la nation dans laquelle on vit, de l’amour oblatif que l’on peut ressentir pour sa famille, ses proches. Il est solidarité avec un peuple bien plus qu’attachement à une terre. Dans un pays plusieurs fois envahi, la modalité guerrière ne doit pas masquer d’autres facettes qui s’appellent aujourd’hui : souci du bien public, civisme, souci écologique, volonté démocratique, sens de l’hospitalité...

Celui qui aime vraiment son pays [4] est soucieux du bonheur et de l’épanouissement des gens. Il est attentif à tout ce qui pourrait entacher l’honneur de la nation : tortures, brigandage colonial, exploitation des enfants, corruption, bidonvilles, etc.

Certains individus, qui ont été systématiquement rabaissés et humiliés dans leur enfance, éprouvent le besoin douloureux de se penser supérieurs aux autres et méritant à ce titre la première place. Si la réalité ne leur fournit pas une confirmation personnelle de cette prééminence, ils peuvent rechercher une confirmation fantasmatique au niveau d’une collectivité importante. Le nationalisme, dans sa modalité chauvine, vient flatter ce besoin :

Je suis un pauvre type.

Comment se libérer de cet humiliant constat individuel ? Les nationalistes s’y emploient, le remplaçant par une affirmation collective hurlée mille fois :

On est les meilleurs.

Que ce soit dans l’art de lancer un ballon ou dans la manière de bomber le torse et de marcher au pas, n’est pas le plus important. L’important, c’est d’être les meilleurs et de le répéter à satiété pour s’en convaincre. La haine, le rejet et le mépris à l’égard des autres (xénophobie et racisme) assurent une rassurante intégration parmi ceux qui partagent ces sentiments.

Le nationaliste est attaché à une terre dont il voudrait pouvoir chasser, en temps de paix, non seulement les étrangers mais aussi tous ceux dont les ancêtres sont venus d’ailleurs. Si ce rêve pouvait se réaliser, même partiellement, des milliers d’emplois intéressants seraient libérés et des millions d’hectares seraient disponibles pour les vrais Français, les valeureux descendants de ceux qui ont fait la Guerre de Cent ans et la Saint- Barthélemy.

Le nationaliste vit comme perte irréparable, l’accès à l’indépendance des pays coloniaux. Il se réjouit quand des sportifs de sa nationalité raflent des médailles et s’afflige s’ils perdent un match [5]. Parmi les slogans dont il aime orner les murailles et les défilés, "La France aux Français" est sans doute le plus ancien et le plus constant. "Mort aux..." l’accompagne souvent avec un complément qui varie et n’a pas une énorme importance pour lui, car l’essentiel est dans l’expression de cette envie de massacre longuement frustrée et révélatrice d’une enfance massacrée.

P.-S.

Ce texte est extrait du livre d’Igor Reitzman, Longuement subir puis détruire. De la violance des dominants à la violence des dominés, paru aux éditions Dissonnances en 2003. Voir le site personnel d’Igor Reitzman.

Notes

[1selon la superbe expression d’un chef d’Etat qui trouva bon de s’en accommoder... Ils arrivent à dormir - preuve d’une conscience en repos et progrès notable depuis le financier de La Fontaine

[2Il vaudrait mieux dire le sens de sa famille...

[3Les définitions du Robert : nationalisme : "exaltation du sentiment national ; attachement passionné à la nation à laquelle on appartient, accompagné parfois de xénophobie et d’une volonté d’isolement" patriotisme : "amour de la patrie ; désir, volonté de se dévouer, de se sacrifier pour la défendre, en particulier contre les attaques armées"

[4Je préfère éviter le terme de patriote qui me semble quelque peu compromis

[5Payer royalement quelques vedettes du sport revient sans doute beaucoup moins cher que d’augmenter massivement le nombre de piscines, de gymnases, de terrains de sport, d’aires de jeu, de moniteurs et d’éducateurs...