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Retour sur les lois antivoile

Entretien avec Christine Delphy (Deuxième partie)

par Christine Delphy
23 août 2012

Le texte qui suit est la retranscription, en quatre parties, d’un entretien avec Christine Delphy, réalisé par Daniel Bertaux, Catherine Delcroix et Roland Pfefferkorn, publié initialement dans Migrations et sociétés en janvier-février 2011.

Partie précédente

Roland Pfefferkorn : À propos du foulard ou du voile, j’aimerais que tu reviennes
sur la manière dont les comparaisons internationales sélectives ont
été utilisées dans l’argumentation par rapport à la situation française. Il me
semble clair qu’on déplace les problématiques et que, en même temps, ce
déplacement permet de privilégier l’émotionnel chez beaucoup de gens.
Peux-tu revenir sur cet usage sélectif des comparaisons internationales ?

Je parlais récemment avec une femme journaliste à la télévision
du débat sur l’interdiction du foulard à l’école et du fait que cela
pénalisait de jeunes Françaises. Elle en était d’accord mais elle pensait que
cette interdiction pouvait aider… les Iraniennes ! Quand je lui ai demandé
en quoi, elle m’a répondu que cela pouvait « être un signe ». Mais un
signe de quoi et dirigé vers qui ? On ne peut comprendre ce qu’elle voulait
dire qu’en s’inscrivant à l’intérieur du mythe national qui voit la France
comme phare et guide des nations. Dans ce paradigme, dès que les
Français font quelque chose, à l’étranger on se dit : « Ah, les Français font
ça ! ! Ça doit être intéressant ! Et si on faisait la même chose ? ». Mais
les autres pays ne se disent pas cela, ils sont dans leur propre mythe
national, pas dans le nôtre, et ils ne nous voient pas comme un exemple.

Il faut qu’on se mette bien cela dans la tête. Je trouve triste que des
gens aient cette vision… qu’ils imaginent encore la France comme une
espèce de fanal qui inonde de sa lumière les autres pays. Parce que c’est
une illusion. Et ce n’est pas du tout ainsi que la France est perçue, surtout
dans les pays naguère colonisés. Ce n’est pas parce qu’on interdit le
foulard sur le sol français que ça va arranger la situation en Algérie. Au
contraire, tout ce qui est francophile ou même francophone est perçu en
Algérie comme appartenant au « Parti de l’étranger », et l’Algérie ferait
plutôt le contraire de ce que fait la France, par principe. En nous croyant
un exemple, dans notre rêve franco-français, nous sous-estimons complètement
le ressentiment qui continue d’exister en Afrique du Nord, et en
Afrique tout court, contre la France, contre toutes les puissances coloniales.
On ne veut pas en tenir compte, on se raccroche à notre version du
conflit, une version pro-colonialiste, et on refuse de voir ce ressentiment.

De la même façon que l’on ne veut pas tenir compte de ce qui risque
d’arriver en France. J’entends beaucoup de gens dire que la loi de 2004
interdisant le foulard à l’école est très bien. Ils disent : « Ça s’est très bien
passé », voulant dire par là que les filles enlèvent leur foulard (et celles
qui ne l’enlèvent pas et qui ne vont plus en classe, on n’en parle pas, c’est
mal élevé). En effet, que peuvent-elles faire, ces élèves ? Elles enlèvent
leur foulard à l’entrée de l’établissement et le remettent à la sortie. Ça s’est
très bien passé dans le sens qu’il n’y a pas eu de bombe dans les écoles. Mais enfin, il faut voir plus loin : ces jeunes filles vont au collège, puis
au lycée pendant sept ans, pendant sept ans de leur vie elles sont
humiliées matin et soir – et entretemps – car toutes leurs camarades
savent et qu’elles portent un foulard et qu’elles ont été obligées de le
retirer à la porte de l’établissement. Elles vont devenir adultes. Les
Algériens n’ont pas oublié les 130 ans de colonisation et ils n’ont pas
oublié les huit années de guerre. Ces jeunes filles vont-elles oublier ces
sept années d’humiliation ? Je ne le pense pas.

Quand elles vont devenir adultes, c’est là qu’on verra ce qu’on a fait,
qu’on verra vraiment le résultat de la loi. On a créé encore un autre
clivage, comme s’il n’y en avait pas déjà assez. On a empiré les choses.
Car si elles portent le foulard, c’est parce qu’il y a quelque chose qui ne
va pas, et ce quelque chose qui ne va pas, pour commencer, c’est le
racisme qu’elles subissent. Sinon elles ne porteraient pas ce foulard, qui n’est pas un foulard
maghrébin. Ce n’est pas la continuation d’une tradition ou d’une coutume
familiale. La moitié ou plus de leurs parents, loin de les forcer à le porter,
s’y opposent. Dans la génération des parents cela ne se faisait pratiquement
pas. Cette génération croyait à l’intégration. Mais la génération
suivante a vu le résultat de cette croyance : aux yeux de la nouvelle génération,
il n’y a pas d’intégration, et leurs parents se sont fait rouler
dans la farine. Leur façon de se rebeller, c’est de porter le foulard. Si,
quand elles se rebellent contre un traitement qu’elles trouvent injuste,
on leur répond par une punition injuste elle aussi, ça ne va pas arranger
les choses. On peut taper sur la tête des gens, et quand ils la relèvent,
retaper, mais il faut être conscient que c’est une conduite à risques. C’est
celle de la France aujourd’hui.

Roland Pfefferkorn : Par rapport à ces filles exclues de l’école à qui on refuse le
droit à l’éducation, l’interdiction du foulard n’est en rien une mesure féministe.
La moitié des filles qui ont été exclues en France, l’ont été en Alsace et en
Moselle, c’est-à-dire dans les trois départements non laïques. Or en Alsace et
en Moselle il y a des curés, des rabbins et des pasteurs qui donnent des
cours de religion au sein des établissements scolaires publics, qui siègent
dans des conseils de classe, y compris dans des établissements où on a exclu
des filles [1]. La contradiction apparaît là particulièrement grotesque. De plus, jamais il n’y a eu en France une campagne publique en faveur de la laïcité dans ces trois départements…

Là on est face à une situation paradigmatique. Il est clair
que le ressort des campagnes anti-foulard n’est en rien une opposition
à la religion en général. Le ressort est le racisme. Ce n’est pas à la
religion qu’on en a, parce que les autres religions sont non seulement
tolérées mais favorisées et subventionnées en Alsace-Moselle, et en
Guyane, au sein de l’école publique, au détriment des non-croyants qui,
garçons et filles, doivent trouver des excuses pour ne pas subir les cours
de religion. C’est en réalité une religion précise – l’islam – qui est refusée
et attaquée par des gens qui prétendent qu’ils ne peuvent supporter
aucune religion. Cependant, on voit qu’ils ont une grande tolérance pour
les religions chrétiennes. En fait ils les ont intégrées comme des éléments
culturels, et ils ne les voient plus comme des religions avec la connotation
péjorative qu’ils donnent à ce terme. Comme si la culture était une chose
et la religion une autre.

Or la religion fait partie de la culture, et vouloir
l’en exclure est absurde. La religion n’est qu’un des aspects d’une culture
qui est sexiste de bout en bout. Mais enlevons la religion de la culture – par exemple parmi les “déchristianisés” français, la majorité des gens en France – trouve-t-on moins de sexisme ? Absolument pas. D’ailleurs, trouve-t-on moins de christianisme chez les athées ? Cela semble une
question absurde, et pourtant…
Les laïcards vivent dans un pays catholique, ils prétendent que le catholicisme n’est pour eux qu’une série d’églises – gothiques ou romanes – seulement des monuments pour lesquels leur intérêt est strictement esthétique, mais en même temps ils nient que le catholicisme soit un des piliers
de l’ensemble de leur culture.

Par ailleurs, ils se déclarent opposés à tout
esprit religieux et partisans d’une séparation absolue entre le domaine
politique et la religion. Cette position est pourtant contraire à la loi de
1905, qui stipule que les Églises ne doivent pas intervenir ès qualités dans le
débat politique, mais qui n’empêche pas les gens d’avoir leurs convictions : nombre de politiciens actuels, comme François Bayrou ou Christine Boutin,
se disent ouvertement catholiques et déclarent haut et fort que leurs convictions
religieuses informent leur morale et leur politique. D’ailleurs,
comment pourrait-il en être autrement ? Pourraient-ils laisser leurs convictions
à la porte du Parlement ? Et pourquoi le feraient-ils ? Mais nos
intellectuels ainsi que de nombreux autres politiques chrétiens semblent
ignorer les musulmans et redouter qu’ils n’introduisent leurs convictions
dans la vie politique. Or c’est sûr que quand des musulmans croyants
entreront dans la vie politique, ils n’auront aucune raison de laisser leurs croyances à la porte. Que les musulmans, comme les catholiques et les
protestants, aient droit à leurs croyances et les expriment, où que ce soit,
c’est en cela que consiste la liberté de conscience garantie par nos
Constitutions et nos conventions internationales. Les Églises sont exclues
du fonctionnement politique, pas les consciences. Les députés qui étaient
opposés à l’avortement (en France, en 1974) ont voté contre, et personne
n’a dit que c’était illégitime parce que cette opinion était liée à leurs
convictions religieuses.

Pour en revenir aux hyper-laïcs, qui prétendent qu’il faut faire dans la
vie publique comme si les religions n’existaient pas, très curieusement ils
passent leur temps non seulement à étudier l’islam, mais à l’expliquer
aux musulmans. Les grands “spécialistes” de l’islam que sont Bernard-
Henri Lévy et Caroline Fourest font assaut de citations de hadiths et de
sourates et deviennent des exégètes du Coran. Ils expliquent, comme
le fait aussi le Premier ministre, que le foulard ou le niqab « ne sont
pas des obligations religieuses pour les musulmanes ». Nous sommes ainsi en pleine confusion, et même en pleine schizophrénie.
Ces contempteurs des musulmans prétendent à la fois rejeter
toutes les religions, la religion, et en même temps… chercher la “véritable”
religion, qui serait, elle, acceptable !

L’État, par exemple, se mêle de fabriquer un « islam de France », et
c’est le Premier ministre qui le définit, en excluant le niqab de cet islam-là.
Mais c’est complètement contradictoire avec la loi de 1905 et la liberté
de conscience et de culte. Les gens ont le droit de croire à ce qu’ils veulent,
et il n’y a donc pas de “bonne” ni de “mauvaise” interprétation de
l’islam – ou de l’astrologie – du point de vue de la loi, du point de vuede l’État. Car la loi de 1905 met sur le même pied toutes les croyances,
l’astrologie et le voltairisme, le bouddhisme et l’athéisme. L’astrologie a
plus d’adeptes en France – et ailleurs – que toute autre foi : Ronald
Reagan par exemple, lorsqu’il était président des États-Unis, ne prenait
jamais une décision importante tant que certains signes du zodiaque
n’étaient pas dans les bonnes maisons (je ne comprends pas ce que celaveut dire, mais Reagan, lui, comprenait). L’État n’a tout simplement pas à
intervenir dans les questions religieuses, dans les convictions individuelles :
c’est là l’une des libertés fondamentales. Mais cette liberté-là, les Français,
qui se la sont donnée sur le papier, sont incapables de la vivre : elle leur
semble trop grande. C’est ce refus de la liberté que l’on voit à l’oeuvre
dans cette contradiction qui montre des athées confirmés se plongeant
dans le Coran pour le réinterpréter après des milliers de théologiens musulmans, prétendant connaître l’islam mieux qu’eux. Et c’est au nom de
la séparation des Églises et de l’État qu’ils encourent ce ridicule ! Voilà
des gens qui ne supportent pas la liberté de conscience, et qui voudraient
revenir aux périodes antérieures, où l’État dictait aux gens ce qu’il fallait
penser.

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P.-S.

Cet entretien a été publié initialement dans Migrations et sociétés en janvier-février 2011 sous le titre suivant : « La fabrication de "l’Autre" par le pouvoir ».

Notes

[1Cf. PFEFFERKORN, Roland, “Alsace-Moselle : un statut scolaire non laïque”, Revue des Sciences
Sociales, Strasbourg, n° 38, 2007, pp. 158-171.