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Une prof d’en haut dans un collège d’en bas

À propos du livre de Mara Goyet, Collèges de France

par Stéphane Beaud
15 juillet 2003

Stéphane Beaud, maître de conférence en sociologie à l’université de Nantes, propose une lecture critique d’un livre qui a bénéficié d’une couverture médiatique très importante. Voici comment la bourgeoisie "éclairée", qui ne connait de la banlieue, de ses lycées et de ses lycéens, que ce qu’en disent les grands médias et les best sellers, se sent désormais autorisée à voir les choses.

Collèges de France. Le titre est un clin d’œil ironique au lecteur. Il ne s’agit pas de la prestigieuse institution de la rue des Ecoles mais d’un collège de banlieue, situé dans le "9-3", "terre de mission" ou "champ de bataille" des jeunes professeurs qui y sont souvent nommés pour leur premier poste. Le pluriel est trompeur, le propos de l’auteur n’est pas comparatif, elle se propose plutôt de décrire, sous forme de saynètes courtes et d’une série de croquis pris sur le vif, le malheur enseignant d’une jeune prof de collège. Et, plus précisément, car tel est le véritable objet du livre, de pointer la crise de l’autorité pédagogique qui sévit dans ce type d’établissements. Le témoignage de "profs de banlieue", qui a fait son irruption depuis trois ou quatre ans dans le paysage éditorial, semble bien se vendre (au dernier classement de l’Express, celui de Mara Goyet est 7e sur la liste des meilleures ventes dans la série "documents"). On peut s’interroger sur le surgissement de ce nouveau genre littéraire. Miroir de la crise du collège, de l’école et plus largement "crise de l’autorité" ? Bien sûr. Mais peut-être traduit-il aussi l’arrivée dans le métier d’enseignant de jeunes professeurs, passés par les classes préparatoires, ayant choisi des études littéraires (lettres, langues, histoire, philosophie), issus souvent de milieux sociaux favorisés, qui se trouvent envoyés au front en banlieue, dans le 93, le 94 ou 92, pas très loin de leur "base" parisienne. Au collège surtout, ils découvrent souvent, incrédules et médusés, une réalité sociale et scolaire qu’ils n’imaginaient pas. La fracture sociale au quotidien, pour le dire vite. En peu de temps, un monde s’écroule, les illusions s’envolent, le métier de prof tourne vite au cauchemar, les élèves apparaissent comme des monstres, etc.

Le récit de Mara Goyet exprime bien cette désillusion, ce décalage entre l’ambition première ("je me suis même dit que devenir prof pouvait constituer pour moi un moyen de devenir intellectuelle à peu de frais") et le travail au jour le jour de l’enseignant, souvent ingrat, parfois passionnant. Il en résulte une souffrance sociale qu’il ne faut pas sous-estimer (surtout quand on est universitaire protégé malgré tout des déboires que connaissent de nombreux enseignants débutant dans le métier). On aurait bien sûr aimé que l’auteur, en tant que témoin, se présente davantage. On sait par ses chroniques du Monde de l’éducation (tenues entre septembre et décembre 2002) qu’elle est professeur d’histoire-géographie. On ne sait rien d’elle ni de son collège, à part sa localisation géographique. Pensons à Marc Bloch qui, dans L’étrange défaite, tient à faire avant sa déposition à charge contre l’institution militaire (et toutes les autres, acteurs compris), qui ont failli avant juin 40, une "présentation du témoin". Comme on disait, dans le temps, "d’où parle-t-elle ?"

Ce livre, enlevé, parfois drôle, possède toutes les qualités pour plaire aux contempteurs du système scolaire qui veulent remettre de l’ordre dans l’école et, ce sont souvent les mêmes, qui rejettent a priori tout apport des recherches en sociologie de l’éducation ou en pédagogie. Dans ce livre, toutes les catégories professionnelles du collège en prennent pour leur grade. Peu de profs apparaissent sous un jour positif (les descriptions physiques sont terribles), la seule typologie, esquissée par l’auteur, est d’ordre "culinaire" : ceux qui mangent à la cantine (des hommes, qui aiment manger "gras et lourd"), ceux qui sont les adeptes du Tupperware (des femmes, qui font régime), ceux qui vont au café (les "rebelles"). Cette typologie laisse sur sa faim. Les chefs d’établissement (principaux de collège) apparaissent comme veules, avant tout soucieux de suivre les consignes du BO, les CPE (conseillers principaux d’éducation) attachés de manière obtuse à leur rôle éducatif. La seule figure qui échappe à l’opprobre de l’auteur est l’inspecteur d’histoire. Les élèves sont décrits alternativement comme incultes (selon la formule consacrée "pas 20 mots de vocabulaire"), englués dans la culture télévisuelle, aliénés par les "marques". Un des rares moments où ils apparaissent sous un jour qui ne soit pas trop noir, c’est celui où ils s’appliquent à rédiger leur composition écrite de leur prof d’histoire qui, seule contre tous semble-t-il, maintient le niveau d’exigences. La figure qu’elle construit d’elle-même, au fil du livre, est celle de la jeune prof autoritaire qui résiste vaillamment à l’anomie du milieu ambiant et qui, en retour - il faut le souligner - prend des coups de tous les côtés et qui peuvent aller jusqu’aux violentes insultes sexistes ("Mara Goyet, sale pute").

Qu’est-ce qui "cloche" toutefois dans cette description d’un collège de banlieue et qui met parfois mal à l’aise le lecteur ? Son caractère unilatéral ? Ou, plus fondamentalement, sa conception du métier d’enseignant et le regard qu’elle porte sur ces élèves de banlieue, à la fois si proches et si loin de la ville lumière. Le livre pose une question juste : comment, en ces temps de fracture sociale et spatiale, redéfinir la situation de prof ? Mara Goyet a une réponse simple : continuer à "travailler, transmettre, exiger", comme elle le fait (certainement avec courage). Ou, devenir comme les autres, un prof démago, c’est-à-dire "un peu mono, un peu GO, un peu assistant social, très pote et complice, pas mal aîné-grand frère". Cette alternative dans laquelle elle enferme les enseignants de banlieue est trompeuse. Qui interdit de faire les deux ? Un prof qui s’occupe de ces élèves ne peut-il pas faire travailler ses élèves ? L’auteur montre bien que, pour bien faire son travail d’enseignante, elle est obligée d’aller faire un moment un travail social : contacter l’assistante sociale, etc. Mais ce qui gêne le plus à la lecture du livre, c’est l’ethnocentrisme de classe qui affleure quand elle décrit ses élèves ou même ses collègues profs, sans parler des "femmes de service". On se doutait qu’il existait dans le milieu enseignant, on n’imaginait pas qu’il pût ainsi s’étaler sans vergogne. Cet ethnocentrisme fait fonction d’écran. Il l’empêche de voir ses élèves autrement que comme des pauvres êtres, abonnés au Bigdil, à la sous-culture télévisuelle de TF1 ou de M6. Il est si profond qu’on le voit apparaître sous une forme anodine lorsque l’auteur prend soin de relever les prénoms "américanisés" (Priscilla, Kelly, Bruce, p 75.) de ces élèves d’origine populaire française. Comme s’il s’agissait là d’une faute de goût qui condamnait à l’avance les porteurs de ces prénoms. Autre exemple parmi bien d’autres : elle s’étonne de voir ces élèves hésiter à aller à Versailles de peur de ne pas être assez bien habillés ("rien de correct à se mettre"). La sentence de Mara Goyet tombe, implacable : "petit reste de monarchisme en Seine Saint-Denis". Cela se veut subtil (le regard amusé de l’historienne) mais cela dénote surtout une incapacité inquiétante, chez une jeune enseignante, à comprendre les diverses formes de domination symbolique que subissent ces élèves de milieux populaires. On se dit qu’un peu de lecture en sciences sociales ne lui serait pas inutile, non pour "excuser" ses élèves mais pour les "comprendre" un peu mieux.

On peut enfin lire ce livre comme un précieux document sociologique (il manque, toutefois, les propriétés sociales et la trajectoire scolaire de l’auteur ) pour comprendre comment la "crise" des collèges de banlieue, point de départ obligé dans la carrière des jeunes enseignants du public peut, par des médiations complexes, accélérer le passage à droite d’une fraction des jeunes profs, formés dans nos meilleures écoles. Le portrait qu’elle fait de la déléguée syndicale, SNES, témoigne d’une hargne solide et d’un profond mépris de classe ("la déléguée syndicale me fait bien marrer, elle gueule contre tout, proteste sans arrêt, trimballe son énorme masse dans tous les combats") et d’une disqualification à ses yeux des idées progressistes, qu’il faut relier à sa lecture, enthousiaste, de François Furet (Le passé d’une illusion) et du Livre noir du communisme . Au fond, ce livre, bien dans l’air du temps, témoigne à la fois du désarroi des jeunes enseignants, qui se retrouvent submergés par la violence sociale qui se diffracte au collège et de leur raidissement idéologique (conservatisme pédagogique, passage à droite de certains d’entre eux). Il n’annonce pas des lendemains qui chantent dans les salles de profs mais il appelle peut-être la fraction progressiste des enseignants à sonner le tocsin pour donner une réplique, constructive, à ces récits partiaux du malheur enseignant...

P.-S.

Ce texte, publié dans Les inrockuptibles, est reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.