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The last summer in Paris

Céline et Julie vues par Juliet Berto

par Juliet Berto
19 janvier 2020

Il y a trente ans, le 10 janvier 1990, disparaissait Juliet Berto. En hommage à une artiste unique, nous publions le beau texte qu’elle avait rédigé pour un petit dossier de presse bleu aujourd’hui disparu, ou presque [1]. Il raconte, tout simplement, la naissance d’un film – et celle d’une cinéaste.

Céline et Julie vont en bateau... C’était l’été dernier. Jacques Rivette devait réaliser un sujet pour lequel il avait obtenu une avance sur recettes. Mais les autres capitaux nécessaires pour monter le film n’avaient pu être réunis. Le sujet : Phénix, un film d’époque – il sollicitait des moyens d’une bonne production commerciale car il y avait des problèmes de décors et de costumes qui ne doivent pas être négligés. Les acteurs étaient Jeanne Moreau, Michel Lonsdale, Pierre Clémenti et moi-même.

Paris 1973, du côté de Montmartre

Or, début juin (de l’an 73) nous nous retrouvâmes, Jacques et moi, au commencement d’un nouvel été comme deux orphelins dans la ville (les autres comédiens avaient pu obtenir des activités ailleurs). Frustrés de ce projet, et complètement démobilisés, sans travail, argent et ce plaisir de tourner...

Un jour, Jacques rencontre Claude Berri qui lui demande s’il n’avait pas un autre projet pour l’été : un film plus simple et moins onéreux. Jacques a une idée et m’appelle : "Si on essayait de dire oui, et de faire quelque chose d’autre ?".

Pour moi : une évidence, donc, je dis "oui". On commence alors à discuter sérieusement. Jacques : "Si au lieu de l’éternelle histoire de la fille et du garçon, on racontait celle de deux filles ?"

Juliet : "Qui serait l’autre fille ?"

Jacques : "Labourier par exemple."

Juliet : "OK, signé, vendu !"

On appelle tout de suite Labourier qui, au chômage elle aussi, s’apprêtait à se retirer trois semaines à Londres. Il faut signaler que Jacques avait vu Dominique dans Le petit théâtre de Jean Renoir, et la veille, avec moi, à la sortie du cinéma Lafayette... Qu’il avait envie de travailler avec elle... Dominique et moi nous connaissions depuis très longtemps et étions amies.

Aussi sec, Dominique abandonne le projet via London. Et, le lendemain soir, nous étions chez moi : Jacques, Eduardo de Gregorio, son assistant, Dominique (Booboo dans l’intimité) et moi-même. C’était le début de juin. Nous lancions dans l’air liquéfié les premières planches d’un radeau qui allait, au gré du temps et du courant, se transformer en bateau de plaisance, en galère et en sous-marin vert, pour terminer dans une barque de l’éternel retour qui aurait croisé le bateau pirate des révoltés du Bounty, dans les eaux calmes et coléreuses du fleuve sauvage, qui aurait pu être le Styx, et dont les Queen were not African...

Et Moby Dick s’était transformée en "Harold" petit-poisson-noir-en-bocal où les yeux des bébés dinosaures se superposaient avec les yeux de chats platoniques et les baguettes magiques suspendues invisibles dans l’air avec la marque sanglante d’une main fantôme tracée dans l’espace non défini du temps et indélébile, et où les fillettes se trouvaient coincées dans une bulle de savon à la Cocteau qui les transportait comme un ballon-nacelle, gravures d’époque d’un navire spatial de Verne, d’un côté à l’autre d’un miroir brisé qui reflétait Paris 1973, du côté de Montmartre... Alice Cooper et le Lapin Rose partaient dans un coin de petite fumée bleue dire un salut amical aux Indiens... La machine désirante du rêve-spectacle commençait à fonctionner...

La croisière... Son sujet... Son but... Ses sujets... Et les bonbons paradisiaques...

Tous les personnages féminins du cinéma

Donc, nous nous trouvions tous les quatre, ayant fait place à l ’éclatement le plus total de l’imagination libérée. Nous étions des enfants et nous riions aux larmes. Au début, Booboo et Juliet pensaient que le film devait obéir à certains impératifs : minimum de temps/minimum d’argent, donc : histoire à tourner dans un seul lieu, avec un minimum d’acteurs - c’est-à-dire : deux. On était très vite du côté "Baby Jane" comédie dramatique et personnages psychologiques. On s’excitait pas mal là-dessus, dans le sens où on pensait développer, dans une situation, toutes les gammes de jeu d’une actrice totale, c’est-à-dire réduire dans une histoire d’une heure cinquante tous les personnages féminins du cinéma.

Secrétaire de Chandler et oiseau minellien

Jacques – toujours excité quand nous lui racontions nos personnages exaltés – le lendemain arrivait et cassait tout ce qu’il avait approuvé la veille. C’était pas mal frustrant mais très constructif. Chaque fois, il fallait pousser l’imagination plus loin, c’est-à-dire qu’à chaque reprise de l’histoire, il restait juste un élément de l’histoire précédente, et que l’imagination devait aller non stop. A la fin de la construction du film, tous les éléments que nous avions apportés étaient réunis dans un autre ordre, plus ou moins développés, selon leur importance pour le récit. Nous avons éclaté de rire. Nous avons décrété que les comédiennes avaient envie de tourner, donc de jouer. Jouer à jouer. Comme le réalisateur. Nous étions dans l’esprit d’une école maternelle qui ferait son spectacle de fin d’année pour les grands ! Donc nous n’avions pas de message à apporter.

Nous voulions faire un film-spectacle, un film magique.

Céline et Julie : deux personnages féminins – apparemment contraires. L’une, Julie, avec un métier sérieux et équilibré, d’une apparence correcte : très jeune femme genre Hitchcock ou Katherine Hepburn, ou encore ces secrétaires sévères de Raymond Chandler, les cheveux tirés, avec des lunettes, mais derrière les lunettes : quel regard ! L’autre, Céline, espèce de zombie minellien, oiseau exotique, multicolore, poupée de son désarticulée.

Julie et Céline. Céline et Julie. Elles vont se croiser. C’est un hasard qui n’est peut-être pas un véritable hasard : c’est de ces rencontres inévitables qu’on attribuera à la magie peut-être, ou à leur sens télépathique qu’elles ignorent posséder respectivement, et qui fonctionne malgré elles dans leur subconscient. C’est peut-être un coup de soleil d’août, ou un mirage dans un virage terrien...

Ou, peut-être, est-ce le principe des doubles où, en fait, il n’y a qu’un seul personnage, si l’on considère que chaque individu a une double personnalité ou des personnalités multiples. C’est le problème spécifique de l’individualité qui se retrouve de façon aiguë, tout particulièrement, chez l’acteur qui joue de son ambivalence et de son ambiguïté. Tout individu est un acteur, il n’y a pas de principes d’acteurs pour une race spéciale d’hommes : ceux qui en font un métier, c’est que, simplement, ils ont des problèmes plus importants de sensibilité, de communicabilité, des problèmes fragiles sur leur ambivalence, et comment la faire passer dans la vie.

Donc "Celijuli" se décompose en deux temps, deux personnages, et c’est la recherche des deux moi divisés... Petite danse schizophrénique élémentaire où l’acteur regarde son visage dans un miroir brisé et où ce visage est l’interprète de tant d’autres infinis visages...

Acteurs inquiétants et sombre histoire

Booboo et moi avons défini très clairement nos deux personnages. Ensuite nous les avons fait agir. Au bout d’un moment, Booboo a choisi Julie, et moi Céline. Nous écrivions chacune les dialogues correspondants. Soudain, sous l’initiative de Jacques, la maison-fantôme s’est animée, et les fantômes sont devenus vivants. Jacques était fidèle à sa règle : spectacle dans spectacle. Céline et Julie devenaient l’aboutissement de cette recherche de dix ans – double identité du spectacle, identité double des personnages.

Et donc, cette histoire, qui ne devait être là que comme "punching-balI" dans l’histoire des deux filles, s’est matérialisée concrètement ainsi : Bulle Ogier et Marie-France Pisier, ainsi que Barbet Schroeder, sont devenus les acteurs inquiétants d’une sombre histoire, inspirée d’un livre de Henry James, et mixée avec plein de "private jokes" d’ordre cinéphilique, pour le plaisir des mots et le jeu du langage. Dominique et moi ne sommes pas intervenues dans la fabrication de la maison. Nous savions de quoi il s’agissait, et comme nous étions les protagonistes d’une bande dessinée, on allait quasiment les découvrir au moment de l’action : autrement dit nous prenions tous des risques.

En juin donc, nous avons charpenté solidement et structuré le film. En juillet, nous avons cherché les décors, les accessoires et les costumes (qui devaient correspondre extérieurement aux caractères respectifs et différents des personnages : les personnages devaient être caricaturés et photographiés dans leur expression la plus juste et la plus révélatrice de leurs caractéristiques). En août, nous montions dans la carcasse du bateau mais ce ne fut pas calme. Ce fut cinq semaines sur une mer tourmentée et houleuse. Il fallait un travail intense pour ne pas chavirer ni sombrer. Nous ramions comme des galériens.

De temps à autre, le mousse nous faisait sourire, mais nous n’en avions pas le temps ! Pour des raisons pratiques, j’ai habité chez Dominique. Nous n’avions pas le temps de faire autre chose... Nous nous préparions le matin, nous allions tourner, en rentrant nous écrivions pour le lendemain. Au moment du tournage de la maison, nous avons même été obligées d’écrire juste avant de tourner les scènes... On n’avait plus le temps de rien.

Un enfant de Rosemary

Donc le film, qui a l’air si léger et tourné dans la bonne humeur, est en fait le produit d’un accouchement un peu bizarre, comme un enfant de Rosemary – tous les films sur la magie sont peuplés de chats et de maléfices...

Nous réglions des comptes avec le mythe du cinéma. Jacques nous ouvrait les yeux sur la possibilité de se sortir de la condition d’acteur-robot. Il nous laissait des chances fantastiques de découvrir nous-mêmes une écriture cinématographique, de nous permettre de jouer d’une façon très nouvelle, avec toutes les possibilités d’action possibles dans le jeu, et il était notre premier spectateur. L’observateur, qui serait passé par là, aurait aperçu un petit homme gris et ascétique – the last samouraï du cinéma – en train de regarder ses marionnettes lui faire un show particulier. Le travail avec Jacques est quelque chose qui peut surprendre le comédien "classique".

De toute façon, il n’utilise, de manière générale, que des comédiens d’une "même famille". Il fonctionne sur des rapports magnétiques et d’affectivité. Il veut tout et il donne tout : forme de rapports passionnels dans la vie qui se poursuivent dans la création. On plonge ou pas. Mais Jacques est pour moi surtout un provocateur ou détonateur d’événements, c’est-à-dire qu’il choisit ses personnages, leur donne l’espace qu’ils désirent : un espace scénique et "allez-y, surprenez-moi, étonnez-moi, émerveillez-moi". Et son principal travail de mise en scène se fait chez lui au montage : c’est là où il organise l’action désordonnée de ses marionnettes. Les marionnettes ont fait leur show, mais lui, il saisit les ficelles et commence un labyrinthe vertigineux – ou fil d’Ariane – qu’il faut suivre sans décrocher dans l’espace image et son.

A un moment, avant de commencer le film, on a dit que, finalement, je pouvais faire Julie et Booboo Céline, et peut-être même – pourquoi pas ? – jouer les fantômes. Tout était différentes possibilités – on a gardé malgré tout les "originaux".

Marionnettes des derniers illusionnistes

Il y a eu un travail remarquable et intense – un travail très rigoureux, presque mathématique. Booboo et moi étions des comédiennes venant "d’écoles différentes", totalement opposées. Nous avions suivi des filières contraires et nous nous retrouvions pour essayer de faire un travail de synthèse. Comme individus, nous sommes de nature complémentaire, et non supplémentaire : nous nous posions les mêmes questions quant au métier de comédien cinéma et art 1974, et nous pouvions établir un dialogue, je crois que ce travail n’aurait pas pu être accompli avec des gens qui n’auraient pas eu ce dialogue dans la vie. Nous avons épuisé une telle somme d’énergie pôle positif/pôle négatif...

Je pensais qu’il était obligatoire qu’il existe un résultat frappant au film achevé. Ou ça devenait quelque chose de monstrueux – mais avec quelque chose d’énorme dans la monstruosité – ou ça passait : magique, léger spectacle, selon l’idée originale.

Ça a passé. Ça passe. C’est normal. C’est une preuve qu’il faut travailler sans arrêt, réfléchir, et remettre en question. Le travail n’est pas magique, mais la magie est un vrai travail d’illusion – et nous les acteurs nous sommes les marionnettes, ou poupées du diable, des derniers illusionnistes d’un spectacle de l’ancien monde.

Savant fou et last samouraï

En tant qu’actrice, j’ai fait déjà une courte mais pas mal longue route – Godard a été le pionnier génial et savant fou qui a ouvert ma voie cinématographique. Après j’ai essayé de comprendre comment fonctionnait l’acteur, dans le spectacle-cinéma en particulier. J’ai appris les rouages de la technique dans le cinéma traditionnel et commercial. Et Rivette, le magicien, last samouraï, m’a fait démonter tous les rouages de l’acteur et son fonctionnement, et les possibilités d’exploiter un langage qui nous est propre dans une structure cinématographique qui lui est personnelle.

Donc,

1) j’ai découvert le cinéma,

2) j’ai joué à l’actrice,

3) je suis arrivée au commencement de l’infinie possibilité de travail d’acteur encore non exploré (sinon par les enfants qui jouent – le seul vrai jeu : "le jeu de l’enfance"), le pouvoir de l’imagination créatrice, la machine désirante du jeu.

J’ai encore besoin de m’exprimer dans le jeu et j’irai au bout – si ces possibilités me sont données. Quant au cinéma qui est mon seul réel objectif, la seule expression de l’audiovisuel offrant une gamme aussi large de possibilités multiples : je lui ouvre les portes de mon pouvoir créatif !!! Mes deux martres ayant déchiffré les codes magiques pour y accéder. Je n’ai plus ni dieu ni maîtres – je vais essayer de tirer les leçons de mes deux éminents professeurs et partir à ma propre recherche, de ma propre créativité. T’arriveras ? T’arriveras pas ? Et pourquoi pas !

P.-S.

Le titre et les intertitres sont de Juliet Berto. Les photographies sont tirées de Céline et Julie vont en bateau, sauf la dernière extraite de Neige, un film de Juliet Berto.

Notes

[1Merci, évidemment, à Pacôme Thiellement, qui a récupéré la chose.