Accueil > Cinéma > Six fois deux

Six fois deux

Amour et haine, amitié et inimitié, rivalité et lutte à mort dans L’Arnaqueur (Septième partie)

par Faysal Riad, Pierre Tevanian
3 octobre 2011

Le film de Robert Rossen a également ceci de passionnant qu’il nous montre, notamment par de récurrents et saisissants échanges de regards entre les personnages, une multitude d’agencements, de « machines désirantes » [1] qui fonctionnent simultanément et nous rappellent ainsi que, même monogames ou célibataires, nous sommes toujours pris dans plusieurs flux libidinaux, plusieurs couples à la fois. Joliment démocratique, le film accorde presque autant d’importance à chacun des six couples qui, autour du couple apparemment central que forment Fast Eddie et Bert Gordon, structurent le récit et incarnent chacun un mode de relation singulier : Eddie et Charlie (l’alliance amicale des contraires), Eddie et Fats (la rivalité amicale des égaux), Fats et Bert Gordon (l’alliance inamicale des contraires), Eddie et Sarah (l’amour des semblables), Sarah et Charlie (l’amitié des semblables), Sarah et Bert Gordon (la lutte à mort des contraires).

Partie précédente : « Comme une danseuse »

Eddie et Charlie : l’alliance amicale des contraires

Leur relation à la fois professionnelle et amicale réalise le bon équilibre Apollon/Dionysos (nous y reviendrons  [2]). Elle a donc quelque chose de vrai – par opposition à l’hypocrisie de Bert Gordon, qui surjoue l’amitié lorsqu’Eddie accepte de travailler pour lui. Le lien qui unit Charlie et Eddie est en effet à la fois sincère et productif – c’est en somme un rapport de complémentarité. Tout cela, c’est Charlie lui-même qui le résume le mieux, d’une réplique lapidaire et glaciale, lorsqu’un pilier de bar le « cherche », précisément sur la nature de sa relation avec Eddie :

« - Tu es qui, toi ? Son manager ? Son larbin ? Son pigeon ?

- Son partenaire. »

(« His partner »)

Eddie et Fats : la rivalité amicale des égaux

Eddie et Fats incarnent, à l’état pur, le bon agon, ou l’amitié des semblables. Chacun des deux joueurs voit, reconnaît et admire à tout moment – et jusqu’à la réplique finale [3] – le talent de l’autre. Adversaires et complices, égaux, semblables et dissemblables, tout est dit, en un sens, par leurs surnoms à la fois proches et lointains : Fast Eddie et Minnesota Fats. La simple permutation de consonne produit, en deçà d’une quasi-homophonie (Fast/Fats), une énorme différence de sens (rapide/gros), comme s’il s’agissait d’indiquer qu’à partir de points communs évidents, la simple permutation, transformation, perturbation d’un ordre, peut déboucher sur des résultats tout à fait opposés.

En un sens donc, tout les rapproche, mais à cause d’un minuscule basculement (sûrement produit par Bert Gordon), ce sont deux styles, deux philosophies qui s’opposent – Fats le dompté et Eddie l’indompté. Mais au fond, dans la mesure où ce qui les différencie peut être aussi considéré comme insignifiant, ils sont identiques :

 Fast est ce que serait Fats sans l’emprise de Gordon ;

 Fats est ce que deviendrait Fast sous l’emprise de Gordon.

Durant la première partie-fleuve qui les oppose, lorsque Fats débute en alignant plusieurs coups gagnants, Eddie, qui est en train de perdre, est émerveillé. Charlie tente de le rassurer mais ce n’est pas nécessaire – il y a émulation, admiration, jouissance de voir le génie de l’autre :

« Il bouge comme une danseuse ! »

Eddie se situe alors, grâce au jeu de Fats à un moment où Gordon n’est pas encore là, au-dessus de la stricte logique de l’appât du gain qui anime « les faibles ». La relation entre les deux joueurs contient à ce moment-là des éléments susceptibles d’élever les personnages. L’émulation est saine : la différence radicale de leurs styles ne s’oppose pas au fait qu’ils soient tous les deux égaux en puissance créatrice – bien au contraire : la différence des styles n’est rien d’autre que la manifestation concrète de leur égalité [4].

D’un point de vue esthétique, leur opposition peut aussi être interprétée comme une confrontation entre Dionysos seul et Apollon s’abandonnant lui-même... au profit d’un Bert Gordon qui aurait, dans cette perspective, le rôle maléfique d’un séparateur de puissances – nous y reviendrons  [5].

Fats et Bert Gordon : l’alliance inamicale des contraires

La relation qui unit le coach à son poulain est l’échange inéquitable par excellence – ce que symbolise parfaitement le ratio que prend Gordon sur les victoires de Fats : 75% ! Même si la collaboration est fructueuse, productive, elle relève de l’exploitation.

Le fort est vaincu par le faible, le noble dompté et diminué par le vil – ce que souligne notamment le quasi-mutisme de Fats, qui ne s’exprime que très rarement, et par des répliques de quelques mots, alors que tous les autres personnages, aussi bien Eddie et Charlie que Sarah et Bert Gordon, ont tous leur « longue tirade ». Apollon est donc séparé de la puissance dionysiaque, mais dans un agencement qui lui permet de gagner dans « le monde tel qu’il est » – Fats est présenté, au début du film, comme étant « le meilleur », en tout cas dans « le circuit » tel que des Bert Gordon le contrôlent.

L’alliance inamicale des contraires est, au fond, la structure qui caractérise toute relation de domination, que ce soit entre le patron et le prolétaire ou entre le mari violent et la femme violentée. Nous l’avons jusqu’à présent appelée exploitation, domestication, division, pliage, mais une autre métaphore court dans tout le film : celle du proxénétisme. La partie de billard peut en effet être vue comme un substitut de l’acte sexuel – ce qu’Eddie lui-même invite à faire lors de la scène du pique-nique, quand il compare sa queue de billard à un « organe » qui « prolonge » son corps. La table verte est donc l’équivalent d’un lit, le mouvement complexe des boules figure l’inventivité des positions coïtales, l’art du billard est un Kama Sutra et l’absorption de la boule dans le trou figure la pénétration et l’orgasme. Cela aussi, Eddie le dit très explicitement lors du pique-nique, quand il évoque sa jouissance, et la mise en scène le suggère clairement : avant l’arrivée de Bert Gordon, Fast Eddie et Minnesota Fats prennent leur pied comme deux amants.

C’est donc une forme d’amour que subvertit le proxénète Bert Gordon, en dénaturant et en salissant une activité belle et agréable pour en faire en activité marchande et servile, dont le revenu est presque entièrement détourné au profit d’une tierce personne.

Bert Gordon tient, dans ce dispositif, le rôle du maquereau sans scrupules, Minnesota Fats celui de la vieille « professionnelle » rentable et docile, et c’est ce même mode de relation que Bert Gordon tente d’établir avec Eddie : en exploitant à son profit l’activité qui est pour Eddie la grande source de jouissance, en disposant de son corps et de sa technique, Bert Gordon fait de lui « sa pute » [6].

On comprend mieux, si l’on garde en tête ce réseau de métaphores, pourquoi la séquence du cassage de doigts est filmée comme un viol collectif – le groupe d’agresseurs entraînant Eddie dans une arrière-salle du bar, d’où nous ne pouvons qu’entendre, en off, les cris atroces de la victime. Ce cassage de doigts est en somme l’équivalent du viol punitif qui vient sanctionner les velléités d’autonomie de la « pute émancipée ».

Ce fil thématique de la prostitution se déroule tout au long du film, jusqu’au moment fatal où Bert Gordon tend à Sarah une liasse de billets, comme à une pute, avant de l’embrasser de force et de la rejeter sur son lit. C’est à ce moment décisif que nous finissons par comprendre, en même temps que le personnage féminin, que Bert Gordon est fondamentalement un maquereau, et qu’il va faire de Sarah « sa pute », après l’avoir déjà fait d’Eddie – et, avant lui, de Minnesota Fats.

Eddie et Sarah : l’amour des semblables

Sarah et Eddie ont en commun d’être forts au sens axiologique, et donc faibles dans l’ordre social. Ce qui fait leur force (l’amour du beau jeu pour Eddie, le don de voyance pour Sarah) fait aussi leur fragilité et leur vulnérabilité. Eddie et Sarah sont tous les deux piégés par leur meilleur côté : trop actifs et pas assez réactifs, traversés par une force dionysiaque trop grande pour eux, mal contrôlée, mal régulée, ils constituent des proies faciles pour un diviseur comme Bert Gordon, dont l’unique talent consiste justement à repérer et exploiter ce genre de faille.

C’est précisément cela que « voit » Sarah, et qu’elle annonce dans le texte qu’elle tape sur sa machine et qu’Eddie découvre avec inquiétude :

« Nous avons un contrat de dépravation, il n’y a plus qu’à tirer le rideau. »

Eddie déclare ne pas comprendre et réclame une explication, mais son angoisse semble indiquer au contraire une sorte de pressentiment : c’est peut-être bien parce qu’il a peur de comprendre ce que signifient ces mots que ces derniers le déstabilisent. Car Eddie et Sarah se sont bel et bien, tous les deux à leur manière, liés au mal : trop « actifs » et pas assez « réactifs », incapables de s’adapter au monde tel qu’il est, ils ne peuvent que ressentir douloureusement, de manière insupportable, sur le mode de la dépravation donc, les compromis qui leur sont imposés par l’ordre social :

 Eddie parce qu’il cède aux avances de Bert Gordon et l’accepte comme coach ;

 Sarah parce qu’elle accepte de vivre des chèques que lui envoie un père qui l’a abandonnée lorsqu’elle était enfant.

Sans doute Sarah entrevoit-elle enfin son ultime « dépravation » : le sacrifice qu’elle va faire de son propre corps – en couchant avec Bert Gordon – pour sauver l’âme d’Eddie.

Cette conscience malheureuse, ce sentiment de dépravation, et plus largement la vulnérabilité qui est le propre des « forts » : c’est sur tout cela que se construit l’amour d’Eddie et Sarah. C’est lorsqu’il est au plus bas, humilié par Minnesota Fats, qu’Eddie vient à la rencontre de Sarah, et c’est après s’être fait casser les doigts que, les mains dans le plâtre, le temps d’un pique-nique idyllique, il se livre à elle en toute sincérité – et manifeste par là-même sa plus grande force : son génie, sa générosité, son souci du beau jeu.

Sarah et Charlie : l’amitié des semblables

Ces deux-là aussi ont quelque chose en commun : l’amour d’Eddie, le fait d’avoir tous les deux vu en lui quelque chose de grand et d’aimable – même si Charlie-le-bon-pote le formule de manière moins élaborée que Sarah-l’intellectuelle. De là vient cette empathie que Sarah éprouve immédiatement à l’égard de Charlie, sans qu’ils aient à échanger de mots, la seule fois où ils se croisent (lorsque Charlie sonne à sa porte et tente de renouer avec Eddie « en fugue »). Ce qui se joue alors entre Sarah et Charlie est le beau principe selon lequel l’ami de mon ami est mon ami.

Plus exactement, Sarah, voyante, voit, derrière le désir égoïste qu’exprime Charlie de reprendre « une affaire qui marche bien », quelque chose qu’Eddie ne peut ou ne veut pas voir mais que Charlie exprime aussi : un amour sincère, une amitié véritable (« I care about you »). En d’autres termes : Sarah voit que Charlie a lui-même vu en Eddie ce qu’il y avait de grand et d’aimable, elle voit qu’avoir su voir cela fait de lui, pour elle, de manière absolument immédiate et indiscutable, un ami. D’où ses larmes quand elle voit Eddie rejeter la requête de Charlie.

Sarah et Bert Gordon : la rivalité haineuse des contraires

Sarah et Bert Gordon ont eux aussi quelque chose en commun, du moins en apparence – quelque chose qu’ils sont les seuls dans le film à vraiment posséder : une espèce particulière d’intelligence, la capacité de voir, comprendre, verbaliser, théoriser. Fats et Eddie sont plus instinctifs, surdoués sur un tapis vert mais perdus dès qu’ils s’en éloignent, aussi maladroits avec les mots qu’ils sont virtuoses avec les boules de billard – quant à Charlie, il est intuitif mais pas éloquent. Bref : s’ils ne sont pas les seuls à être intelligents, Sarah et Bert Gordon sont en tout cas les deux intellectuels du film.

Cette ressemblance fait d’eux des rivaux, ou plutôt des ennemis mortels, car tout le reste les oppose :

 Sarah est philosophe, son intelligence est dédiée au savoir et animée par l’amour et l’amitié [7] ;

 Gordon est un sophiste, son intelligence est dédiée à la quête du pouvoir et animée par l’inimitié voire la haine.

Ou encore :

 Sarah voit ce qui est et ce qui sera (y compris ce qu’il vaudrait mieux ne pas voir pour continuer de vivre dans l’insouciance) ;

 Gordon ne voit que ce qui peut lui servir, en particulier les failles de l’autre, les points sensibles sur lesquels il pourra appuyer pour le plier et l’exploiter (Fats définitivement, Eddie momentanément) ou le briser et le détruire (Sarah).

On comprend, du coup, pourquoi l’affrontement verbal entre Sarah et Bert Gordon est filmé exactement comme l’affrontement entre Fats et Eddie sur le billard. Il en est de fait l’exact pendant : Sarah et Bert se balancent des mots à la figure comme Fats et Eddie jouent leurs coups de billard. Nous sommes à chaque fois dans une « rencontre au sommet », avec deux adversaires qui ont en commun

 la maîtrise parfaite d’une certaine grammaire (le billard pour les uns, le logos pour les autres) ;

 un même objet de convoitise (le beau jeu et la victoire pour les joueurs de billard, la personne d’Eddie pour Sarah et Bert Gordon, même si les modalités de la convoitise sont diamétralement opposées : Bert veut Eddie à son service, Sarah le veut heureux) ;

mais que leurs natures (semblables dans un cas, contraires dans l’autre) amènent à s’opposer (dans une joute amicale pour les uns, dans une lutte à mort pour les autres).

Partie suivante : « You’re not a loser, you’re a winner »

Notes

[1Cf. Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Editions de Minuit, 1970

[2Cf. notre chapitre 9 : « Fats & Fast »

[3« Tu es un grand joueur, Fats - Toi aussi, Fast Eddie »

[4Cf. Pierre Tevanian, Egalité e(s)t différence.

[5Cf. notre chapitre 9 : « Fats & Fast »

[6Le féminin utilisé ici pour parler de la prostitution d’un homme se justifie non seulement de par le caractère archétypal (et dominant dans le phénomène de la prostitution) du schéma maquereau-viriliste / prostituée-surféminisée, mais aussi de par le caractère très féminin (dans des styles différents), des personnages de Fats et Eddie – cf. notre chapitre 6 : « Comme une danseuse ».

[7Rappelons-le : Platon faisait de l’amitié (philia) une condition nécessaire de la recherche en commun de la vérité.