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Sycomore Sickamour

Un livre de Pacôme Thiellement

par Pacôme Thiellement
1er octobre 2018

« Etudiez comme moi plutôt comment donner du plaisir à l’oeil en lui faisant regarder dans la prunelle d’un autre oeil dont l’éclat le transforme en guide stellaire »  [1] : un livre de Pacôme Thiellement sur ni plus ni moins que l’amour, ses dévoiements, et les possibilités de vie qu’il peut ouvrir, paraît ce mardi 2 octobre aux Presses Universitaires de France, intitulé Sycomore sickamour. Il y est question, aussi, de Jesus Christ, des Gnostiques, de Nerval, Rivette, Lynch et surtout William Shakespeare et son amie extraordinaire et méconnue, la poétesse Emilia Lanier. En guise de présentation, et d’invitation à lire la suite, voici quelques-unes des premières pages.

Cette Terre est la création du Démiurge, ce monde appartient au Diable : ça revient au même. Quand nous avons identifié un homme de pouvoir démiurgique et que nous nous sommes organisés collectivement pour le neutraliser, nous n’avons pas vu le petit salaud diabolique qui s’était frayé un chemin pour bénéficier des conséquences de notre révolte. Quand nous avons refusé le travail démiurgique qui allait nous anéantir psychiquement et faire de nous un esclave, la minute suivante, nous nous sommes abandonnés aux addictions diaboliques de l’alcool et des stupéfiants, créant une prison seconde autour de notre âme, nous faisant passer d’une emprise à une autre derrière l’apparente liberté de nos décisions. Enfin, quand nous avons fui l’ennui familialiste démiurgique pour défendre notre droit à une existence poétique, nous n’avons pas vu l’amour malade qui se tenait dans un coin et nous attendait pour bénéficier de nos pulsions contradictoires et nous piétiner le cœur.

Depuis Adam et Ève, l’amour n’a pas progressé d’un millimètre. Il a reculé. Dans la Genèse, Dieu forme le premier homme à partir de poussière. Comme il estime que la solitude lui serait mauvaise, Dieu plonge Adam dans le sommeil, et prend une côte qu’il bricole à sa façon pour la transformer en femme : C’est Ève.

« Dieu créa l’homme et la femme, dit la Bible. Il les bénit et leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et assujettissez-la ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. » Charmant ! L’homme a tous les droits, sauf un : « Tu pourras manger de tous les arbres du jardin d’Éden, mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. »

Apparaît le serpent. Il dit à Ève de transgresser l’interdit et de manger le fruit :

« Le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal. »

On connaît la suite. La femme mange, l’homme aussi, leurs yeux s’ouvrent, ils voient qu’ils sont nus, ils se couvrent de feuilles de figuier, Dieu se met à crier, ils partent se cacher. Dieu devient carrément hystérique. L’homme accable la femme qui, elle, dénonce le serpent et, à la fin, Dieu punit tout le monde :

« Il dit à la femme : J’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi. Il dit à l’homme : Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l’arbre, le sol sera maudit à cause de toi. C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l’herbe des champs. »

Dieu chasse les amants maudits du jardin d’Éden. Il place à la porte de sa propriété privée les chérubins, ses flics cosmiques, pour que l’homme et la femme ne touchent pas à l’arbre de vie, qui leur donnerait la vie éternelle. Adam va bosser et Ève fait le ménage et la cuisine. Ils vécurent malheureux et ils eurent quelques enfants.

Adam et Ève n’ont pas commis une faute : ils ont été piégés. On ne confondra pas les bourreaux et les victimes, et les deux « lovers on the run » ne sont guère que les victimes collatérales d’un conflit entre le Démiurge et le Diable, ici jouant les rôles de Dieu et du serpent, soit l’interdit et sa transgression, l’interdit qui pousse à la transgression et la transgression qui renforce l’interdit, un pouvoir qui énerve et incite à s’opposer à lui frontalement et une opposition qui, systématiquement, échoue à renverser le pouvoir en place et contribue à le renforcer. À ce titre, Adam et Ève sont bien les parents de toute l’espèce humaine, toujours piégée entre un représentant de l’ordre absurde et un militant du désordre pervers. À ce titre, en effet, nous n’avons pas du tout progressé depuis Adam et Ève. Et les garçons ont raison d’être tristes, et les filles n’ont pas tort d’être déprimées.

Mais cette histoire peut être interprétée autrement, et c’est précisément ce qu’ont proposé les auteurs des textes écrits entre le premier et le quatrième[ siècle et retrouvés dans le désert de Nag Hammadi en 1945 : des textes venus de la Bibliothèque d’un de ces « gnostiques » (comme les ont appelés péjorativement les membres de l’Église chrétienne pour railler leur appétit de connaissance) ou plutôt Sans Roi (comme Jésus les nomme dans ces mêmes textes : abasileus genea, « génération sans roi » ou « race sans roi »). Rappelons que, à partir de Simon le Magicien, qui apparaît en coup de vent dans les Actes des Apôtres et donne son nom à la simonie (le « trafic des choses saintes » selon l’Église, ce qui peut se comprendre comme la possibilité d’exercer les dons de guérison au nom du Christ en dehors de toute autorité centralisatrice), les Sans Roi ont sans cesse distingué deux dieux : la véritable divinité, qui est absolument bonne mais presque impuissante sur cette Terre, et le Démiurge, maître de la matière, geôlier de l’humanité, aveugle, fou, idiot. Entre le Démiurge et le Diable, ça se passe comme entre deux ennemis politiques : ils ont l’air de se détester, mais au fond, ils ont besoin l’un de l’autre et sont complémentaires quand ils ne sont pas carrément complices. À la fin, grâce aux plans pas clairs du Diable, le Démiurge ramasse les rêveurs et les fugitifs aussi sûrement que le royaume de France annexe le duché d’Orléans.

Le coup de génie des Sans Roi, c’est d’avoir proposé une autre lecture des mêmes épisodes de la Genèse : un peu comme, dans certains films, on revient sur le même événement mais en le présentant sous un autre angle qui en change complètement le sens. Ce principe narratif est très fréquent dans les textes de Nag Hammadi. Dans Le Témoignage de Vérité, on reprend la succession des événements racontés dans la Genèse, après quoi le Sans Roi commente :

« Mais quel dieu est-ce là ? D’abord, il craint qu’Adam ne mange de l’arbre de la connaissance. Ensuite il dit “Chassons-le de cet endroit, de peur qu’il ne mange de l’arbre de vie et qu’il vive éternellement.” Ce dieu est un détestable envieux. »

Et dans L’Apocryphe de Jean, Jésus prend sur lui la responsabilité de l’incitation à manger le fruit de l’arbre de la connaissance. Il raconte à Jean sa version des faits et il y endosse le rôle, non d’un serpent, mais d’un aigle :

« Les archontes emportèrent Adam et le placèrent au paradis terrestre. Ils lui dirent pour le mystifier : “Mange, cela est un délice.” Mais leur nourriture est amertume, et leur beauté, perversion ; et leurs délices ne sont qu’illusions, leurs fruits sont un poison et leur promesse n’est que mort. Et celui qu’ils avaient appelé l’arbre de la connaissance du bien et du mal, qui est la pensée de Lumière, ils se sont mis devant pour empêcher Adam d’apercevoir sa plénitude. Mais moi, je l’ai incité à en manger. Je suis apparu sous la forme de l’aigle au-dessus de l’arbre de connaissance. »

Dans la Bibliothèque de Nag Hammadi, c’est L’Écrit Sans Titre surtout qui officie comme reboot principal de notre « origin story ». L’Écrit Sans Titre décrit la création du premier homme par l’émanation de la divinité nommée Sophia :

« Lorsque Sophia eut cueilli une goutte de lumière, elle flotta sur l’eau. Aussitôt l’homme apparut : il était androgyne. »

Pour ne pas être en reste, le Démiurge tire également un homme de la matière, mais c’est un pantin sans intelligence, et qui peine à se mouvoir.

« Après que cet Adam eut été achevé, on le laissa dans une fosse, car sa forme était pareille à celle d’un avorton, n’ayant pas en lui de souffle. Le Démiurge craignait que l’homme puisse mouvoir son corps et le dominer. C’est pourquoi il laissa son corps sans âme pendant quarante jours. »

Sophia, prise de pitié face à ce pauvre gosse, envoie son souffle à Adam pour lui donner la vie. Pour ne pas perdre la face devant ses archontes, le Démiurge s’en attribue ensuite l’initiative, mais il tient à conserver Adam dans l’ignorance et le laisse gésir dans la fosse d’Éden. L’androgyne se transforme alors en femme nommée « Ève (de la vie) » et Sophia l’envoie à Adam afin qu’elle devienne son instructrice. En voyant Ève (de la vie) arriver dans Éden, les archontes essaient immédiatement de la violer :

« Emparons-nous d’elle et répandons sur elle notre sperme. Mais ne disons pas à Adam qu’elle ne vient pas de nous : faisons tomber sur lui une torpeur et enseignons-lui dans son sommeil qu’elle est venue à l’être à partir d’une de ses côtes, en sorte que la femme le serve et qu’il ait autorité sur elle. »

À partir de cet instant, Adam croira presque toujours la femme double ou trompeuse, et Ève (de la vie) percevra l’homme comme un crétin méchant et dangereux. On voit le renversement total produit par L’Écrit Sans Titre. Les archontes ont aveuglé le premier homme. Ils l’ont persuadé qu’il était supérieur et même antérieur à la première femme dans l’objectif de les tenir tous les deux en servitude. Adam, acquérant une âme par le souffle de la Sophia, et l’androgyne, devenu Ève (de la vie), sont les parents de l’humanité et, en tant que telle, cette dernière est divine, même si, à l’instar d’Adam et d’Ève (de la vie), toutes les âmes furent violées par les archontes avant de descendre sur Terre. C’est ce que nous explique un autre texte de la Bibliothèque de Nag Hammadi, L’Exégèse de l’Âme :

« Lorsqu’elle tomba dans un corps et vint en cette vie, l’âme tomba au pouvoir de nombreux brigands, et les violents se la passèrent l’un à l’autre et la souillèrent. »

Si tous les garçons sont tristes, si toutes les filles sont déprimées, c’est qu’ils ont été désorientés dès leur naissance par un traumatisme originel. C’est qu’ils ont tous été violés par les anges. Mais ils ont cette trace, cette mémoire de l’amour qui continue à brûler en eux. Cet amour est ce qu’ils ont en eux de meilleur, et le drame est qu’il soit susceptible de les entraîner à révéler ce qu’ils peuvent avoir de pire. Le drame est qu’ils en font, généralement, un infâme gâchis.

Ce qu’Adam et Ève (de la vie) voulaient, c’est simplement aimer, et connaître. Et ils ont été maudits pour ça. Ni le Démiurge ni le Diable ne supportent l’amour. L’amour était, implicitement, le premier interdit. Si le Démiurge avait été un peu moins hypocrite, le premier commandement de ce détestable envieux aurait été : Tu n’aimeras point. Au lieu de ça, il a inscrit l’amour dans une hiérarchie où il devait en être le premier bénéficiaire, comme une espèce de droit de cuissage métaphysique, tandis que ceux qui ne feraient pas dépendre leurs sentiments d’un amour qui lui serait initialement rendu – Fornication Under the Consent of the Connard (FUCC !) – aimeraient les autres d’un amour vain, voire nuisible. C’est Pierre qui l’explique à Simon le Magicien dans les Homélies clémentines :

« L’homme qui n’a pas d’amour pour son auteur ne peut jamais non plus en avoir pour un autre. Et, s’il a de l’amour pour un autre, c’est un amour contre nature, et cet homme ignore qu’il tient du Mauvais cet amour qui est le fait des méchants et auquel il ne pourra même pas rester fidèle. »

Ceux qui aimeraient Dieu d’abord, les hommes ensuite, ne présenteraient aucun danger, les hommes agissant en son nom œuvrant nécessairement au Bien et par amour : Pardon mais LOL.

Jusqu’à présent, l’amour n’a pas réussi à nous sauver. Il n’y a pas de comportement plus atroce et plus dégoûtant que celui de l’amoureux qui se croit justifié dans ses pires actions par le seul fait qu’il aime. Comme il aime, cet amour entraîne chez lui, moins la révélation de son courage et de sa bonté, que celle d’un manque initial qu’il lui faut combler à tout prix. Il fonctionne comme un homme en manque, et c’est à partir de ce manque que le Diable réussit à lui marchander ses perversions et ses transgressions le maintenant dans l’amertume et le dégoût de lui-même. C’est à partir de ce même manque que Dieu réussit à repêcher son âme écœurée afin de le faire travailler à sa gloire. Cet amour rend malheureux et méchant.

« Il est bon d’être comblé et mauvais d’être en manque » dit Jésus dans L’Apocryphe de Jacques. La notion de « plérôme » est une autre de ces divergences fondamentales entre la pensée des Sans Roi et la conception monothéiste. Les monothéismes, les satanismes, les philosophies modernes et la psychanalyse – voire Aristophane dans Le Banquet de Platon et son mythe des créatures coupées en deux en quête de leur moitié perdue – ont tous présenté l’homme comme un éclopé affectif, une créature à laquelle il manquait quelque chose, ce qui l’entraînait systématiquement à des actes répréhensibles dont il devait ensuite se repentir. Les Sans Roi ont présenté l’homme comme un être qui ne manque de rien, mais qui a été désorienté par des puissances mauvaises et qui doit retrouver la conscience de sa plénitude originelle seule garante d’une bonne manière de voir et d’agir.

Les Sans Roi parlent non seulement d’une vie vécue dans un état pléromatique mais également d’un amour qui en soit le déploiement ou la conséquence. C’est pourquoi, dans L’Évangile de Philippe, Jésus peut dire que « l’amour ne se prive de rien et ne prend rien ». Et on peut même lire les lignes suivantes, hallucinantes de la part d’un sauveur présenté par son fan-club officiel (j’ai nommé : le christianisme) comme un être asexué :

« Faites l’expérience d’une étreinte pure, elle possède une grande puissance. Le mystère qui unit deux êtres est grand, sans cette alliance le monde n’existerait pas. L’étreinte selon le monde est déjà un mystère, combien plus l’étreinte qui incarne l’alliance cachée. Ce n’est pas une réalité seulement charnelle. Il y a du silence dans cette étreinte. Elle n’est pas obscure, elle est lumière. »

P.-S.

Ces pages sont extraites de Sycomore sickamour de Pacôme Thiellement, qui parait aux Presses Universitaires de France. Nous les publions avec l’amicale autorisation de l’auteur, qui par ailleurs présentera son livre ce mardi 2 octobre à 19h, Librairie Monte En L’Air, 2 rue de la Mare, Paris 20.

Notes

[1Biron dans Peines d’amour perdues de William Shakespeare. Cité par Pacôme Thiellement dans Sycomore sickamour, Presses Universitaires de France, 2018.