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Encore le foulard...

Un féminisme à visage inhumain

À propos de l’appel "Laïcardes, puisque féministes", d’Anne Vigerie et Anne Zelensky

par Collectif Les mots sont importants
13 juin 2003

Dans l’appel « Laïcardes, puisque féministes », lancé dans le journal Le Monde, Anne Vigerie et Anne Zelensky, instituent un rapport de stricte équivalence entre le féminisme, la laïcité et l’exclusion des élèves « voilées ». Nous contestons cette « évidence » : pour notre part, nous sommes « contre l’exclusion, puisque laïques et féministes ». C’est pourquoi il nous paraît nécessaire de revenir sur un certain nombre d’assertions.

Tout d’abord, on ne peut pas décréter, comme le font les deux auteures, que « le port du voile symbolise la place de la femme dans l’islam tel que le lit l’islamisme », « dans l’ombre, la relégation, la soumission à l’homme ». Car, comme l’ont montré de nombreux sociologues peu suspects de complaisance pour l’islamisme (comme Françoise Gaspard, Farhad Khosrokhavar ou Niluphar Göle), le sens du port du voile n’est pas unique : il varie d’un lieu, d’une époque et d’une femme à l’autre. Il faut notamment souligner que, sur fond de sexisme et de domination masculine, le port du foulard est parfois ce qui permet à des jeunes filles d’oser investir des « domaines réservés » aux hommes : sorties le soir, études prolongées, mariage différé, engagement dans la sphère politique...

« Que des femmes le revendiquent ne change rien au sens qui l’affecte » affirment pourtant, imperturbables, les deux auteures. Comment peut-on refuser aussi radicalement la parole des principales intéressées ? Et comment peut-on évacuer aussi rapidement la complexité du réel ? Quant à ce poncif : « Il n’est plus à prouver que les dominé(e)s sont les plus fervents supporters de leur mise sous tutelle », il laisse perplexe. On aurait préféré que les deux auteures se donnent la peine de « prouver » cette assertion. Car, que les dominés puissent contribuer, à des degrés divers, à leur propre domination (ou qu’ils s’y adaptent, comme ils peuvent) est une chose ; pour autant, les « premier supporters » de l’oppression ne sont pas les victimes, mais bien les bénéficiaires de l’oppression, c’est à dire les oppresseurs eux mêmes !

Anne Vigerie et Anne Zelensky ne l’entendent pas ainsi : « Il n’est plus sûre oppression que l’auto-oppression », poursuivent-elles, sans se donner, là encore, la peine d’argumenter. Il faut dire que ce concept d’ « auto-oppression » est très commode : il permet à n’importe qui de décider, indépendamment de la volonté des jeunes filles, voire contre leur volonté, comment elles doivent se vêtir. On pourrait généraliser ce raisonnement, et soutenir par exemple que porter des mini-jupes ou se maquiller, c’est aussi se soumettre à un modèle de féminité aliénant : la femme-objet, qui n’a de valeur que pour autant qu’elle suscite le désir de l’homme ; par conséquent, interdisons le port de ces vêtements ! Et si des femmes objectent qu’elles aiment les porter, c’est la preuve qu’elles sont dans la pire des oppressions, « l’auto-oppression », et c’est donc une preuve supplémentaire de l’urgence qu’il y a à les « libérer d’elles-mêmes ». Bref : il faut les forcer à changer de vêtements ! Cette philosophie politique, qui décrète une partie de la population « aliénée » et inapte à toute pensée et à toute prise de parole, pour ensuite la « forcer à être libre », est terrifiante.

Des féministes conséquents ne peuvent que sursauter, plus loin, lorsqu’Anne Vigerie et Anne Zelensky affirment, froidement, que « la France est une nation qui respecte deux principes », « la laïcité » et « l’égalité des sexes ». Car ces principes existent comme principes, mais on ne peut décemment pas affirmer qu’ils sont respectés. Le statut de concordat de l’Alsace-Moselle ne respecte pas la laïcité, et la neutralité politique est loin d’être attestée dans certains enseignements (songeons à la place dérisoire accordée à la Traite des Noirs, à l’oppression coloniale ou aux femmes, à leur domination, leur exclusion et leurs luttes d’émancipation).

Quant au second principe, « l’égalité entre hommes et femmes », il n’est pas plus « respecté » : à tous les niveaux (rémunération, sécurité de l’emploi, accès au pouvoir économique et politique, répartition des tâches domestiques, violences sexuelles...), la France est un pays où règne une profonde inégalité au détriment des femmes.

« La laïcité suppose un espace public neutre », poursuivent les deux auteures. Certes ; mais il y a plusieurs manières de concevoir la neutralité : à une neutralité « négative » (consistant à interdire tous les signes d’appartenance, sans exception) on peut opposer une neutralité « positive » (consistant à tolérer tous les signes, sans discrimination, sauf ceux qui sont une offense directe à l’égard d’autrui, comme les croix gammées). Accepter à l’école les élèves voilées, au même titre que celles et ceux qui portent une croix, une kippa, un tee-shirt Nike ou une faucille et un marteau, n’est-ce pas, également, faire preuve de neutralité ?

Anne Vigerie et Anne Zelensky ne l’entendent pas ainsi : pour elles, un espace « neutre » est un espace « libre de toute croyance religieuse ». Là encore, la perspective est inquiétante. Car être athée, et penser qu’un monde sans religion est souhaitable, est une position légitime ; mais imposer cet horizon comme un préalable, faire de l’éradication de toute croyance religieuse une règle de droit positif, c’est la définition même d’une logique totalitaire.

Le foulard, poursuivent les deux auteures, « range les femmes en deux camps : soumises ou putes ». Et elles ajoutent : « Là où commence la violence sociale, morale ou physique contre les femmes qui ne portent pas le voile, doit s’arrêter la liberté de le porter ». Or, si nous admettons aisément, en nous référant à la Déclaration des Droits de l’homme, que la liberté d’un individu doit être limitée lorsque cet individu abuse d’un autre individu, il est en revanche plus difficile d’admettre le glissement qu’Anne Vigerie et Anne Zelensky font subir à ce principe : car si on les suit, c’est la liberté d’une femme voilée qui doit être remise en cause lorsque des hommes abusent de femmes non-voilées ! En d’autres termes, les femmes voilées sont traitées comme des coupables (ou du moins des complices) de brutalités qu’elles ne commettent pas, et que, dans leur grande majorité, elles n’approuvent pas.

On ne peut qu’approuver les deux signataires lorsqu’elles s’en prennent aux « indignations hypocrites » de la « gent publicitaire et médiatique », qui invoque la liberté d’expression lorsqu’elle est critiquée pour ses dérives sexistes. Car effectivement, ce sexisme existe, et sa dénonciation est légitime, et même nécessaire. Mais nous ne pouvons pas suivre les auteures lorsqu’elles prétendent que c’est « idem » face au voile : la situation est en réalité tout autre lorsqu’on ne se contente plus de stigmatiser des discours ou des images ouvertement et univoquement dégradantes, et qu’on se tourne vers un symbole, par définition polysémique, pour décréter en connaître l’unique signification, et appeler à la répression brutale des femmes qui s’y reconnaissent. Dans un cas, des publicitaires sexistes sont critiqués, attaqués verbalement, dans le cadre d’un combat politique loyal ; dans l’autre, des femmes sont sanctionnées brutalement et privées d’un droit fondamental : le droit à l’éducation.

Anne Vigerie et Anne Zelensky incriminent l’idéologie du « droit à la différence », qu’elles assimilent à une « sacralisation irraisonnée de la différence ». Il y a là une totale confusion, car dans le « droit à la différence », ce n’est pas la différence qui est sacrée, mais le droit, c’est-à-dire la liberté individuelle. Autrement dit : pour la majorité des défenseurs du droit à la différence (dont nous sommes), la différence n’a en elle même aucune valeur, et elle n’est pas une obligation ; elle est, comme le dit la formule, un droit, ce qui signifie qu’un individu a le choix, et que, tant qu’il respecte la liberté d’autrui, il peut assumer et afficher une différence, sans risquer une quelconque sanction pour cela.

Les deux auteures concluent : « voilà comment, au nom du respect des coutumes, on nous a fait honte quand nous avons décidé de dénoncer l’excision et de porter devant la justice les cas d’excision ». Le flou autour de ce « on » leur permet d’assimiler les opposants à l’exclusion des élèves voilées aux défenseurs de la légitimité de l’excision, ce qui est parfaitement malhonnête, puisque parmi les personnes qui se sont engagées contre l’exclusion des élèves voilées, quasiment aucune n’a défendu l’excision, ni même le droit l’excision.

« Il est vrai, poursuivent les deux auteures, qu’en un sens le voile n’est que la partie émergée de l’iceberg. L’iceberg, c’est la politique de mainmise des " réseaux d’Allah " sur les populations issues de l’immigration », via des réseaux de soutien scolaire ou d’aide aux familles en difficulté... Tout cela existe sans doute, mais en se focalisant sur ces réalités, les deux auteures ne voient toujours qu’une toute petite partie de l’iceberg : elles oublient notamment de voir plusieurs décennies de relégation et de discrimination, une gestion policière et néo-coloniale de l’immigration et des banlieues, et deux décennies de démolition ou de récupération de toutes les formes de contestation laïques issues de la Marche pour l’Égalité de 1983. Ainsi que la stigmatisation à outrance de l’islam, qui a donné au foulard une dimension d’étendard politique qu’il n’était pas forcément appelé à avoir dans la France du début des années 1980.

Lorsqu’enfin on en vient aux conclusions et aux revendications, les deux auteures demandent ni plus ni moins que « l’interdiction du voile dans les lieux d’enseignement et de vie commune (école, fac, entreprise, administration) », ce qui signifie concrètement que la femme « voilée » se voit dans l’impossibilité d’étudier et de travailler - bref : d’acquérir les outils indispensables à son émancipation intellectuelle et à son autonomie financière. Elle se voit donc livrée sans défense au pouvoir des hommes. Comment peut-on être féministe et accepter cela ?

Mais le plus énorme vient en second : Anne Vigerie et Anne Zelensky demandent « l’interdiction du voile dans la rue », « si les agressions envers les femmes non voilées se perpétuaient ». Le « si » est de pure forme : en réalité, les auteures savent très bien que des agressions envers des femmes sans voile vont malheureusement se poursuivre. Or, aucune étude statistique ne permet d’établir la moindre corrélation entre l’apparition du voile islamique dans l’espace public français et une quelconque recrudescence du nombre de violences contre les femmes. On est donc ici face à une incroyable opération d’amalgame. Les femmes portant le voile doivent donc être sanctionnées pour des agressions qu’elles n’ont ni commises, ni approuvées !

Lorsqu’Anne Vigerie et Anne Zelensky se prononcent pour finir contre l’enseignement de la religion en dehors des cours d’histoire et de philosophie, et pour un enseignement sur les discriminations racistes, sexistes et homophobes, les féministes que nous sommes ne peuvent qu’approuver. Car c’est bien à l’institution que doit s’adresser l’obligation de laïcité, et non à l’élève. Mais par ailleurs, ce qui manque le plus, c’est un enseignement sur les luttes d’émancipation - laïques, féministes, ouvrières, anti-coloniales... La connaissance des discriminations doit en effet être articulée à l’histoire des luttes menées par les dominé-e-s eux-mêmes et elles-mêmes, sans quoi on en reste à un discours de dénonciation morale, qui demeure inefficace contre les idées et les comportements qu’il condamne, et qui aboutit logiquement à une seule demande : plus de police, plus de répression, plus de punition, sans discernement quant aux cibles visées. La campagne pour l’exclusion des élèves voilées est un exemple-type de ce moment où l’impuissance politique se retourne en désir de toute-puissance étatique. Une posture qui donne au féminisme un visage auquel nous ne sommes pas accoutumés : le visage terrifiant de l’intolérance, de la répression la plus brutale et du consentement cynique au « sacrifice » d’une partie des femmes.