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Un monde : notre monde ?

Réflexions sur la violence scolaire, autour du film Un monde, de Laura Wandel

par Élisabeth Meur-Poniris
29 octobre 2021

Depuis quelques semaines, l’anxiété étreint les poitrines des parents comme les tentacules d’un calamar géant. La série coréenne Squid Game, qui remporte le record d’audience depuis la création de Netflix (111 millions de spectateurs en 28 jours), serait à l’origine d’un déferlement de violences dans les écoles primaires. Pourtant interdites aux moins de 16 ans, certaines scènes seraient reproduites à travers des jeux humiliants et feraient de la cour de récréation une zone particulièrement dangereuse. Au même moment,une marche rend hommage à Dinah, victime de harcèlement scolaire, qui s’est suicidée à l’âge de 14 ans. Peut-on imaginer qu’une série soit à l’origine de la violence à l’école ? La sortie du film Un monde de Laura Wandel apporte des éléments de réflexion.

Nora (Maya Vanderbeque) entre en primaire. Les premiers plans du film donnent à voir une enfant angoissée, qui s’engage vers sa première journée à reculons, peine à lâcher la main de son père et cherche à tout prix la compagnie de son frère, qui évolue déjà parmi les grands. L’école est dépeinte comme un lieu assourdissant : le contraste entre les bruits de couloirs et le silence pesant de la classe est marquant. La focale utilisée par la réalisatrice renforce ce sentiment d’indistinction, rien ne semble émerger nettement du brouhaha environnant. On comprend également très vite qu’il s’agit d’un univers où règne l’arbitraire : alors qu’à la cantine Nora souhaite s’asseoir à côté de Abel, son frère (Günter Duret), on lui refuse le droit de se déplacer parce que le repas a déjà commencé (en l’occurrence, pas celui de Nora qui ne touchera pas à sa boîte à tartines).

Ce dont Nora n’est pas tout à fait consciente, c’est que tout se joue en ce jour de rentrée : alors qu’Abel demande à sa sœur de rester loin de lui pour ne pas être mêlée à des jeux brutaux, elle décide de se plier à une fouille au corps imposée par un élève qui semble être craint de tous. Son frère prend sa défense et essuie le retour de bâton. Les dés sont jetés, les dynamiques de pouvoir établies : pour le reste de l’année (ou presque), il deviendra la cible préférée de ce groupe qu’il aurait aimé intégré.

La violence se déploie alors, de manière très visible comme lorsque Abel est frappé sous le regard de son institutrice qui somme au groupe de ne pas bloquer l’escalier ou de manière plus insidieuse, quand Nora joue à 1,2,3 piano [jeu qui n’a donc pas été inventé par Netflix] et que son frère est relégué dans le flou du second plan : une masse adossée contre un mur, une tâche dans le paysage, ignoré de tous.

Ce que l’on ressent par ailleurs, c’est que cette violence ne naît pas à l’école. Elle est importée, imitée, appropriée — sans toutefois être pleinement comprise — par les élèves. Difficile de ne pas penser aux faits de pédocriminalité qui ont marqué la Belgique (et au documentaire de Pauline Beugnies, Petites) lorsque les camarades de Nora lui expliquent qu’on a retrouvé des cadavres d’enfants sous le bac à sable. De ne pas lever un sourcil quand les garçons qui jouent au foot sont traités de racistes « parce qu’ils ne pensent qu’à eux » (et dominent l’espace). Ou de ne pas ressentir de pincement au cœur quand on demande à Nora si son père est chômeur, suivi d’une définition cinglante : « une personne qui reste chez elle toute la journée et qui attend qu’on lui donne de l’argent, un fainéant ». Elle tente de répondre à l’attaque mais a désormais compris que sa marge de manœuvre est limitée : elle doit se distancer de sa famille, de son frère. L’odeur de pisse est contagieuse.

Durant le temps des leçons comme à la récréation, c’est bien par l’exemple que l’ordre règne : les professeurs excluent de la collectivité les récalcitrants (« quand tu seras d’accord avec ce que je dis, tu pourras revenir ») et si aucun élève n’ose s’opposer au règne du plus fort, c’est par peur de connaître le même sort : l’exclusion. Il est vital d’être intégré, validé. Cette menace qui pèse sur tous entraine des jeux de pouvoir : une fillette organisant son anniversaire invite et désinvite Nora au gré de ses humeurs, générant un sentiment d’insécurité chez cette dernière que l’autre exploite avec cruauté.

Dans ce quotidien éprouvant, tout se déroule comme si les enfants avaient accès à une face B que les adultes ignorent, un monde sous-marin invisible aux yeux des grands. Les journées sont rythmées de la même manière : les parents ne franchissent pas la grille, esquivent les appels à l’aide (« J’ai mal au ventre ») et assistent à la métamorphose de leurs progénitures en élèves. Du temps passé à l’école, ils n’en ont qu’un aperçu fantasmé, une photo de classe qui ne dit rien des échanges qui ont suivis le bruit du déclencheur. Quand la violence éclate au point qu’elle ne peut plus être ignorée, les adultes parlent d’incidents, d’événements isolés. Ils organisent des réunions, poussent les méchants à serrer la main du gentil. Ils cherchent des explications conjoncturelles : une pandémie, une série à la mode, un hashtag. Ils refusent de voir que cette violence est systémique.

À la fin de la séance, lorsque les lumières se sont allumées, un spectateur s’est exclamé : « Ça m’a rappelé tellement de choses ! » Et de fait, mis à part une référence à Tik Tok, il est quasiment impossible de situer ce récit dans le temps. Ce qui fait l’une des forces de ce film découle d’une défaite de notre système scolaire : son incapacité à évoluer.

Ou au contraire son adéquation totale au système. Le 16 septembre dernier, Christiane Taubira s’exprimait sur France Inter et dénonçait une société « où l’on humilie tranquillement ». Une société qui encense la performance et dénigre les « assistés », où l’on protège les coupables et accusent les victimes, un monde dont le fonctionnement est basé sur l’exclusion des uns en faveur des autres, sur l’écrasement des uns par les autres. Dans chacun de ses interstices, l’école est marquée par la domination des adultes : le professeur soumet les élèves à son savoir, à son fonctionnement, leur impose un contrôle strict de leur mouvement et détient même le pouvoir de leur refuser de se rendre aux toilettes, de répondre donc à leur besoin physiologique le plus primaire. Dans la majorité des cas, la collaboration est un impensé et les voix des enfants sont comme dans l’univers de Nora et Abel : inaudibles.

L’école, ce n’est pas un monde, c’est notre monde. La cour est un concentré de toutes les tensions qui le traverse, d’autant plus exacerbées parce que investies par de futurs adultes qui cherchent à les cerner, à comprendre les règles d’un jeu où être le plus faible peut être fatal. Et si, dès à présent, la première règle serait de ne plus demander à nos enfants de se comporter comme des « grands » ?

P.-S.

Ce texte est paru également sur la page medium d’Elisabeth Meur-Poniris.