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Une justice qui leur ressemble

Chronique du procès du policier Saboundjian

par Fatima Zahra
9 mai 2017

En mars 2017, le policier Saboundjian comparaissait devant la cour d’assise de Paris pour la mort d’Amine Bentounsi qu’il a tué d’une balle dans le dos. Le procès dont le déroulé nous avait laissé plein d’espoir s’est conclu par un verdict pour le moins sidérant.

21 avril 2012. Dans une rue de Noisy-le-Sec. Amine Bentounsi court. Il court pour échapper à la police, pour échapper à l’enfer carcéral où il a passé tant d’années de sa courte vie. Quand il trébuche, il se redresse et reprend sa course folle. À bout de souffle. Au bout de sa vie. Il vient de tomber. Damien Saboundjian, agent de police, vient de lui tirer une balle dans le dos. Amine Bentounsi, 29 ans, est mort à l’hôpital Georges Pompidou, le 22 avril 2012 à 5h10 du matin.

18 janvier 2016. Cour d’assises de Bobigny. Dans le box des accusés, l’agent de police Damien Saboundjian est accusé de « violence volontaires ayant entrainé la mort sans intention de la donner ». Il risque 20 ans de réclusion. Le procureur n’en exigera pas autant. Il demande aux jurés de prononcer sa révocation de la police ainsi qu’une interdiction de port d’armes pendant cinq ans et de le condamner à cinq ans de prison avec sursis. Il est acquitté, les jurés considérant que Saboundjian était en état de légitime défense.

Peu importe que Bentounsi soit mort d’une balle dans le dos. Les jurés n’ont pas eu à expliquer cette incongruité. L’intime conviction suffit. Mais, fait rarissime, le parquet fait appel. Pourquoi ? Celui-ci considère-t-il qu’il est trop dangereux de laisser un individu tel que Saboundjian exercer la profession de policier ? Ou que pour continuer à prononcer des non-lieux en faveur de la police, il faut en condamner quelques-un.e.s ? Ou, allez prenons-nous à rêver, commence-t-on à se dire Place Beauvau qu’il faut cesser de tirer les jeunes des quartiers populaires comme des lapins ? Bref le parquet remet ça. Le procès en appel se tient un an plus tard.

6 mars 2017. Cour d’assise de Paris. Dans le box des accusés, toujours Damien Saboundjian. Toujours inculpé de « violence volontaires ayant entrainé la mort sans intention de la donner ». Il risque toujours 20 ans de réclusion.

En face, Amal Bentounsi, la sœur de la victime. Depuis cinq ans, elle se bat pour que vérité soit faite : si l’agent de police Saboudjan était en état de légitime défense, comme il l’affirme, pourquoi Amin Bentounsi est-il mort d’une balle dans le dos ? C’est ce que les juré.es, le parquet, le juge et la partie civile tenteront de comprendre tout au long de ces cinq jours de procès.

Mais le policier n’a convaincu personne malgré le soutien de ses collègues qui le couvrent, à coups de mensonges éhontés, tordus, mal ficelés. « Pourquoi avez-vous menti ? » demande Régis de Jorna, le président du tribunal, à Ghislain Boursier, le coéquipier, qui s’est rétracté après avoir soutenu qu’il avait vu Amin Bentounsi braquer Damien Saboundjian ; l’enquête a établi qu’il ne pouvait rien voir de là où il se trouvait.

« Je ne sais pas » répond-t-il d’une voix à peine audible. Indignation des magistrats. Mais pas de sanction. Les rapports et contre-rapport des experts en balistique qui s’apparentent à des mémoires en défense ne convaincront pas davantage. Ce qui fera dire au Président à l’adresse du contre-expert : « je n’ose pas demander combien vous avez été payé pour cette expertise ».

L ‘exacte contraire du rapport de l’IGPN (Inspection générale de la police nationale, ancienne Inspection générale des services-IGS), conduit par le commandant Nietto. Accablant pour le policier. C’est ce qui permettra la mise en examen de Damien Saboundjian. Une fois n’est pas coutume. Pourquoi, dans cette affaire, c’est si rare, l’IGPN a fait son travail ? Nous sommes nombreux à nous le demander. Damien Saboundjian, lui, ne l’accepte pas. Il le dit. Ecoutes téléphoniques. Extrait. Damien Saboundjian à un syndicaliste de la police :

« Il faut faire gicler l’inspecteur de l’IGS (…) Non seulement ils ont osé touché à un flic mais en plus à un syndicaliste ».

Saboundjian se sent intouchable. Mais Nietto n’a pas « giclé », il a même résisté aux pressions et persisté jusqu’à livrer sa conclusion : la scène de tir a été modifiée avant l’arrivée de l’identité judicaire puisque les douilles n’auraient pas dû se trouver là où elles étaient compte tenu de l’endroit d’où le policier dit avoir tiré. Difficile pour le commandant de l’IGPN de conclure à un cas de légitime défense.

Il y a aussi les témoins que la police tente d’écarter. Comme Saliha qui a vu Bentounsi courir sans jamais se retourner. Lorsqu’elle appelle le commissariat de Noisy-Le-Sec pour en témoigner, on lui répond : « ça ne sert à rien de raconter ça, ça n’a aucune utilité. Je vous conseille de raccrocher ». Elle raccroche mais appelle aussitôt un autre commissariat qui la renvoie vers l’IGPN et va l’auditionner.

Et il y a les écoutes. Saboundjian est son pire ennemi. Parce qu’il manie mal la langue et cette justice de classe n’aime pas cela. Et parce qu’il dit des énormités qui, parfois, font froid dans le dos : « On pourrait passer des heures sur vos conversations, commente le président, il y a des parties qui sont de véritables anthologies. » Extrait. Saboundjian à l’un de ses collègues :

« j’ai été reçu par le Préfet de Seine St Denis. Il m’a dit « l’administration est avec vous. On va vous payer vos frais de justice et on va vous muter où vous voulez. »

Son collègue : «  J’ai regardé, plus de 95 % des gens trouvent que tu as eu raison de tirer. 95% des gens sont avec toi. Si tu ne l’avais pas buté il aurait buté quelqu’un d’autre, il aurait continué à faire ses délires. Et puis tu as l’administration avec toi. C’est bien. Quand t’as l’administration avec toi, t’as le gouvernement avec toi, le pouvoir…C’est bien. Ils nous protègent de la justice. »

Saboundjian semble même espérer qu’il obtiendra une promotion : « Peut-être que cette affaire va me faire avoir de l’échelon ». « Monsieur Saboundjian, demande le président interloqué, quand on tue, on monte en grade alors ? J’ai mal compris. Une arme n’est pas un permis de tuer. Il y a comme un fonctionnement à l’envers. J’espère que ce n’est pas l’esprit qui prévaut dans la police.  »

Saboundjian essaye d’atténuer son propos et explique qu’il voulait dire que ses collègues obtiennent des promotions quand ils ont été blessés. « Mais vous n’avez pas été blessé. » « J’ai failli mourir ». « Vous n’êtes pas mort. Mais Monsieur Bentounsi est mort lui. Sa famille est là. » «  J’ai vécu des choses très dures et on en rajoute avec des questions.  » Et d’ajouter : « C’est une avant-première en France qu’un policier se retrouve dans une cour d’assise. Je ne trouve pas normal de me retrouver ici. C’est très dur. Est-ce qu’un bon policier c’est un policier mort ? »

S’il ne risquait une lourde peine de prison, il fait peu de doute qu’il aurait assumé d’avoir tué Amin Bentounsi et n’aurait pas invoqué la légitime défense pour se dédouaner. En effet que vaut la vie d’un homme qui a passé partie de son existence entre trafic, braquages et prisons ? Amin Bentounsi était en cavale depuis deux ans, sorti de prison par la grâce d’une permission, il avait décidé qu’il n’y retournerait pas. Plus jeune incarcéré de France, il a goûté à la prison à l’âge de 13 ans. Adolescent. Dans ce moment de la vie où l’on est d’une extrême fragilité, Amin Bentounsi se retrouve enfermé pendant six mois avec des personnes ayant commis des délits en tous genres. Les dés sont jetés.

Mais le Président refuse le raccourci. « Il n’y a pas de bonnes et de mauvaises victimes  » tente-il d’expliquer à l’accusé. C’est dit : Amin Bentounsi est une victime. Enfin. Il n’est plus le « fuyard » le « braqueur », le « multirécidiviste ». Saboundjian ne comprend pas. Il est policier, syndicaliste, protégé par l’administration. Il a le droit de tout. Alors qu’importe de prendre son arme, tendre le bras et tirer. Ici tout droit au milieu du dos et y loger la mort. Il n’a pas une parole de regret, pas une parole pour dire pardon, pas une parole qui prenne en compte la douleur de la famille, désormais vissée au corps.

Alors quand Saboundjian pleure, il éclatera plusieurs fois en sanglots au cours du procès, on est gênée parce que au lieu de l’empathie, c’est par le sentiment désagréable qu’il pleure sur son sort qu’on est saisi. Il s’en faudrait de peu qu’il nous dise que tout ça c’est la faute à Amin Bentounsi. Arabe et voyou. On a compris, avant même que les experts psychologiques ne décrivent Saboundjian comme un homme sans émotion car « trop déstabilisante pour lui », à la pensée rigide, ayant peu de capacité de remise en question. C’est d’autant plus compliqué quand on est protégé par sa hiérarchie, par l’administration, le pouvoir politique… Jusqu’à l’avocat qui viendra nous narguer…

Malgré tout, nous pensions que Damien Saboundjian serait révoqué de la police. La teneur des débats, l’indignation des magistrats, face à ce policier convaincu de sa toute puissance, face aux mensonges, aux dissimulations de la police, nous en avaient presque convaincus. Mais non. Le temps n’est pas encore venu d’une justice qui désigne clairement victimes et coupables.

Damien Saboudjan a été condamné à 5 ans de prison avec sursis et 5 ans d’interdiction de port d’arme. Sentiment de colère pour certain.es, d’amertume pour d’autres même si nous partageons le soulagement de la famille Bentounsi car la légitime défense a été écartée et Damien Saboundjian condamné, même à minima. On est loin de l’acquittement de Bobigny. Même si la petite lueur de joie qui a remplacé les rictus de douleurs qui traversaient jusque-là le visage ridé et las de Monsieur Bentounsi nous réchauffe le cœur. Même si nous éprouvons une satisfaction évidente devant la colère des policiers d’avoir été trainés devant une cour d’assise, de surcroît par une femme, fille d’immigré.e.s qui plus est. Ils savent désormais que ça peut arriver même s’ils s’en tirent à bon compte.

Mais il n’empêche que, à moins d’une procédure disciplinaire en raison du sursis, Damien Sabounjan va pouvoir continuer à exercer son activité de policier. Cantonné au standard (mais là aussi, il peut être nocif, on l’a vu dans cette affaire), il pourra une fois qu’il aura retrouvé son autorisation à porter les armes, retourner sur le terrain et dégainer. Ce verdict, ahurissant et incompréhensible au regard des débats, montre bien que nous n’étions pas dans un procès de la police, pour juger ses méthodes violentes et racistes.

Au contraire, chaque fois qu’ils l’ont pu, procureur et juges ont rappelé le respect qu’ils portent à cette institution. René Crosson du Cormier, le procureur l’a dit sans détour «  la police nationale, c’est la gloire de la France ». C’est aussi celle qui protège les privilèges de cette partie de la société qui produit ces magistrats à particules. Cette justice-là n’a que faire de nos morts. Elle n’est pas pour nous. La bagarre continue.

P.-S.

Cet article est paru dans le numéro 153 du journal CQFD. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation de l’auteure. Le dessin est de Anne-Leïla Ollivier.