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Variations autour du sang versé

par Danièle Lochak
30 janvier 2006

Alors que le nouveau projet de loi sur l’immigration fait de l’ « utilité » économique une condition de plus en plus stricte de l’accès aux droits (et notamment au droit au séjour) [1], il nous a paru utile de revenir sur cet autre critère à partir duquel la République française entend définir les étrangers « méritants », celui du « sang versé ». Daniel Lochak s’interroge, dans cet article, sur la reconnaissance manifestée aux étrangers qui ont risqué leur vie ou « versé leur sang pour la France ». Elle montre que cette reconnaissance leur est plus aisément acquise lorsque, au sens propre, elle ne coûte rien. À preuve, le contraste entre l’indifférence témoignée aux anciens combattants d’outre-mer spoliés par la cristallisation des pensions et le flot de rhétorique qu’a suscité le sort des légionnaires blessés au cours d’opérations militaires.

En 1999, l’opposition d’alors avait repris à son compte une revendication des anciens de la Légion étrangère tendant à ce que soit attribuée automatiquement la nationalité française aux légionnaires blessés au combat. Mécontents de la réponse de la garde des Sceaux, qui avait écarté cette suggestion au motif qu’il ne paraissait pas opportun de créer un nouveau mode d’acquisition de la nationalité française et qu’il paraissait indispensable que le gouvernement conserve une marge d’appréciation « afin de vérifier le degré d’attache avec la France » des légionnaires concernés, les groupes parlementaires de l’opposition déposèrent, entre mai et septembre 1999, plusieurs propositions de loi visant à réformer, sur ce point, le droit de la nationalité. Les groupes socialistes à l’Assemblée et au Sénat, ne voulant pas être en reste, déposèrent à leur tour une proposition de loi allant dans le même sens, à laquelle la garde des Sceaux finit elle-même par se rallier (ce qui provoqua bien entendu quelques remarques ironiques sur la capacité du gouvernement à « récupérer » les propositions de l’opposition).

Dès lors, la procédure parlementaire alla très vite : le texte de synthèse élaboré par la commission des lois de l’Assemblée nationale fut voté, dans les mêmes termes, par les deux assemblées et promulgué au Journal officiel le 30 décembre. La loi du 29 décembre 1999 « modifiant les conditions d’acquisition de la nationalité française par les militaires étrangers servant dans l’armée française » introduisit, dans le code civil, une disposition (article 21-14-1) prévoyant que

« la nationalité française est conférée par décret, sur proposition du ministre de la défense, à tout étranger engagé dans les armées françaises qui a été blessé en mission au cours ou à l’occasion d’un engagement opérationnel et qui en fait la demande. En cas de décès de l’intéressé,[...] la même procédure est ouverte à ses enfants mineurs qui, au jour du décès [résidaient habituellement avec lui] ».

En pratique, la mesure vise les étrangers engagés dans la Légion étrangère, puisque c’est la seule unité dans laquelle des étrangers peuvent s’engager.

La portée concrète de cette réforme est des plus limitée : aux dires mêmes de ses promoteurs, elle est susceptible de concerner au maximum cinq personnes par an (le nombre moyen de légionnaires blessés chaque année), lesquelles étaient de surcroît à peu près certaines d’obtenir leur naturalisation si elles la demandaient, puisque, entre 1995 et 1998, 96 à 98 % des demandes de naturalisation formées par les légionnaires, qui sont dispensés de la condition de stage, ont été acceptées, et dans un délai très bref (quatre et six mois en moyenne, au lieu des deux années habituelles). Et il n’a pas été question que cette mesure puisse s’appliquer rétroactivement aux 35 000 légionnaires morts pour la France depuis 1831 ou à leurs descendants, ni a fortiori à tout étranger ayant servi dans les armées françaises.

Pourquoi alors un tel empressement à créer un régime spécifique ? Pour des raisons essentiellement symboliques, ont dit en chœur les parlementaires, dont le discours a consisté en autant de variations autour de la thématique, réitérée jusqu’à l’écœurement, du « sang versé ».

C’est d’abord le rapporteur de la commission des lois, Thierry Mariani, qui fait remarquer :

« À ce jour, l’étranger qui s’est engagé dans les armées françaises et qui a été blessé au cours d’un engagement opérationnel ne peut acquérir la nationalité française de plein droit [...] Il devra satisfaire aux conditions posées par la loi, comme n’importe quel candidat à la naturalisation, alors même qu’il a versé son sang pour la France ».

Et de poursuivre :

« À une époque où l’on peut devenir français sans le vouloir, et même sans le savoir, à une époque où la perte des valeurs qui ont fait notre patrie est flagrante, notre assemblée, grâce à l’initiative du groupe RPR, marquera par son vote que devenir français, cela peut aussi se mériter. Même s’il n’est bien entendu pas possible de demander à tous les candidats à la nationalité française de verser leur sang pour la France [ouf !], il nous paraît logique d’attribuer de plein droit et quasi automatiquement notre citoyenneté aux étrangers qui le souhaitent et qui ont payé dans leur chair le prix de leur engagement au service de notre pays. L’inscription de cette proposition de loi à l’ordre du jour de l’Assemblée est, par conséquent, bien plus que la simple reconnaissance du légionnaire blessé. Elle a valeur d’exemple pour tous les candidats à la naturalisation, auxquels il est bon de rappeler qu’être Français, ce n’est pas seulement des droits, mais aussi des devoirs ».

On retrouve là l’écho d’un discours familier, beaucoup entendu à l’époque où la droite avait décidé de barrer aux jeunes nés en France l’accès de plein droit à la nationalité française.

On a aussi entendu proclamer que

« la blessure, symbole du dévouement et du courage du légionnaire, devrait à elle seule suffire à démontrer son attachement à notre pays. En retour, la nation tout entière devrait l’accueillir officiellement et solennellement en son sein en lui accordant la nationalité française » (Charles Cova).

Une résurgence du droit du sang ?

Le caractère répétitif des interventions dispense d’allonger ce florilège. Elisabeth Guigou elle-même a fini par se laisser contaminer par la rhétorique ambiante, puisqu’on l’entendra dire que

« verser son sang au service de la France est la marque suprême de l’adhésion aux valeurs républicaines qui fondent notre pays ».

À l’Assemblée, une seule voix discordante s’est élevée, celle du député communiste, Jean-Claude Sandrier, qui fera observer la résonance ambiguë de certaines formulations, se demandant si lier l’obtention de plein droit de la nationalité française au « sang versé », n’est pas une façon de faire resurgir une sorte de droit du sang prééminent sur le droit du sol. Posant la question de savoir pourquoi les services manifestement exemplaires qui doivent ouvrir grand les portes de la nationalité française ne devraient concerner que les seuls militaires et pas l’ensemble des étrangers qui rendent eux aussi de grands services à la France, dans les domaines de la santé, de la recherche, de la culture, de l’éducation, du sport, il s’attirera de la part d’un parlementaire de droite cette réplique significative :

« Ça n’a rien à voir. Où risquent-ils leur vie ? ».

Il fera également remarquer qu’on aurait pu, à cette occasion, penser aux militaires originaires des anciens pays d’outre-mer qui ont perdu la nationalité française et se sont vus privés, en 1993, de la possibilité d’y être réintégrés par déclaration, ainsi qu’aux victimes de la cristallisation des pensions.

Il sera rejoint sur ces deux points par le rapporteur de la proposition de loi au Sénat, Alex Türk, le seul qui ait semblé s’émouvoir de la disproportion entre la portée de la disposition soumise au vote du Parlement et le sort des centaines de milliers d’anciens combattants laissés pour compte, proposant que la France reconnaisse comme siens tous les anciens combattants originaires des pays issus de la décolonisation et qui, blessés au combat, doivent pouvoir, eux aussi, devenir français par le sang versé.

Déplorant, à son tour, que les anciens combattants d’outre-mer privés de la nationalité française au moment de l’indépendance de leur pays d’origine soient soumis à un véritable « parcours du combattant » pour être réintégrés dans la nationalité française, il dénoncera, pour terminer, bien avant que le Conseil d’État ne l’ait censurée, la cristallisation des pensions.

P.-S.

Danièle Lochak est Professeur de droit public à l’Université Paris X-Nanterre.
Cet article a été initialement publié dans la revue Plein Droit n° 56, mars 2003 : « Les spoliés de la décolonisation »

Notes

[1Voir l’appel à mobilisation contre ce projet de loi : L’immigration jetable : un projet inhumain.