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Subversive fantasy 4

Les politiques sexuelles du langage non verbal dans Céline et Julie vont en bateau

par Julia Lesage
1er mars 2018

Le Département itinérant de Celine & Julie Studies est heureux de vous proposer la traduction française d’un long article paru en 1981 dans la revue états-unienne Jump Cut (« faux raccord »), publiée sur papier de 1974 à 2001 [1] et consacrée au cinéma, aux arts visuels et aux médias « dans une perspective de gauche non-sectaire, féministe et anti-impérialiste ». Julia Lesage, co-fondatrice de la revue et enseignante à l’Université de l’Oregon, y propose sa lecture féministe d’un film singulier, dont vient enfin de sortir – en DVD Blu-ray – la version restaurée : Céline et Julie vont en bateau [2].

Partie précédente : Envoûtements et désenvoûtements

Le fil narratif Céline-et-Julie est dominé par l’improvisation. Décontractées, « cool », Labourier et Berto donnent à voir un éventail de gestes et de langages corporels féminins rarement montré à l’écran avec autant de justesse et d’amour. La présence physique de Berto et Labourier est faite de centaines de gestes aussi expressifs que minuscules et imprévisibles. Cette gestuelle est en outre filmée d’une telle façon qu’elle semble dominer le reste du décor, qu’il s’agisse de l’appartement ou de la bibliothèque. Cette « amplitude gestuelle » produit au final une image utopique, celle d’un « territoire de femmes ». Si l’on ajoute une composition visuelle travaillant sur l’excès (dans la couleur, le choix d’accessoires incongrus, et un cadrage très ouvert), le film prend une dimension sensuelle, érotique, en particulier pour un public de femmes. Il ne contient aucune scène de sexe « explicite », qui tomberait dans le voyeurisme : il propose plutôt de montrer, avec beaucoup de sensualité, toutes les manières possibles pour des femmes d’habiter un espace librement et tranquillement, seules ou à plusieurs, de s’identifier les unes aux autres ou d’agir seules, sans avoir « un homme en tête ».

L’improvisation des actrices nous amène à déchiffrer le sens exprimé à travers une multitude de « canaux comportementaux ». Il arrive que les gestes de Céline et Julie soient des déploiements subtils d’émotions – comme ces regards qui passent sur le visage de Julie quand elle est au téléphone avec son Gilou outragé, ou son soudain éclat de rire au moment de raccrocher. D’autres fois, les gestes sont des signaux intentionnels lancés à d’autres personnages, comme les « signaux de drague » pendant la course poursuite initiale. À d’autres moments encore ce sont des gestes « pas très féminins » (unladylike gestures), ce genre de gestes que les femmes ont tendance à réprimer en public. C’est ainsi une multitude de nuances qui est donnée à voir, en particulier sur la manière dont les femmes interagissent dans l’espace domestique.

Inventer et assumer une intimité aussi ouvertement que le font ces deux femmes est un fantasme (fantasy) qui peut être interprété comme lesbien. Au début du film, Céline et Julie agissent comme des enfants agressifs et gloutons qui tentent de s’accaparer quelque chose de précieux, chacune défendant son propre monde relationnel. Mais au fur et à mesure que le film avance, leurs actions se font de plus en plus synchrones. En les filmant toujours comme « faisant équipe », Rivette rend de plus en plus palpable l’unité psychique et le haut niveau de soutien mutuel auquel elles accèdent. Dès le départ, chacune est sensible aux « signaux » corporels émis par l’autre, mais ce qu’elles développent peu à peu est une espèce de symétrie quasi-magique [3].

Le mélodrame domestique de « l’autre maison » investit au contraire une gamme très limitée de relations interpersonnelles. Les séquences qui se déroulent dans cette « mauvaise maison » obéissent aux codes du film d’époque (RKO, années 1940), et les costumes, aussi bien que le registre de langage d’Olivier, Camille et Sophie, sont datés et stéréotypés : c’est une famille enlisée dans une époque. Ce qui est en question est en particulier la décomposition de la famille traditionnelle, et de sa matrice évidement idéalisée : dans cette intrigue, le fait que la mère soit morte est ce qui met en danger la vie de l’enfant. La simplicité de ce « mélodrame criminel d’intérieur » (interior crime melodrama), ainsi que son esthétique de l’outrance, l’apparente aussi à un conte de fées, avec son opposition entre une mère défunte et une belle-mère vicieuse, prête à sacrifier une petite fille pour un homme – mais ce seront finalement d’autres femmes, et non un Prince charmant, qui sauveront ladite petite fille. Les rapports hétérosexuels apparaissent dans cette histoire comme intrinsèquement emprunts de logiques destructrices, et les types de rôles qui se dessinent dans cette atroce famille rejouent les stratégies sociales les plus ordinaires de la prise du pouvoir ou de sa perpétuation.

Le film critique en somme différentes formes d’emprise et de manipulation émotionnelle qui se développent dans le cadre de la famille et de l’amour romantique. Chaque détail de l’action, du décor ou des costumes délivre un même message : ces personnages sont enfermés dans des rôles bourgeois, hétérosexuels et familiaux. Les adultes se donnent beaucoup de mal pour sauver les apparences sociales, ils demeurent dépourvus de toute candeur et de toute spontanéité [4]. Ils ne sont jamais ingénus. L’enfant est droguée la plupart du temps. Quant aux femmes, elles n’agissent que dans un cadre, dans des limites, dans des contraintes fixées par l’homme. La grande maison est un lieu d’accumulation de capital, et tout reste impérativement à sa place.

Les signes minuscules que présente chaque plan produisent une mise en question de la vie de famille, que le déroulement de ce drame d’intérieur nous invite à voir comme un crime. La répétition des mêmes plans produit, au-delà de la dimension documentaire, un effet analytique sur les rapports entre hétérosexuels adultes. Les gestes, les détails de chaque plan, les liens entre les personnages et l’architecture du lieu, tout converge vers une mise en exergue des notions de limite, de structure et de principe comme fondements de la vie de famille [5]. La plupart des gens en ont une expérience relativement homogène, qui leur permet d’agir et réagir aux émotions d’autrui dans le contexte familial – et même notre développement émotionnel repose sur ces bases. Déception, rigidité, manque d’imagination, ressassement obsessionnel du passé, soif de privilèges statutaires, disponibilité de la femme, attente d’un homme, jeux émotionnels destructeurs, sont des leitmotivs de la famille bourgeoise, que le film nous fait voir par un travail d’outrance et de caricature, mais qui sont de longue date des lieux communs de la grande fiction et notamment du roman [6]. Comme dans un roman-feuilleton, les habitants de la « grande maison » se tiennent « bien », les femmes sont impeccablement habillées et coiffées, et le travail domestique est invisibilisé. L’homme crée et entretient sa propre figure fantasmatique (his own fantasy about what he wants and deserves) : celle du dévoué pater familias que des femmes attentives servent et gardent constamment à l’esprit.

Le fait que les costumes renvoient aux années 1940-1950 renforce l’impression que le mélodrame de la grande maison pourrait représenter l’histoire passée de Céline et Julie. C’est sur ce point aussi que le film parle aux féministes. Le travail qui consiste à sauver l’enfante est quelque chose que toute notre génération doit collectivement entreprendre : sauver les filles, sauver notre propre être enfantin, et sauver nos filles – les futures générations. Il s’agit d’un chantier historique de « récupération », de « sauvetage », qui s’impose à un groupe opprimé mais conscientisé.

Entre le cadre extérieur et le drame criminel de la « grande maison » se dégagent des oppositions paradigmatiques saisissantes :

 plaisir / douleur ;

 rigolade / austérité ;

 décontraction / raideur ;

 femmes adultes qui jouent comme des enfants / adultes des deux sexes qui répriment leur part enfantine ;

 union entre deux femmes /divisions, dominations et rapports de manipulation hommes-femmes et adultes-enfant.

Qu’est ce que ces oppositions ont à voir avec le lesbianisme, ou avec la vision qu’en donne le film ? Lorsqu’elles sont ensemble, Céline et Julie agissent comme si elles étaient revenues à ce moment de la vie dont les femmes hétérosexuelles se souviennent souvent comme du dernier moment où elles se sont senties libres et tranquilles avec leurs amies filles : la puberté – par exemple ce moment des « soirées pyjama », lorsqu’elles ne sont plus en représentation devant le sexe opposé. Céline et Julie se prélassent dans leur chambre, se touchent sans inhibitions, se vautrent sur le canapé, s’allongent l’une contre l’autre, s’échangent leurs bagues, se racontent des histoires, se jouent des scènes, et s’amusent à « faire les connes » (they act deliberately silly in a girlish way) [7]. Les petites filles peuvent courir vite et sauter haut, leurs ambitions n’ont pas encore été rabaissées par la pression sociale : Céline et Julie font retour vers cette petite fille.

Qu’est ce que cela signifie, des femmes adultes qui font ainsi retour vers l’énergie – et la « foldinguerie » – de la petite fille ? Céline aurait très bien pu se mutiler pour obtenir l’attention et l’aide de Julie. Elle préfère se gratter la tête avec une main rouge sculptée que Julie utilise pour ranger ses bagues, ou jouer avec ses doigts de pied. Lors de leur dernière incursion dans la « grande maison », Céline et Julie s’amusent à se mettre les doigts dans le nez. Par ces jeux elles retrouvent l’enfance : celle de la petite Madlyn qu’elles vont finir par « exfiltrer » de la maison, et leur propre enfance. La part enfantine en chacune d’elle se libère des inhibitions inculquées par l’impératif de « se trouver un homme », et Céline et Julie interagissent suivant un continuum qui mène du Surmoi (et plus particulièrement de la figure de la mère nourricière) au Moi (qui s’affirme notamment quand Céline envoie balader Gilou, et Julie l’impresario), jusqu’à ces formes de relations qui retrouvent l’enfance.

C’est ici que nous pouvons dire dans quelle mesure, et quelles limites, on peut parler de ce film comme d’un film lesbien. Si Rivette doit être tenu pour seul responsable de la partie « mélodrame » du film, celle qui se passe dans la « grande maison », nous pouvons dire qu’il a mis le doigt avec acuité sur les problèmes de son propre univers : la domination masculine, l’amour hétérosexuel et la famille traditionnelle, le tout sous l’égide du capitalisme. Il a pu demander aux actrices, qui étaient déjà de bonnes amies, de collaborer au scénario de manière à dépeindre de manière convaincante une amitié réparatrice et fortifiante entre femmes, comme une protection contre les menaces émanant de « son monde ». Mais le film ne montre pas les contradictions et les conflits inhérents à l’existence lesbienne, et il n’aborde pas non plus en termes politiques la menace que la société hétérosexuelle fait peser sur les lesbiennes. Enfin, la relation entre Céline et Julie reste bien circonscrite dans le champ de l’enfance. Aucun amour d’adultes n’est exprimé, ce qui contribue à donner à cette relation un aspect inoffensif pour les spectateurs, qui ont toujours le choix de ne pas voir du tout ces deux femmes comme des lesbiennes. La responsabilité revient-elle à Rivette, est-ce un choix des actrices pendant l’écriture du scénario, ou cela provient-il d’une impératif implicite lié aux conditions de production d’un long métrage ? Je ne saurais le dire.

Cinquième partie

P.-S.

Ce texte est paru dans Jump Cut, no. 24-25, en mars 1981. Nous le publions avec l’autorisation de son auteure. Traduction : Collectif Les mots sont importants.

Notes

[1Et désormais en ligne.

[2Tout au long de ce texte, l’auteure utilise le mot fantasy en déclinant toute la gamme de ses significations, différentes suivant les contextes : fantaisie, fantasme, rêve, imagination, fiction, féérie – et l’on pense aussi souvent à la « fonction fabulatrice » de Bergson. Le terme est par exemple utilisé par Julia Lesage pour décrire aussi bien un imaginaire aliénant et mortifère (la masochistic féminine fantasy de l’ordre symbolique sexiste, à laquelle sont assujettis les personnages de Camille et Sophie) et un « délire de résistance » qui permet de s’en extraire (la subversive fantasy de Céline et Julie). Nous avons donc pris le parti, pour une compréhension plus immédiate, de traduire fantasy de manière diverse suivant les contextes, mais le plus souvent par fantasme, tout en indiquant entre parenthèses la récurrence d’un même terme en anglais. Note du Collectif Les mots sont importants.

[3Pour un bon aperçu de la recherche sur la communication non verbale, voir Nancy Henly, Body Politics, Englewood Cliffs : Prentice Hall, 1977. Voir aussi Shirley Weitz, « Sex Differences in Non-Verbal Communication », Sex Roles, 2 (1976) ; Irene Hanson Frieze & Sheila J. Ramsey, « Non-Verbal Maintenance of Traditional Sex Roles », Journal of Social Issues, 32, No. 3 (1976)

[4Voir Erving Goffman, Les cadres de l’expérience, Editions de Minuit, 1992, ainsi que La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi, Editions de Minuit, 1973

[5Voir Ronald Laing, La politique de la famille, Stock, 1976.

[6Sur les formes les plus extrêmes et féroces de la politique de la famille, voir le livre de Christina Stead, L’Homme qui aimait les enfants, Fayard, 1988.

[7Pour une discussion plus approfondie de l’immédiateté verbale et non verbale, voir Albert Mehrabian, Communication non verbale (Chicago : Aldine-Atherson, 1977)