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Un mot qui tue ?

Retour critique sur la notion d’islamophobie et sa disqualification

par Pierre Tevanian
2 novembre 2021

« Ce mot islamophobie, il a tué les dessinateurs de Charlie Hebdo. Ce mot, islamophobie, il a tué le professeur Samuel Paty ». C’est Caroline Fourest qui a tenu ces propos, aux « Assises de la laïcité » organisées au printemps dernier par la ministre Marlène Schiappa. On fera abstraction ici de l’identité de la locutrice, de sa position dans le débat médiatique, et de ses prises de position depuis deux décennies. On fera abstraction aussi des controverses qui la concernent (et qui concernent notamment son rapport aux faits, à leur matérialité, et à la vérité), des controverses auxquelles nous avons déjà apporté sur ce site notre contribution. On se concentrera exclusivement sur le fond du propos, car il est en passe de s’imposer comme un axiome, dans l’éditocratie dominante en tout cas, voire de servir de boussole à des politiques publiques – et notamment à l’inacceptable dissolution du CCIF.

Mesurons d’abord l’enjeu. Ce jugement, concis et radical, disqualifie un concept, ou plutôt le concept, qui est utilisé depuis plusieurs décennies, dans le monde entier, par l’ensemble de la communauté scientifique comme par les organisations de défense des droits humains, pour nommer, analyser et combattre une forme spécifique de racisme (et non, comme on le prétend en dépit des faits, « toute critique de la religion musulmane »). Une forme de racisme dont les ravages (homicides, agressions physiques, injures, discriminations dans l’emploi, le logement et toutes les sphères de la vie sociale) sont documentés et chiffrés. Ni plus ni moins.

Quel problème ce jugement pose-t-il ? On peut en distinguer trois.

Il y a premièrement un raccourci stupide, un niveau d’exagération qui confine à l’absurde, et même à l’obscène. Tout le monde peut le comprendre : un mot tout seul ne tue pas et n’a jamais tué. Toute l’histoire de l’humanité l’illustre : il arrive qu’un mot soit associé à un crime, qu’il lui serve d’étendard, ou de base argumentative, mais un mot, quel qu’il soit, aussi abject soit-il, reste un mot, c’est-à-dire une entité symbolique et non une réalité matérielle. Ce sont des armes qui ont tué les dessinateurs de Charlie Hebdo et le professeur Samuel Paty, et des mains qui ont tenu ces armes, et des cerveaux qui ont activé ces mains. Les mots ne tuent pas tout seuls, ils ne tuent pas tant qu’aucune force sociale ne s’en est emparée pour en faire un « mot d’ordre ».

Telle est la première faute, gravissime, que commet cette assertion. Elle évacue l’essentiel : les tueurs eux-même, qui ne sont pour rien ni dans l’invention ni dans la diffusion du mot islamophobie, et sont en revanche pour beaucoup, c’est le moins qu’on puisse dire, dans ce qu’ils ont commis : d’atroces tueries. Incriminer à ce point le mot, c’est disculper les tueurs de manière odieuse.

Second problème : ce jugement ignore les distinctions linguistiques fondamentales qui existent entre un mot d’une part, et d’autre part un énoncé (dans lequel le mot s’insère) et une énonciation (dans un certain contexte) qui lui donnent tout son sens. Un tel jugement essentialise le mot, l’incrimine en soi, en général, selon une logique simpliste et potentiellement liberticide, voire totalitaire – ce qu’on peut constater lorsque sont dissoutes, en dépit du bon sens et des libertés fondamentales, des associations de lutte contre l’islamophobie.

Si en effet c’est le mot lui-même qui est décrété criminel, c’est alors tout usage de ce mot – et donc tout combat contre l’islamophobie – qui devient également criminel, ou en tout cas complice ou suspect. Mais alors il faut – si l’on suit cette logique délirante – proscrire de la même manière toute lutte contre l’obscurantisme et tout usage du mot « obscurantisme » – puisqu’au nom de la lutte contre l’obscurantisme et pour la diffusion des Lumières, on a colonisé, en faisant couler le sang. Il faut proscrire de même toute lutte contre le capitalisme, l’exploitation, l’inégalité et l’injustice sociale, et proscrire ces quatre mots, « capitalisme », « exploitation », « inégalité » et « injustice sociale » – puisque c’est au nom du combat contre le capitalisme, l’exploitation, l’inégalité et l’injustice sociale qu’on a déporté et exécuté des opposants dans tous les régimes staliniens ou maoïstes, avec là encore du sang qui a coulé – et même des morts par centaines de milliers. On doit alors aussi disqualifier la lutte pour la liberté, et proscrire l’usage même du mot « liberté », puisqu’on peut dire aussi que c’est ce mot « liberté » qui a tué et continue de tuer toutes les victimes du capitalisme ultra-libéral.

On pourrait poursuivre la liste à l’infini, mais ces exemples suffisent, il me semble, pour démontrer par l’absurde l’aberration de cette incrimination d’un simple mot, en soi, abstraction faite de toute modalisation, de toute contextualisation, de toute prise en compte de la pluralité (voire la conflictualité) de ses usages.

Le troisième et dernier problème est plus simple : c’est une pure et simple contre-vérité. Si la lutte contre « le grand remplacement » est bien le mobile invoqué par le tueur de Christchurch, il est en revanche factuellement faux, tout simplement, que la lutte contre l’« islamophobie » a servi d’étendard aux auteurs des tueries de Charlie Hebdo, de l’Hyper-cacher, du Bataclan ou encore de Conflans-Sainte Honorine. On sait, par des témoignages des rescapés, ce que les frères Kouachi ont dit quand ils ont massacré l’équipe de Charlie Hebdo. Ils n’ont pas dit « Mort aux islamophobes », mais « On a vengé le prophète ». Si donc il y a mot qui « a tué », pour reprendre la formule tout en raccourcis de Caroline Fourest, ce n’est même pas le mot « islamophobie » – mais le mot « blasphème », ou les mots « honneur du Prophète ». Il en va de même d’Abdoullakh Anzorov, l’assassin de Samuel Paty : dans le message où il revendique son crime, il affirme avoir « vengé le Prophète » et se réclame de « l’État islamique ». Dans son discours comme dans celui des tueurs du 7 janvier 2015, ni le mot « islamophobie », ni l’idée que sous-tend ce mot, à savoir celle d’un racisme anti-musulman traversant la société française, n’est invoqué comme mobile du crime. Il en va de même de la tuerie antisémite de l’Hyper Cacher, dont le mobile n’était rien d’autre que le signifiant « Juif ». Il en va de même, enfin, pour les tueries du 13 novembre 2015 à Paris. Le communiqué de l’État islamique qualifiait le concert au Bataclan de « fête de perversité » et expliquait avoir « pris pour cible la capitale des abominations et de la perversion, celle qui porte la bannière de la croix en Europe, Paris ». Il incriminait donc un « mode de vie » contraire à la morale plutôt qu’un racisme contre les musulmans.

Chacune de ces trois raisons suffirait à elle seule pour invalider l’incrimination du mot « islamophobie », et la disqualification de quiconque utilise ce mot. Il se trouve, cela dit, qu’il y a bien trois raisons de refuser cette police du langage. Une police d’autant plus odieuse que, s’il est triplement abusif d’affirmer que le mot « islamophobie » a tué, en revanche la chose, je veux dire l’idéologie que désigne ce mot « islamophobie », est bien à l’origine d’actes criminels qui, dans plusieurs pays, et parfois de manière massive, ont déjà tué.