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Une exigence d’égalité

À propos de l’appel des "indigènes de la République"

par Christine Delphy, Nacira Guénif-Souilhamas
4 avril 2005

La récente publication d’un appel pour des « assises de l’anti-colonialisme post-colonial » a suscité controverses et polémiques. Signataires de l’appel, Christine Delphy et Nacira Guénif expliquent leur démarche. Pour les deux sociologues, « la discrimination sociale, en créant des catégories, oblige les individus stigmatisés à lutter en tant que catégorie ».

Nous avons été surprises et peinées par la teneur négative des réactions de certains médias à l’appel « Nous sommes les indigènes de la République ». Et ce d’autant plus que nous sommes persuadées que ces médias partagent au fond nos préoccupations. Quelles sont-elles ? Et d’abord, quelle est l’aspiration qui inspire cet appel et qui l’irrigue tout du long ? Celle à l’égalité.

Or, ce principe fondateur du pays où nous vivons tous est-il réalisé ? Tout le monde convient qu’il ne l’est pas, tout le monde convient que le réaliser doit être non seulement notre souci constant, mais notre souci urgent. Tout le monde s’accorde pour constater que la population de ce pays, qui devrait être politiquement « une », est divisée, hiérarchisée, selon des lignes qui n’ont pas lieu d’être. Elles ont si peu lieu d’être que leur invocation est illégitime : la loi interdit toute différence de traitement selon le sexe, la religion, l’origine ethnique, etc.

Et, cependant, ces traitements différentiels existent. Et les dénoncer, ce n’est pas seulement tenter de mettre ce pays en conformité avec ses propres lois, c’est, de façon plus large, en appeler aux principes fondateurs de notre « politis », qui fait de l’égalité entre citoyens sa règle première.

Il est possible que le malentendu provienne d’un aspect de la lutte contre l’inégalité qui peut paraître paradoxal, mais qui ne l’est qu’en apparence. Les victimes des inégalités n’ont pas demandé à être soustraites du droit commun, de l’égalité de traitement, elles n’ont pas demandé à être étiquetées. Cette étiquette leur vient de l’extérieur, des forces dans la société qui souhaitent les singulariser. Et cette singularisation est opérée à seule fin de les mal-traiter : de leur dénier l’égalité de traitement.

Ainsi, la discrimination au sens large ­ incluant l’étiquetage, la nomination et les stéréotypes négatifs associés au nom ­ constitue des catégories au sein de la population. Ce ne sont pas les individus ainsi regroupés de l’extérieur, victimes de ce processus, qui ont créé ces catégories. Mais une fois qu’elles existent, c’est nécessairement sous cette casquette commune que ces individus protestent. Et c’est en tant que femmes, ou en tant qu’homosexuels, ou en tant qu’« indigènes », que ces groupes, encore une fois créés par l’état d’exception qui les constitue, revendiquent leur réinstauration dans l’état ordinaire, à savoir l’égale humanité.

Ainsi la discrimination sociale, en créant des catégories, oblige les individus stigmatisés à lutter en tant que catégorie, premier paradoxe apparent. Mais un deuxième paradoxe explique le premier : leur but est de cesser d’exister en tant que cette catégorie, définie par les autres. C’est donc un contresens que de reprocher à l’appel des indigènes de la République des velléités communautaristes ou sécessionnistes. S’agissant du fait même du regroupement, ce reproche n’est pas nouveau : les féministes, puis les homosexuels ont été accusés en leur temps de « communautarisme ». Ce soupçon a fini par s’évaporer. Il semble aujourd’hui normal et légitime à tout le monde que les femmes, opprimées en tant que femmes, que les homosexuels, opprimés en tant qu’homosexuels, s’allient contre leur oppression commune, comme il semble normal que la classe ouvrière se réunisse dans des syndicats ou des partis : que les premiers concernés par une injustice soient aussi les premiers à s’élever contre. Il faudrait peut-être essayer de tirer des leçons de l’histoire. Quand des gens sont réunis, malgré eux, dans une communauté de sort, c’est en commun qu’ils se révoltent contre ce sort. Cela n’a rien d’extraordinaire ni d’inquiétant. S’agissant des objectifs : le but des « groupes revendiquants » n’est pas d’être inscrits dans le marbre de la Constitution comme tels, encore moins d’accéder à des « droits spéciaux », mais au contraire de jouir des droits usuels, d’être traités « comme tout le monde ». C’est dans cette société que nous voulons une place.

Toute la question est alors : quelle place ? Beaucoup reprochent à l’appel l’emploi du mot « indigènes ». Mais les individus qui sont enfants de ce groupe, qui a bel et bien existé, sont rejetés hors de la république des égaux par une pratique discriminatoire systémique, mais aussi par un discours excluant ­ par exemple l’appellation d’« immigrés de la deuxième génération » (sic) : ils sont traités comme un corps étranger et subordonné. Comment s’étonner alors qu’ils ressentent une continuité entre le statut de leurs parents et le leur ? Et surtout, dès lors que ceux qui ont été distingués pour être discriminés revendiquent cette distinction, comment s’étonner qu’ils la connotent comme ils la vivent ? Et qu’ils revendiquent le droit, tant qu’à être distingués, de se nommer eux-mêmes, et de la manière qui exprime le mieux, à leur sens, leur situation ? Et qui peut leur rétorquer que cette manière n’est pas exacte d’un point de vue linguistique ? Qui peut de bonne foi prétendre que là ­ dans le champ des dictionnaires ­ se situe l’interpellation, quand elle se situe clairement et sans ambiguïté dans le champ politique ?

Ce qui distingue notre démarche d’autres, c’est que nous attribuons clairement la responsabilité de la distinction infamante à la société globale ­ et non à un « manque à s’intégrer » qui serait notre faute et, plus généralement, celle des protestataires eux-mêmes. Ce que nous dénonçons, c’est que la distinction faite par les républiques coloniales entre citoyens et sujets est réactualisée aujourd’hui dans les systèmes raciste, sexiste, homophobe. Ce que nous revendiquons avec toute la force de la morale ordinaire associée à celle de la loi, c’est que la société qui nous marque et nous parque, qui nous traite en indigènes ­ en sujets ­ nous laisse la place qui nous est due : celle de citoyen-ne-s à part entière. "L’appel-des-indigènes-qui-ne-veulent-plus-être-traités-en-indigènes, au lieu de susciter des réactions de défiance, doit être entendu par tous pour ce qu’il est : l’exigence, maintenant impatiente, que ce pays qui est le nôtre tienne enfin les promesses inscrites aux frontons de nos mairies.

P.-S.

Cet article a été publié dans Politis. Site des indigènes de la République : www.indigenes-republique.org