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Un retour du futur

Leonard Cohen à Londres

par Laurent Lévy
21 septembre 2015

Pour fêter le quatre-vingt-unième anniversaire de Leonard Cohen, ce 21 septembre, nous re-publions l’hommage que lui avait rendu Laurent Lévy, il y a maintenant six ans.

Voici que paraissent simultanément en double CD et en DVD les enregistrements de son concert de Londres du 17 juillet 2008, devant une foule immense et enthousiaste. Le vétéran n’a rien perdu de sa voix ; au contraire, peut-être que son timbre, toujours plus grave, a encore gagné quelque profondeur avec l’âge, gagné de la justesse et de la subtilité dans les inflexions.

Il nous donne dans ce récital un panorama de son œuvre, depuis qu’à la fin des années soixante, déjà connu dans les cercles intellectuels comme un romancier novateur, dans l’esprit de la Beat Generation et comme un grand poète, il s’est essayé à la chanson. Ce sont d’ailleurs, s’il faut l’en croire, déjà les soucis d’argent qui l’avaient conduit à tenter ainsi sa chance sur la scène.

Il raconte même, dans diverses interviews, que n’ayant pas les moyens de se rendre de Montréal, où il vivait, à Nashville, Jérusalem de la chanson Country, il s’était arrêté à New-York, où bouillonnait la révolution Folk. C’est là que, accueilli comme un mythe vivant par des artistes de dix ans ses cadets, il fit entre autres la connaissance de Judy Collins, l’une des plus « intellectuelles » de ces jeunes bohèmes de la nouvelle scène new-yorkaise.

C’est de retour à Montréal qu’il compose ses premières chansons, et qu’un soir, il lui en chante une par téléphone, qu’elle décide immédiatement d’enregistrer : ce sera Suzanne, son premier succès d’auteur, puis d’interprète. Suzanne que, quarante ans plus tard, il chantera dans ce concert de Londres.

Cohen se serait sans doute effondré sur la scène s’il avait prétendu y chanter chacun des chefs d’œuvres qu’il laisse à la chanson contemporaine. Il est donc facile de regretter l’absence de tel ou tel titre, comme The Old Revolution, Chelsea Hotel #2, ou encore Famous Blue Raincoat. Ou de quelques autres. Mais tel qu’il est, le programme est déjà bien riche. De vieux classiques, d’abord : outre Suzanne et Bird on the Wire, il nous offre de ses premiers disques Hey That’s No Way To Say Goodbye, So Long Marianne et Sisters of Mercy. Il propose aussi quelques merveilles de ses périodes suivantes : Dance Me To The End Of Love, Who By Fire, Everybody Knows, I’m Your Man, Democracy, The Future, et le prodigieux Hallelujah, peut-être son œuvre la plus puissante.

On ne dira pas de la poésie de Cohen qu’elle est particulièrement optimiste. Peut-être est-ce même son pessimisme sombre qui la caractérise. Ainsi ces vers :

« Everybody knows the war is over

Everybody knows the good guys lost »

(« Chacun sait que la guerre est finie / Chacun sait que les bons ont perdu »)

Ou encore :

« Give me back the Berlin Wall

Give me Stalin and Saint Paul

I’ve seen the future, brothers

It is murder »

(« Rendez-moi le Mur de Berlin / Rendez-moi Staline et Saint Paul / J’ai vu le futur, mes frères / C’est un massacre »).

Après tout, le poète peut aussi être un témoin du monde, et le témoignage de Leonard Cohen donne du monde, de l’amour et du temps présent une vison à la fois ironique et tragique. Quant au reste, comme n’importe qui, il fait ce qu’il peut :

« Like a bird on the wire (…)

I have tried in my way to be free »

(« Comme un oiseau sur un fil / J’ai essayé, à ma façon, d’être libre »)

Mais retenons tout de même :

« The heart will not retreat »

(« Le cœur ne battra pas en retraite »)

Cohen est un poète majeur. Il faudrait trop en citer pour faire le tour de l’œuvre, et même pour faire le tour du récital de Londres. Vingt-six titres, dans des interprétations et avec des musiciens, des choristes et des arrangements parfaits – qui permettront même aux non-anglophones d’aimer ces enregistrements comme de grands moments de la chanson américaine. Qu’ils sachent aussi qu’il existe en français de bonnes adaptations de Leonard Cohen, proposées par le Néo-zélandais Graeme Allwright, dont la version de Suzanne est quasi contemporaine de l’original.

Si la traduction poétique est toujours une gageure, et si la puissance de l’original ne peut qu’être devinée à travers la traduction, ces adaptations donnent toutefois une idée du travail majeur de Cohen. Les éditions Christian Bourgois ont par ailleurs publié en 1993, sous le titre « Musique d’ailleurs » un important recueil bilingue de toutes ses chansons (mais deux albums ont paru depuis…) et de quelques autres textes, en particulier des premiers poèmes, qui avaient fait sa première célébrité.

Les lois du marché sont ce qu’elles sont. Et si elles ont contraint Cohen à reprendre le chemin de la scène, elles rendent certainement cette scène inaccessible au plus grand public ; on peut s’attendre à des prix prohibitifs pour les entrées au récital qu’il donnera malgré tout sans doute à guichets fermés à Paris l’été prochain. Dommage. Il nous reste ces enregistrements extraordinaires de l’un des derniers « monstres sacrés » des années soixante, un vieil homme avec un sourire d’enfant, voûté, blanchi, rompu, épuisé, un vieil homme au sommet de son art.