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« Regarder les autres » et « parler des choses »

Brève réflexion attristée sur la division sexuelle du travail scientifique

par Patience Philips
6 novembre 2019

L’invisibilisation des femmes, de leur parole et de leurs écrits, notamment théoriques, font partie des principaux mécanismes que, consciemment ou inconsciemment, les hommes mettent en oeuvre pour faire perdurer leur domination. Nombreux sont en effet les amis du féminisme qui aiment se faire les porte-paroles des femmes, plutôt que leurs alliés ou leurs relais : plutôt que de parler après, et d’après leur parole, en s’y référant (et en citant leurs sources !), ils parlent à leur place, sans même mentionner la parole propre des femmes qui ont (bien avant eux) théorisé leur situation – ou en la minorant. Au point que, visionnant un entretien qui s’annonçait passionnant, Patience a perdu patience – et c’est donc de ce phénomène d’invisibilisation, et de réappropriation scientifique, qu’il est question dans son texte.

Dans un entretien d’une heure réalisé auprès de Télérama, interrogé sur son métier de sociologue, Bernard Lahire rend hommage aux femmes qui l’ont entouré, enfant, et à leur inclinaison pour les longues conversations, nourries d’observations fines. Sans oublier de rappeler les mécanismes de ségrégation et les inégalités qui fondent ce goût genré, il ajoute cependant ces propos déconcertants :

« Les femmes sont beaucoup plus affutées pour observer le monde social, elles sont beaucoup plus attentives. Alors ça, Bourdieu l’avait signalé dans ses travaux sur la domination masculine : plus on est dominé, plus on regarde les autres. »

Et plus loin :

« Elles savent beaucoup mieux parler des choses que les hommes : les informatrices sont de meilleurs informateurs que les informateurs. »

On n’en croit pas ses oreilles.

L’interviewé poursuit ensuite son propos sans sourciller, sans un instant s’arrêter sur l’énormité de ce qu’il vient d’énoncer.

À aucun moment il ne semble réaliser ce qu’il dit et fait. À aucun moment il ne réalise la manière comique et tragique à la fois qu’il a d’illustrer, à son corps défendant, la réalité sociale qu’il prétend décrire avec le détachement et l’objectivité du savant.

Les femmes sont de meilleures « observatrices » dit-il en effet, « elles regardent plus les autres », et en effet, tout sociologue qu’il soit (et pas n’importe lequel : un sociologue particulièrement renommé, productif, et intéressant), l’homme qui parle ici omet, pour sa part, de « regarder les autres », et par exemple d’ « observer » ceci : que l’auteur qu’il cite comme celui qui a « signalé » cette réalité est un homme.

Il omet aussi et surtout d’ « observer » que cet homme, dans le livre évoqué, avait lui-même omis de « regarder les autres » et d’ « observer » que ce qu’il prétendait « signaler », beaucoup de femmes l’avaient déjà « signalé » avant lui, dans des productions théoriques, militantes et scientifiques, à commencer par Simone de Beauvoir – et sans doute n’était-elle déjà pas la première...

L’homme qui parle ici omet également d’observer que cette omission elle-même avait été « signalée » à la sortie du livre de cet homme, en 1998, par de nombreuses femmes.

Il omet aussi d’ « observer » que ledit auteur n’avait jamais cru bon de prendre au sérieux ce qu’on lui « signalait », d’en reconnaître le bien-fondé et d’en tenir compte.

Il omet enfin et surtout, dans cet entretien réalisé en 2019, d’ « observer » que cette longue histoire d’appropriation scientifique a eu lieu, qu’a eu lieu aussi la dénonciation étayée et argumentée de ladite appropriation, et qu’il est en conséquence tout à fait problématique de perpétuer, en 2019, cette partition médiocrement fondée scientifiquement mais parfaitement installée socialement : aux femmes la fonction d’ « informatrice », aux hommes celle de savant, théoricien, « signalant » au public, sous formes d’écrits théoriques, les « informations » recueillies.

La sociologie est donc bel et bien un sport de combat, comme disait l’autre, mais pour ce qui est du combat contre soi même, contre sa propre construction sociale, contre son propre regard, ses propres biais, et ses propres points aveugles, il semble bel et bien qu’elle ne soit pas suffisante, et qu’un autre combat soit nécessaire pour bousculer tout cela : le combat des femmes.