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Traites négrières et esclavage : les enjeux d’un livre récent

À propos d’un livre plébiscité par les médias : Les traites négrières d’ Olivier Pétré-Grenouilleau

par Marcel Dorigny
24 septembre 2005

Bien qu’il soit fortement contesté dans le monde universitaire, le livre d’Olivier Pétré-Grenouilleau a eu de nombreux échos dans la grande presse [1]. Il a été présenté comme faisant autorité dans plusieurs magazines et a reçu un prix décerné par le Sénat [2]. À l’occasion de la remise de ce prix, cet historien a fait des déclarations tendant à relativiser l’importance de la traite européenne et mettant en cause de la loi de mai 2001 qui a qualifié l’esclavage de crime contre l’humanité [3]. Spécialiste de l’esclavage et de la traite négrière, Marcel Dorigny formule un certain nombre de critiques majeures à cet ouvrage parfaitement adapté à des institutions et des médias qui ne connaissent rien au sujet, dédaignent l’ensemble de l’historiographie sur ces questions et y trouvent l’occasion inespérée de raviver à peu de frais la bonne conscience française et européenne.

Cet article est extrait du dernier numéro de la revue Hommes et Libertés, paru en septembre 2005 et consacré au « trou de mémoire coloniale ». Le sommaire de ce numéro figure au bas de cette page.

Les débats autour de la mémoire de l’esclavage, de la traite négrière et de leurs séquelles les plus actuelles n’ont jamais été aussi âpres que ces derniers mois, en écho à une actualité largement relayée par les grands médias nationaux. Si ces questions sont familières depuis longtemps aux historiens et aux militants des associations regroupant les Français d’outre-mer, le grand public ne les a véritablement découvertes que depuis peu d’années : en 1998 les commémorations du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises furent, pour beaucoup, un point de départ, puis, en mai 2001, le vote de la loi qualifiant la traite négrière et l’esclavage de crime « contre l’humanité » donna un nouvel élan aux débats en cours. À l’opposé, et nous ne pouvons que déplorer ce constat, le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte en 1802, avec son cortège de massacres en Guadeloupe, n’a pas été inscrit parmi les grands événements de la mémoire nationale. Il ne fut pas non plus beaucoup question, en 2004, du bicentenaire de la naissance d’Haïti, cette « première République noire de l’histoire », aujourd’hui second État francophone d’Amérique, qui affirma son indépendance par une guerre victorieuse contre les troupes envoyées par Bonaparte pour y rétablir l’esclavage.

Le rappel, même sommaire, de ce contexte est nécessaire pour situer la relative abondance des ouvrages récents sur ce sujet, que l’on dit pourtant encore mal connu ou occulté : le cadre commémoratif a rendu possible des publications qui auraient plus difficilement trouvé un éditeur en d’autres temps. Si le livre d’Olivier Pétré-Grenouilleau, dont il est principalement question ici, ne veut pas s’afficher comme lié à un quelconque cadre commémoratif, il n’est pas moins évident qu’il s’inscrit dans le vaste débat, national et international, qui tend à replacer la traite négrière et l’esclavage dans la « mémoire collective », avec toutes les dérives plus ou moins implicites dont est riche de potentialités ce sujet brûlant. L’auteur est un spécialiste connu et reconnu de l’histoire de la traite : outre de nombreux articles, édition de textes et numéros de revues, cet ouvrage est le quatrième qu’il consacre à ce sujet ; c’est aussi le plus ambitieux, comme le pluriel du titre (Les traites négrières) et son sous-titre l’affichent explicitement (Essai d’histoire globale).

L’ouvrage se divise en trois parties précédées d’une longue introduction problématique L’engrenage négrier) :

I. Essor et évolution des traites négrières

II. Le processus abolitionniste ou comment sortir du système négrier

III. La traite dans l’histoire mondiale.

Sans entrer dans l’analyse détaillée du contenu de chacune de ces trois gardes parties, nous nous limiterons à une série de réflexions sur les grandes interprétations que l’auteur propose de ce vaste sujet, objet de tant de controverses depuis plusieurs décennies.

On se permettra d’abord de regretter qu’un tel ouvrage ne soit complété ni par un index des noms cités, ni par une bibliographie finale, ordonnée et hiérarchisée, qui éviterait au lecteur de chercher les références au fil des notes de bas de page. Cette absence de bibliographie est d’autant plus dommageable que l’essentiel des sources utilisées pour cette vaste synthèse sont de seconde main, principalement puisées à travers l’immense bibliographie anglo-américaine, mais également dans les travaux de Serge Daget et de Jean Mettas pour la traite française. En l’absence de traductions des synthèses anglaises ou américaines sur la traite (que l’on pense, par exemple, que l’ouvrage magistral de Hugh Thomas, The SlaveTrade. The History of the Atlantic Slave Trade 1440-1870, n’a toujours pas d’édition française alors qu’il est traduit en espagnol et en italien et l’on aura une idée des blocages de l’édition française en ce domaine !), ce livre permettra aux lecteurs français de se faire une idée de la complexité des problèmes que toute recherche sur les traites négrières rencontre. La masse des informations fiables et vérifiées contenues dans ce gros livre en fait un outil indispensable aujourd’hui où ce sujet est massivement jeté dans le débat public où trop souvent les arguments avancés ne reposent pas sur une connaissance sérieuse des grands acquis de la recherche, notamment en ce qui concerne les statistiques de la traite atlantique et en direction de l’océan Indien, la mortalité à bord des navires, les révoltes, la traite intra africaine ou encore la traite dite orientale, etc. Ces apports de l’ouvrage de Pétré-Grenouilleau sont incontestablement utiles et reflètent au plus près les résultats de la recherche historique des trente dernières années.

La traite européenne est minimisée

Mais au-delà de cet apport essentiel, force est de constater que ce livre, qui se veut œuvre de science historique, se place dans une logique parfaitement limpide. En mettant sur le même plan toutes les traites négrières (atlantiques, trans-sahariennes et orientales, intra africaines), l’auteur laisse entendre que si crime il y eut, il fut largement partagé et il ne saurait sérieusement être question d’accuser l’Europe seule de pratiques universellement admises pendant des siècles. Pourtant, on peut légitimement contester la méthode consistant à considérer que les chiffres des différentes traites sont comparables, voire donnent implicitement, malgré les précautions prises par l’auteur pour rejeter par avance cette accusation, « l’avantage » à la traite dite « orientale » avec ses 17 millions de déportés, « contre 11 » pour la traite occidentale, alors que les durées ont été très différentes : quatre siècles au plus pour la traite atlantique et vers l’océan indien, plus de treize siècles pour la traite trans-saharienne.

Sans oublier le fait majeur que les conséquences sur le peuplement actuel des continents sont sans comparaison possible : le continent américain est aujourd’hui en partie peuplé de descendants d’Africains déportés par la traite et les Antilles le sont presque totalement, ce qui n’est pas le cas des régions du pourtour méditerranéen et du Moyen Orient qui ont « bénéficié » de la traite trans-saharienne sur une beaucoup plus longue période et recevant des effectifs que les recherches utilisées par Olivier Pétré-Grenouilleau estiment sensiblement supérieurs à ceux de la traite atlantique... mais il est vrai qu’autant les archives des ports européens (ou brésiliens) permettent un calcul presque exact du rythme et des effectifs de la traite atlantique, les sources statistiques de la « traite orientale » et plus encore intra africaine sont quasi inexistantes, ou peu fiables, ce qui conduit les chercheurs à travailler sur des hypothèses, des recoupements, des témoignages indirects. La marge d’erreur dans l’estimation de l’ampleur de ces traites est ainsi très importante, du moins en l’état actuel de la recherche.

La même conclusion « minimaliste » ressort des chapitres où l’auteur veut démontrer que la traite européenne ne fut pas aussi rentable que la tradition « tiers-mondiste » d’origine marxiste l’a longtemps affirmé (à la suite, notamment, de Eric Williams). Surtout, la ligne directrice des précédents ouvrages de l’auteur, systématisée ici (p. 315-374) consiste à réfuter les liens entre activités négrières et essor économique de l’Europe. La révolution industrielle, origine de la suprématie de l’Europe sur le reste du monde, ne devrait ainsi rien au système négrier. L’arrière plan idéologique de telles démonstrations est tout aussi explicite, mais à finalité diamétralement opposée, que la thèse combattue qui voulait voir dans la traite le moteur principal, sinon exclusif, de l’enrichissement de l’Occident aux dépens de l’Afrique.

Une traite d’initiative européenne et qui a profité à l’Europe

À l’appui de sa thèse, Olivier Pétré-Grenouilleau réfute la théorie de « l’échange inégal », mettant en avant l’idée qu’il est impensable qu’un tel échange inégal ait pu se prolonger pendant des siècles. Cette idée est certes séduisante et on peut admettre aisément que les termes de l’échange (marchandises fabriquées en Europe contre esclaves africains) étaient d’égales valeurs pour les deux partenaires (le négrier africain vendeur de captifs et le négrier européen acheteur), mais cette égalité dans les valeurs d’usage au moment de la transaction sur la côte d’Afrique n’implique aucunement une équivalence des finalités économiques respectives : les marchandises de traite avaient généré du travail dans les villes et les campagnes d’Europe, ainsi que des profits aux différents stades du processus qui les avaient acheminées des lieux de production jusqu’aux ports d’embarquement, alors que l’importation de ces mêmes marchandises en Afrique apportaient certes aisance et puissance aux agents directs du trafic (les royaumes côtiers et leurs élites politiques et militaires), mais ne permettaient aucun développement des sociétés qui pratiquaient cet échange d’hommes, prélevés ailleurs , contre des produits de consommation ou des armes, fabriqués ailleurs.

Dire, à juste titre, que « l’Afrique n’a pas été seulement une victime de la traite, elle en a été l’un de ses principaux acteurs » (p. 462) ne change rien à ce constat : les acteurs africains de la traite se sont enrichis, cela ne fait aucun doute, mais ils n’ont pas enrichi l’Afrique ; ils ont même créé les conditions d’un blocage économique majeur à long terme. S’il y eut bien échange égal en termes de valeurs d’usage, les effets économiques étaient diamétralement opposés : les marchandises de traite étaient le produit du travail de l’Europe manufacturière et les esclaves achetés avec elles devenaient à leur tour, aux îles d’Amérique, la force de travail quasi exclusive de l’économie de plantation, qui envoyait en Europe des productions agricoles de haute valeur marchande, sans oublier le travail de transformation finale des denrées coloniales qui était assuré dans les zones portuaires d’arrivée des navires.

Réduire le rôle de la traite dans l’essor de l’Europe aux seuls résultats financiers bruts des expéditions de traite ne permet pas de mesurer le poids du « complexe négrier » dans sa globalité : production des marchandises de traite, économies portuaires incluant la construction navale et ses dérivés, la transformation des produits coloniaux, la demande des sociétés coloniales en produits manufacturés et objets de consommation de toutes sortes, y compris de luxe, circuits des capitaux drainés par le système bancaire. Il est bien évidemment absurde de prétendre que la traite fut le moteur unique de l’essor de l’Europe, et du reste personne n’a jamais dit cela en ces termes absolus, mais il est irrecevable de dire que cet essor fut lié à des causes endogènes dans lesquelles l’ensemble des activités induites par la traite ne pesèrent pas très lourd. C’est oublier un peu vite que la traite négrière n’avait pas d’existence indépendante de la mise en valeur des plantations, qui étaient sa raison d’être.

Ainsi, au-delà de ses qualités d’écriture et de la masse d’informations fiables mises à la disposition des lecteurs francophones, ce livre propose un schéma de lecture de l’histoire de la traite occidentale qui tend à l’insérer dans la beaucoup plus longue histoire des pratiques esclavagistes reposant sur la déportation des populations africaines depuis la fin de l’Antiquité, voire l’Egypte pharaonique et le monde gréco-romain, jusqu’au début du XXe siècle, et au-delà. La traite des Noirs organisée par les puissances européennes à partir du XVIe siècle pour peupler et mettre en valeur leurs colonies de plantation du nouveau monde perd ainsi une grande part de sa spécificité, de son caractère massif et de sa dimension fondamentalement raciale, au point qu’au XVIIIe siècle, en français, le mot Nègre était devenu synonyme d’esclave dans le vocabulaire courant, aussi bien que dans la langue fiscale, administrative, économique et même dans les dictionnaires !

Une volonté constante de « dédouaner » l’Europe de ses crimes

Cette volonté implicite, mais constante, de « dédouaner » l’Europe de l’époque moderne (XVIe-début XIXe siècles) de son rôle moteur dans le commerce négrier, en tant que maîtresse des circuits maritimes et surtout des débouchés coloniaux demandeurs de main-d’œuvre servile, laisse une impression de malaise au moment où pour la première fois depuis les abolitions du XIXe siècle les anciennes puissances négrières européennes sont en train de remettre en cause la « politique d’oubli » qui avait servi de doctrine officieuse au sujet de la traite pratiquée à grande échelle durant la première phase de l’expansion coloniale. La loi votée par le parlement français le 10 mai 2001 a marqué de façon spectaculaire ce changement d’attitude face à une histoire jusqu’alors mal assumée et les résolutions adoptées par la conférence de l’ONU à Durban sur les droits de l’homme au mois de septembre suivant vont également dans le sens d’une reconnaissance internationale de ce crime contre l’humanité.

On ne peut que regretter qu’un ouvrage de cette importance s’attache à développer avec autant de références savantes une thèse qui, sous prétexte de « détruire les poncifs » et de « dépasser les rancœurs et les tabous idéologiques accumulés, sans cesse reproduits par une sous littérature n’ayant d’historique que les apparences » (p. 10), contribue activement à fonder et à répandre une autre idéologie, qui veut à toutes fins minimiser la place de la traite négrière européenne, à la fois face aux autres traites et dans son rôle actif au sein du vaste complexe colonial dans l’essor de l’Europe entre le XVIe et le XIXe siècle. Un débat apaisé sur ce sujet brûlant et encore douloureux aujourd’hui pour les populations issues de cette histoire tragique ne peut se construire sereinement à partir d’une démarche fondée sur la volonté de mettre la traite atlantique en concurrence avec d’autres traites beaucoup moins connues, pour, en fin de compte, renvoyer dos-à-dos Européens, Africains et Arabes, tous acteurs à part égale du vaste drame subi par les Africains déportés pendant des siècles.

P.-S.

Marcel Dorigny est maître de conférences au département d’histoire de l’université de Paris VIII-Saint-Denis. Dernier ouvrage paru : La plantation coloniale esclavagiste : du travail servile au travail libre, actes du Congrès des Sociétés savantes, Nancy, 2002, Editions du CTHS, Paris, 2004.

Nous remercions Gilles Manceron, directeur d’ Hommes et Libertés, qui nous a permis de publier ce texte, paru dans le numéro de septembre 2005 de la revue, consacré au « trou de mémoire coloniale ».

Notes

[1Le Nouvel Observateur du 3 mars 2005, n°2104 en a fait la principale référence de son dossier intitulé pompeusement « La vérité sur l’esclavage », signé Laurent Lemire, qui foisonne, par ailleurs, d’approximations et de contre-vérités historiques (http://www.nouvelobs.com/dossiers/p2104/a263983.html ).

L’Express du 14 mars 2005 lui donne largement la parole :

« « Dans cette histoire, il n’y a pas de coupable idéal ni de victime éternelle. Il faut cesser d’envisager la question sous le seul angle de la morale ». [...] Il n’y eut pas une, mais trois filières de traite. De 1450 à 1867, les grandes nations européennes ont déporté et vendu 11 millions d’Africains aux Amériques. Mais, depuis le VIIe siècle, avec l’expansion de l’empire musulman, jusqu’aux années 1920, les traites orientales ont conduit à la déportation d’environ 17 millions de personnes. Quant à la traite « interne », entre royaumes africains, elle a réduit en esclavage près de 14 millions de personnes. « Il faut admettre qu’il s’agit du premier exemple de grand commerce international entre Blancs, Noirs et Arabo-Turcs, rentable pour toutes les parties », poursuit Olivier Pétré-Grenouilleau. »

Quant à L’Expansion du 29 juin 2005, qui publie un interview de lui, il le présente comme « le meilleur spécialiste français de l’histoire de l’esclavage », qui « n’a pas peur de bousculer la “ bien-pensance” » et « vient de publier un ouvrage de référence, Les Traites négrières (Gallimard), qui s’efforce d’établir les faits avant de faire la morale ».

[2Le prix du livre d’histoire du Sénat lui a été attribué le 11 juin 2005

[3Dans un entretien paru dans Le Journal du Dimanche du 12 juin 2005 (n°3049), Olivier Pétré-Grenouilleau, interviewé par Christian Sauvage, n’hésite pas à s’en prendre à la loi Taubira, qui a qualifié l’esclavage de crime contre l’humanité, et à minimiser plus explicitement encore l’importance de la traite négrière et de l’esclavage pratiqué du XVIe au XIXe siècle par les grands États européens dont la France