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Topiques du discours gouvernemental

Quand Sami Naïr fait l’éloge des "lois Chevènement"

par Pierre Tevanian
15 juillet 2003

Aux noms d’oiseaux que nous donne Sami Naïr ("belles âmes", "intelligentsia de gauche ou réputée telle"), il serait facile d’opposer d’autres noms d’oiseaux. Mais on se contentera ici de corriger les erreurs manifestes contenues dans la réponse qu’il nous a adressée [1].

L’intelligence du conseiller du ministre a été de répondre en quinze pages à un texte de six pages, et dans ces quinze pages de répondre en sept pages à une parenthèse de quelques lignes. L’essentiel de notre lettre ouverte portait en effet sur deux points précis : le revirement de Sami Naïr et l’argument du consensus. Pour cette raison, nous tenions pour acquis que les lois Pasqua et les lois Chevènement sont des lois profondément injustes. Une simple note en bas de page renvoyait à l’analyse de ces lois, article par article, dans plusieurs documents réalisés par le GISTI. Nous aurions pu aussi renvoyer à notre propre livre, Mots à Maux, qui détaille tout ce que la double peine, le délit d’hébergement ou la stigmatisation de la polygamie peuvent avoir d’absurde et d’abject.

En oubliant ce que nous développons, et en nous reprenant sur ce que nous ne développons pas, le conseiller du ministre peut aisément parler de flou, de "légèreté" ou de "méconnaissance du dossier". Le problème est que son plaidoyer en faveur de la loi Chevènement, en dépit de ses quinze pages, est plein de raccourcis, d’approximations ou de raisonnements pour le moins "légers". Nous nous contenterons d’en relever huit.

Premier point : Sami Naïr nous explique qu’il est absurde d’exiger l’abrogation des lois Pasqua, puisque "les lois Pasqua n’existent pas". Seule existe, au sens strict, l’Ordonnance de 1945 sur l’entrée et le séjour des étrangers, modifiée en 1993 à l’initiative de Charles Pasqua.

L’appel à la rigueur est appréciable, mais n’est-ce pas là jouer avec les mots ? Comme l’écrit Michel Surya, si Sami Naïr considère vraiment que les lois Pasqua n’existent pas,

"comment interpréter alors que sa Lettre ouverte à Charles Pasqua ait été rééditée par lui sous le titre : Contre les lois Pasqua ? "

Sami Naïr n’était-il pas si absolument contre celles-ci, ce que paraît pourtant laisser entendre le titre, que les abroger lui parût inutile et que les amender suffît ?

Enfin, serait-il de mauvaise compagnie intellectuelle de lui rappeler qu’il s’est prêté à assez de manifestations ou de réunions qui réclamaient cette abrogation pour qu’on fût autorisé à croire qu’il la réclamait aussi ?" [2]

En vérité, si l’on est sérieux, peu importe le nom de loi : on peut parfaitement abroger la totalité des dispositions ajoutées par Pasqua à l’Ordonnance de 1945, et l’enjeu est loin d’être seulement symbolique.

Second point : la "nouvelle immigration", celle des cadres, des techniciens et des scientifiques, doit être empêchée car elle constitue "un pillage inacceptable des pays du Tiers-Monde".

Il y a du vrai dans cette remarque, mais on ne voit pas pourquoi Sami Naïr en fait un argument en faveur de la loi Chevènement : personne, parmi ses adversaires, n’a jamais dit ou écrit le contraire. Personne, parmi les opposants aux lois Chevènement, n’a jamais soutenu qu’il fallait encourager l’émigration des cadres et des techniciens du Tiers-Monde vers la France.

Le conseiller du ministre est d’ailleurs très mal placé pour aborder cette question de l’émigration des diplômés, puisque le rapport Weil insiste explicitement sur la nécessité de faciliter l’immigration "qualifiée" tout en empêchant celle des "non-qualifiés", et que la loi Chevènement, que Sami Naïr défend, instaure des titres de séjour spéciaux pour ces "travailleurs qualifiés". Une circulaire de décembre 1998 préconise même la régularisation systématique des informaticiens [3]. Le pillage du Tiers-Monde est donc organisé, ou du moins facilité, par le ministre de l’Intérieur que Sami Naïr appelle son "ami".

Par ailleurs, cette question de l’émigration des diplômés n’a pas à entrer en ligne de compte dans une politique des titres de séjour s’appliquant à des gens qui vivent en France depuis des années et qui souhaitent y rester.

Troisième point, sur le délit d’aide au séjour irrégulier :

"J’ai ouï dire de réseaux, à Marseille, où de bons citoyens français font venir des maghrébines clandestinement pour l’usage que l’on imagine, et les maintiennent le plus longtemps possible dans cette situation (...) Je pense surtout à tous ceux qui hébergent chez eux la petite malienne, marocaine ou philippine ainsi qu’aux réseaux de gangsters qui emploient des travailleurs surexploités dans des ateliers clandestins. Oui, je suis pour condamner cette engeance".

En d’autres termes : ceux qui demandent l’abrogation du délit d’hébergement font le jeu des proxénètes et des négriers.

L’accusation est grave, mais mensongère : des lois existent contre le proxénétisme et le travail dissimulé, et elles peuvent être renforcées si cela s’avère nécessaire. Mais ces questions ne relèvent en rien de la législation sur l’entrée et le séjour des étrangers. Mélanger les deux questions, c’est s’aventurer sur un terrain très douteux.

Par ailleurs, on pouvait très bien rétablir la loi sur l’aide au séjour irrégulier sous une de ses formes antérieures, qui ne concernait que l’aide au séjour irrégulier dans un but lucratif. Telle qu’elle est maintenue par les lois Chevènement, la loi n’épargne que ceux qui ont hébergé un membre de leur famille : elle expose donc aux mêmes sanctions (qui peuvent aller jusqu’à la prison) les négriers dont parle Sami Naïr et le simple ami de sans-papiers, le conjoint non-marié ou le militant politique ou associatif qui aide un sans-papiers à régulariser sa situation.

Enfin, Sami Naïr ne se rend pas compte qu’en évoquant les proxénètes qui profitent des prostituées étrangères en les "maintenant le plus longtemps possible" dans l’irrégularité, il donne raison à tous ceux qui demandent une régularisation de tous les sans-papiers. Il reconnaît en effet que c’est en grande partie le statut de sans-papiers qui rend ces prostituées si vulnérables et dépendantes des proxénètes : pourquoi, dès lors, ne conclut-il pas qu’une régularisation de tous les sans-papiers serait le meilleur service qu’on puisse rendre à ces femmes ?

Quatrième point : "la non-motivation du refus de visas est la règle et non l’exception. Il ne s’agit donc pas d’une mesure policière extraordinaire et spécifique à la France."

L’argument peut se résumer ainsi : c’est partout pareil - ou encore : c’est pire ailleurs. Sami Naïr n’invente pas cet argument : il est fréquemment utilisé, en dernier recours, face aux critiques qui peuvent être adressées aux politiques d’immigration. C’est aussi, très exactement, ce que l’on entend dans la bouche des magistrats, vaguement honteux, qui "gèrent les flux d’expulsions" au "35 bis" [4]

Cet argument, en un sens, est irréfutable. Mais quelle conclusion doit-on en tirer ? Pour reprendre une formule d’Albert Memmi, le Juif à qui l’on coupe une jambe doit-il se consoler en pensant au Noir à qui l’on coupe les deux [5] ? D’une manière générale, on peut dire que la violation des droits de l’homme est dans ce monde la règle et non l’exception ; mais ce constat légitime-t-il quoi que ce soit ?

Plus concrètement, pour revenir à la question des visas, pourquoi ne pas rétablir le régime de délivrance des visas tel qu’il a existé dans le passé en France, avec obligation de motiver les refus ? Sami Naïr ne le dit pas. Il se contente de justifier le droit par le fait, ce qui n’est pas très progressiste - de même qu’il n’est pas progressiste d’invoquer "l’ambiance politico-sociale" actuelle pour justifier le maintien d’un dispositif injuste et brutal [6].

Cinquième point : pour Sami Naïr, on ne peut pas dire que les entraves au regroupement familial sont maintenues, puisque trois modifications ont été apportées par la loi Chevènement :

 1. "le regroupement peut intervenir un an (au lieu de deux) après l’installation de l’immigré sur le sol français"  ;

 2. "le Préfet ne peut pas refuser le regroupement au seul motif de l’insuffisance des ressources si celles-ci sont supérieures au SMIC" ;

 3. "le demandeur n’est plus tenu de disposer d’un logement approuvé au moment du dépôt de sa demande, il doit seulement être en sa disposition au moment de l’arrivée de la famille".

Loin de réfuter notre critique, ces précisions la confirment : de toutes les conditions restrictives mises en place depuis 1984, aucune n’est supprimée. Certaines sont allégées, mais toutes sont maintenues. Les allègements sont par ailleurs minimes, puisque

 1. le demandeur doit attendre un an de moins, mais il doit toujours attendre ;

 2. celui qui gagne plus que le SMIC échappe à un motif de refus, mais rien ne change pour les nombreux immigrés qui gagnent moins que le SMIC ;

 3. le logement du demandeur doit répondre à certaines normes au moment du regroupement et non plus au moment de la demande, mais la preuve doit en être apportée au moment de la demande !

De plus, les entraves les plus redoutables ont été ni supprimées, ni allégées. La nouvelle loi maintient en particulier :

 l’obligation de faire la demande de regroupement à partir du pays d’origine

(obligation qui empêche les familles de régulariser leur situation sur place) ;

 l’obligation de faire venir toute la famille en une seule fois

(obligation qui force le demandeur à attendre le moment où il en a les moyens).

Au bout du compte, réaliser un regroupement familial est aujourd’hui presque aussi difficile qu’avant.

Sixième point : le refus du regroupement familial polygame. Sami Naïr oublie la question du regroupement familial et ne parle que de la polygamie. Il nous demande : "êtes-vous pour ?"

C’est une manière singulièrement biaisée et malhonnête de poser le problème. Nous en préférons une autre, plus prosaïque : un homme polygame installé en France, et qui y a fait sa vie, doit-il du jour au lendemain quitter le pays parce que les dispositions sur la polygamie ont changé ? Doit-il vivre séparé de sa seconde épouse ?

Sami Naïr affirme qu’accepter le regroupement polygame, "c’est accepter la polygamie comme modalité légitime d’organisation de la société", rien que cela. Où donc est le danger ? Cet usage de la polygamie comme épouvantail relève de la démagogie.

On fait en réalité bien plus de mal aux femmes et aux enfants des ménages polygames (qui sont pour la plupart français ou futurs français) lorsqu’on leur refuse des titres de séjour, à eux ou aux pères de famille. En effet, comme l’a bien dit Danièle Lochak,

"quel sort réserve-t-on à ces enfants dont les parents, s’ils ne sont pas expulsés, ne pourront pas travailler et ne bénéficieront d’aucune protection sociale ?" [7]

Telles sont en effet les conséquences des lois Pasqua : les pères et mères de famille polygame perdent leur titre de séjour et s’enfoncent dans la précarité. Ou bien il arrive que le mari chasse sa seconde épouse pour pouvoir renouveler son titre de séjour [8]. Dans un cas comme dans l’autre, les femmes sont les premières victimes .

Septième point : pour Sami Naïr, notre critique a le tort de ne pas évoquer certaines "avancées" de la loi Chevènement, en particulier l’accès facilité à la carte de résident, l’abrogation de la "préférence nationale" qui existait pour l’allocation adulte handicapé et le minimum vieillesse, et la réforme du droit d’asile, qui permet désormais l’accueil des "combattants de la liberté".

Ce sont des avancées, effectivement, et en ce sens, on ne peut pas tout à fait dire que rien n’a changé. Mais si l’on considère l’ensemble des lois Pasqua, l’ensemble des dispositifs injustes qu’il fallait supprimer, et l’ensemble des modifications apportées par la nouvelle loi, les avancées sont très peu de choses [9].

En outre, puisque Sami Naïr parle d’asile politique : combien d’asiles accordés depuis la réforme ? La définition du "combattant de la liberté" est tellement sujette à controverse, et la culture du soupçon tellement ancrée dans l’administration, que l’élargissement annoncé n’a quasiment rien changé à la réalité de l’asile politique :

 l’"asile territorial", créé par la loi Chevènement, n’a bénéficié qu’à 97 personnes en 1998, et à 320 personnes en 1999 ;

 le nombre de demandes d’asile acceptées est passé de 15000 en 1991 à tout juste 4300 en 1996 (sous les gouvernements Cresson, Bérégovoy, Balladur et Juppé), il est ensuite passé à 5185 en 2000, après deux ans de lois Chevènement [10]

Huitième point : la double peine"ne viole pas le principe républicain d’égalité devant la loi, mais au contraire elle l’établit", puisqu’elle est l’équivalent, pour les non-citoyens, de la privation des droits civiques.

Cet argument, que Sami Naïr réutilise dans son dernier livre, L’immigration expliquée à ma fille, est à l’origine d’une "Lettre ouverte à la fille de Sami Naïr", co-signée par Michel Surya, Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, et parue dans Libération en février 1999. Elle figure sur ce site, dans cette rubrique.

P.-S.

Ce texte est paru dans Le racisme républicain. Réflexions sur le modèle français de discrimination, L’Esprit frappeur, 2002.

Notes

[1Les citations qui suivent sont toutes extraites de cette réponse. Pour la lire dans son intégralité, le lecteur peut se reporter au n° 35 de la revue Lignes, paru en octobre 1998.

[2M. Surya, "Pour conclure", Lignes, n°35, octobre 1998

[3Circulaire du 28/12/1998 (Cf. Libération, 10/04/2000, 09/06/2000 et 17/0702000)

[4Pour se faire une idée du traitement que le système judiciaire français réserve aux étrangers en situation irrégulière, il faut lire l’enquête menée par Christelle Hamel et Diane Lemoine, Rendez-vous au 35 bis, L’aube, 2000 . Les auteures, doctorantes en anthropologie, se sont rendues pendant plusieurs mois aux audiences dites du " 35 bis ". Ce qu’elles y ont vu, et qu’elles décrivent avec minutie, ne ressemble plus en rien au rituel judiciaire tel qu’il est censé fonctionner, plus ou moins bien, avec les justiciables ordinaires :

- les personnes interpellées n’ont à peu près aucune opportunité de s’exprimer, et encore moins de préparer leur défense ;

- les avocats sont souvent commis d’office, et moins au fait des dossiers que les représentants de la préfecture ;

 les audiences sont expéditives ; chaque jour, le sort de dizaines de personnes se décide en quelques minutes, dans un climat de routine très bien décrit par les auteurs.

Les représentants de l’institution, eux-mêmes, semblent ne pas croire à la légitimité de leurs pratiques : ils se contentent de dissiper leur malaise en déclarant que c’est pire ailleurs.

Les auteures décrivent aussi très bien la connivence qui se noue entre juges et représentants de la préfecture, parfois entre juges et avocats. On voit même certains interprètes plaisanter avec le juge et les policiers, comme lors de la comparution de Lin Cheun, une femme chinoise en instance d’expulsion :

" L’interprète : Cheun, c’est le printemps !

Le représentant de la préfecture : et Lin, c’est le rouleau ?".

De tels témoignages valent toutes les dénonciations.

[5A. Memmi, Portrait d’un Juif, Gallimard, 1962

[6D’autant que les renoncements et les revirements innombrables de Sami Naïr et de ses amis socialistes ne sont pas pour rien dans le caractère délétère de ladite "ambiance politico-sociale".

[7D. Lochak, "Polygamie : ne pas se tromper de combat", Plein droit, n°36-37, décembre 1999.

[8Cf. Plein droit, n°51, "Quels droits pour les femmes et les enfants étrangers ?", novembre 2001. Finalement, suite aux protestations du GISTI, J.-P. Chevènement a fini par admettre que les résidents polygames présents depuis plus de dix ans "peuvent se prévaloir d’une atteinte disproportionnée au respect de leur vie privée" si on leur refuse un titre de séjour (J.O., 28/08/2000)

[9Cf. Plein droit, n°47-48 , "Lois Chevènement : beaucoup de bruit pour rien", janvier 2001

[10Cf. Plein Droit, n°44, décembre 1999 ; Le Monde, 16/12/2000 ; Libération, 27/04/2001. Cf. aussi P. Ségur, La crise du droit d’asile, PUF, 1998, et A. de Courcel, S. Julinet, Que reste-t-il du droit d’asile ?, L’esprit frappeur, 2001.