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Résultats incertains, bénéfices certains

Les passeurs, leurs complices et leurs victimes : retour critique sur la nouvelle rhétorique anti-immigration (Dernière partie)

par Cette France-là
7 décembre 2021

On a pu le constater à l’occasion de l’atroce noyade de Calais, comme à chaque fois que se produit ce type d’horreur, hélas systémique : il existe toute une panoplie de stratégies rhétoriques destinées à évacuer la responsabilité directe et centrale des gouvernements, et la principale d’entre elles, depuis maintenant de nombreuses années, consiste à déplacer la focale – et donc la révolte collective – sur les « filières » de « passeurs » qui « exploitent » la détresse des migrants. Cette thématique, mobilisée aujourd’hui par Gérald Darmanin comme elle le fut naguère par Éric Besson ou Manuel Valls, consiste à diaboliser les « passeurs » (tous assimilés à des « réseaux mafieux » et à des « esclavagistes ») tout en réduisant les migrants au rang de victimes passives, permettant ainsi de re-légitimer des politiques d’immigration brutales au moment même où elles ont tué. Cette stigmatisation du « passeur » permet en somme de parer de vertus humanitaires les politiques les plus attentatoires aux droits fondamentaux, tout en criminalisant toute solidarité de terrain avec les migrants, aussi bien individuelle qu’associative. Parce qu’elle est devenue l’un des principaux moyens – sinon le principal – de justifier l’injustifiable, il est urgent de déconstruire cette rhétorique – c’est ce que s’emploie à faire, de manière minutieuse, le texte qui suit, rédigé en 2010 par le collectif Cette France-là, et tristement d’actualité.

Partie précédente : « L’efficacité d’un combat »

Ce long détour permet de prendre la mesure du décalage existant entre le panorama dressé par Éric Besson et la complexité des situations réelles rencontrées par les migrants qu’il dit vouloir préserver des malheurs de l’immigration clandestine, autant qu’entre la limpidité des solutions qu’il avance et la réalité de la lutte contre les filières, combat ingrat et de longue haleine, difficilement compatible avec la « culture du résultat » fondée sur l’affichage immédiat à laquelle il entend le soumettre. Mais, on l’aura compris, le ministre a sans doute de bonnes raisons de persévérer sans faiblir dans son choix d’embrasser vigoureusement la thématique des « passeurs » et des « filières », protagonistes favoris de sa vision de « l’immigration clandestine » et de la lutte à mener : ce choix lui permet en effet de remplir au mieux les objectifs assignés par le Président.

Lorsque, à peine arrivé aux affaires, le nouveau ministre s’est ému de la situation indigne que connaissaient les migrants clandestins, il ne faisait que récupérer un discours classique des associations humanitaires – au demeurant abondamment alimenté par la politique menée par Brice Hortefeux – dans lequel criminalisation des migrants et chasse aux sans-papiers étaient dénoncées, tandis qu’étaient pointés les vrais criminels, ceux qui mériteraient réellement l’attention de la police : profiteurs du travail illégal, trafiquants en tous genres, exploiteurs. Ce discours associatif présentait majoritairement les migrants sans papiers comme des victimes : victimes d’abord et surtout de l’acharnement de l’État à leur égard ; victimes aussi de ceux qui profitent de leur vulnérabilité.

Éric Besson partage l’émotion des associations, mais ne récupère qu’une partie de leur diagnostic : les migrants sont bien victimes, mais seulement des passeurs. Certes, la désignation des passeurs comme des criminels à combattre est loin d’être nouvelle ; Nicolas Sarkozy ne disait pas autre chose au moment de la fermeture du centre de Sangatte en 2002. Mais la trouvaille d’Éric Besson consiste à magnifier ce thème en le martelant sans cesse et surtout à désigner les migrants comme victimes, à l’exclusion de toute autre qualification, reportant intégralement son attention et son énergie combative, du moins dans le discours, sur les passeurs.

Ce faisant, il répond au souhait du Président que soit réalisé au mieux le délicat équilibre entre humanité et fermeté : la police a bien l’intention de s’acharner, mais sur les responsables des malheurs des migrants – fermeté justifiée, puisque située du côté de la défense des vulnérables, souci humanitaire s’il en est : une guerre, certes, mais une guerre juste. À la suite des opérations sémantiques évoquées plus haut, c’est donc tout un ensemble de requalifications de l’action menée par l’État qui devient possible.

Changement de regard, changement de langage

Ainsi, Éric Besson nous apprend à regarder la réalité avec de nouvelles lunettes. À partir de son arrivée, il ne faut plus nous laisser abuser par nos sens : lorsque nous croyons voir une opération policière visant des migrants (lors de l’évacuation d’un squat à Calais), il s’agit en réalité d’une action ciblant des criminels :

« Ce n’est pas une opération d’interpellations massives, c’est de rendre difficile, voire impossible, le travail des passeurs. » [1]

Ainsi :

 une destruction devient un « démantèlement » ;

 une interpellation en masse est en réalité une opération visant à « détruire une plaque tournante du trafic d’êtres humains »,

 la « réadmission » dans le pays d’origine ou le pays de transit est le premier des « instruments » à mobiliser pour « lutter avec détermination contre les filières maritimes d’immigration irrégulière et de trafic d’êtres humains » [2] ;

 il ne s’agit plus de lutter contre l’immigration clandestine mais d’« augmenter la pression sur la filière clandestine ».

Quelle que soit l’action engagée, quelque musclée qu’elle se révèle, quelque désastreux qu’en soient les effets pour les migrants, le ministre nous demande toujours et sans faillir d’y voir sa lutte contre leurs « bourreaux » : la mise en œuvre d’une sorte de « responsabilité de protéger » dont il serait investi envers ces victimes. En cela, le choix du ministre est en parfaite conformité avec un « air du temps » dans lequel l’humanitaire – comme préoccupation, comme vision du monde, comme vocable et comme gouvernementalité [3] – est devenu un aspect incontournable dans l’action des États à l’échelle nationale comme internationale.

Et, dans une similitude saisissante avec ce qui est arrivé, lorsque la lutte contre la traite des êtres humains s’est inscrite à l’agenda politique français, aux prostituées étrangères qui ont été soudainement chassées et expulsées pour leur protection, par « devoir humanitaire », c’est aujourd’hui « pour leur bien » que les migrants sont interpellés, harcelés ou expulsés. Par un retournement bien ironique, en étant publiquement promus au rang de victimes et déchus de leur précédent statut de cibles de la répression gouvernementale, ils ont en même temps cessé d’être des fins pour devenir les « moyens » d’une fin supérieure – la guerre aux passeurs. On le sait, pas d’omelette sans casser des œufs : comment alors se plaindre d’opérations censément conçues pour traquer ceux qui brutalisent, exploitent et martyrisent ces « malheureux » ?

Le mythe de « l’efficacité »

Outre qu’elles humanisent la fermeté de l’État, ces requalifications ont pour principale vertu de témoigner en permanence et avec panache de sa détermination à agir et de son efficacité. Fidèle en cela à l’exemple donné par le Président, le ministre ne se contente pas d’annoncer, il agit. Il promet de revenir à Calais, il revient. Il promet le « démantèlement » de la jungle, il le fait. Certes, Éric Besson tient d’autant mieux ses promesses qu’il les choisit concrètes, visibles, simples à réaliser, selon la méthode présidentielle (ici, la ressemblance entre la promesse du ministre en 2009 et celle du ministre de l’Intérieur de 2002 de fermer Sangatte est aussi troublante que peu fortuite) : il s’agit de destructions physiques, d’évacuations musclées, d’interpellations dont il importe peu de connaître les suites. Et ces actions semblent d’autant plus efficaces qu’il nous a auparavant expliqué comment les lire : car si raser la jungle ou évacuer un squat sont des « démantèlements », ce qui nous est donné à voir est bien alors l’efficacité en actes, la guerre aux filières en « direct ».

Et, aux sceptiques que sa grande détermination à agir laisserait dubitatifs, qui l’interpréteraient comme la marque de sa naïveté ou qui croiraient l’effort vain, le ministre a répondu par avance dès l’annonce de ce programme :

« Oh ! j’entends déjà certains me dire : s’ils ne viennent plus à Calais, ils iront ailleurs ! Mais je les rassure tout de suite : ce que nous allons faire à Calais, nous le ferons partout ailleurs où la question viendrait à se poser ! J’y suis prêt. Quand il y a une difficulté, ce qui m’intéresse n’est pas de chercher les raisons qui pourraient justifier de ne rien faire, mais plutôt de la résoudre, en me tenant prêt à résoudre la suivante. » [4]

De la sorte, quelques mois plus tard, au moment où fusent les critiques sur l’opération menée le 22 septembre à Calais et sur son caractère dérisoire, coûteux, son maigre bilan au regard des objectifs affichés, le ministre peut s’employer à rappeler les difficultés du combat contre les filières (le coup porté a été « important » mais « pas fatidique ni définitif ») et son caractère « permanent » [5]. Ainsi, lorsque l’efficacité ne saute pas facilement aux yeux, c’est la ténacité du ministre qu’il nous faut constater : face à un combat difficile, sans cesse reconduit, il est prêt à tenir, à recommencer aussi souvent que nécessaire.

En somme, l’action menée par le ministère n’a que peu changé depuis Brice Hortefeux : aujourd’hui comme hier, il s’agit bien de lutter contre l’immigration clandestine, et en premier lieu contre les migrants eux-mêmes.

L’effacement d’une population

Il s’agit aussi, dans le cas du Calaisis, de tenter de rendre moins visible une présence qui signait ostensiblement l’échec de la fermeture de Sangatte (centre lui-même ouvert pour rendre moins visibles les exilés errant à l’époque à Calais), par une stratégie de dispersion des migrants à coup de destruction de jungles et de squats. Il fallait que l’existence de ces campements, menace directe sur l’image d’efficacité et de détermination que le Président s’est choisie comme marque de fabrique, soit visiblement mise à mal, qu’une action intervienne qui témoigne d’une volonté sans faille et fasse « bouger » la situation – sans qu’il importe beaucoup que ce soit pour le pire. Il fallait aussi que l’existence de ces campements devienne imputable à des responsables identifiés pour qu’elle cesse d’être la preuve de l’échec d’une politique [6].

Autant qu’il travestit la réalité de la politique d’usure et de dispersion menée par le gouvernement contre les clandestins, migrants et exilés du Calaisis, le discours sur les passeurs permet donc d’occulter la responsabilité de cette politique d’immigration dans la perpétuation de leur situation désastreuse : leur précarisation accrue depuis la fermeture de Sangatte, et encore aggravée avec la destruction des jungles, augmentant la vulnérabilité à toutes les formes de violences ; les impasses du droit d’asile et leurs situations bloquées par l’application stricte du règlement de Dublin II ; le lien direct entre les contrôles accrus aux frontières et le renforcement du pouvoir des passeurs, justifiant à son tour l’intensification des contrôles.

La plus grande réussite d’Éric Besson dans cette affaire aura ainsi été de parvenir, par cette simple stratégie cosmétique, à « former » le regard de « l’opinion », ou en tout cas celui des médias, en proposant un système d’explication simple, moral, complet, où les rôles sont convenablement distribués, qui désigne une cible acceptable et exhibe sans cesse la lutte menée à son encontre, lui permettant ainsi de rassurer les inquiétudes qu’il a lui-même amplement alimentées [7]. L’important était d’instiller dans les esprits des amalgames — entre immigration clandestine et filières, entre passeurs et esclavage – et d’imposer une vision manichéenne du « problème » : voilà qui est fait. Face à cette rhétorique, les critiques potentielles sont piégées d’avance : contester son contenu revient à reconduire les amalgames qu’elle opère ; déjouer ces amalgames suppose un démontage intellectuel que le ministre pourra aisément disqualifier – tantôt en le jugeant contraire à l’action, tantôt en dénonçant l’angélisme supposé d’élites déconnectées des réalités, sourdes aux légitimes inquiétudes du peuple français, et donc forcément « tordues », pour reprendre le mot d’Éric Besson, champion de la droiture.

P.-S.

Ce texte est paru initialement dans le recueil Cette France-là, réalisé par le collectif du même nom, que nous remercions de nous avoir autorisé cette republication. Les intertitres sont rajoutés par le collectif Les mots sont importants.

Notes

[1Idem.

[2« Éric Besson appelle l’Union européenne à renforcer la lutte contre l’immigration clandestine et à mettre en place une police européenne aux frontières », communiqué, 2 juin 2009, http://www.immigration.gouv.fr/spip.php?page=comm&id_rubrique=306&id_article=1682.

[3Voir Michel Agier, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Flammarion, 2008.

[4Allocution de M. Besson, 27 janvier 2009, déjà citée.

[5« Point de situation », communiqué, 28 septembre 2009, déjà cité.

[6De façon assez comparable, Jacques Chirac et son homologue britannique « découvrirent » subitement les passeurs en 2002, selon Virginie Guiraudon : alors qu’une crise diplomatique autour de Sangatte menaçait de se développer, la dénonciation conjointe de la responsabilité de cet odieux trafic leur permit opportunément d’en sortir : « Les autorités se sont intéressées tardivement aux passeurs, quand cela pouvait servir leurs intérêts. » Voir Virginie Guiraudon, article cité.

[7Voir Didier Bigo, « Sécurité et immigration : vers une gouvernementalité par l’inquiétude ? », Cultures et conflits, n° 31-32, printemps-été 1998, http://conflits.revues.org/index539.html.