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Vous avez dit « sociétal » ?

Réflexions sur le sexe, la race, la classe et leur inégale dignité chez les gardiens de « la question sociale »

par Pierre Tevanian, Sylvie Tissot
14 août 2015

« Social ou sociétal, la gauche doit-elle choisir ? », s’interroge-t-on régulièrement, de Libération à France Culture, en passant hélas par bien d’autres espaces politiques, intellectuels et militants qui se veulent dissidents, subversifs, alternatifs... Et cela sans vraiment questionner les termes du débat. Dans le texte qui suit, nous revenons sur cette opposition qui n’est pas seulement une fausse opposition, mais aussi une redoutable hiérarchisation des questions pensées comme prioritaires ou secondaires. Le racisme, le sexisme, l’homophobie ou la transphobie sont en effet présentés très souvent comme des questions « sociétales » par opposition à « la question sociale », réduite à sa seule dimension « économique » – sans, en outre, que soient prises en compte les dimensions proprement économiques de l’oppression raciste, homophobe, sexiste ou transphobe. Ce qui revient, de manière plus ou moins assumée, à reléguer les luttes antiracistes, homosexuelles, féministes ou trans au rang de fronts secondaires, qu’il serait par conséquent avisé de sacrifier à « l’urgence sociale » – et de repousser aux calendes grecques. Plus violemment encore, certains, au sein même de la « gauche de gauche », vont jusqu’à accuser les non-blanc-he-s et antiracistes et/ou les féministes et/ou les trans et/ou les homosexuel-le-s de semer la division et la diversion, et de faire le jeu du Capital, ou de l’Ordre Blanc... C’est à ce gauchisme bio- andro- hétéro- et/ou blanco-centré, et à sa version social-démocrate incarnée aujourd’hui par la « Gauche populaire », que s’attaque le texte qui suit, en rappelant que les questions dites raciales et sexuelles, loin d’être distinctes de la question sociale, en sont, au même titre que la question de classe, des composantes essentielles.

Dès la création du Collectif Les mots sont importants il y a plus de dix ans, l’ethnicisation de la question sociale a été au centre de notre réflexion. Occulter les clivages de classes en mettant l’accent sur les différences culturelles, rendre l’immigration responsable d’un chômage généré en réalité par la rigueur budgétaire et les contraintes de la construction européenne, restreindre les droits des immigrés au nom de la défense de l’identité nationale : autant de stratagèmes qu’il était et qu’il est toujours important de pointer, d’analyser et de combattre.

Mais cette démarche salutaire s’est vite avérée renfermer ses propres pièges. Car les questions dites ethniques ne sont pas seulement des opérations de diversion : elles existent bel et bien, même si ce n’est pas sous la forme dépolitisée ou stigmatisante qu’on retrouve dans les débats publics. Il y a bien une question raciale, qui n’est ni la criminalité des immigrés, ni le séparatisme ethnique dans les banlieues, mais la discrimination subie par leurs habitant-e-s – une discrimination que la classe politique et les grands médias entretiennent en ethnicisant lesdit-e-s habitant-e-s.

Le mot diversion est donc lui-même un mot piégé, car il implique toujours le risque d’introduire une hiérarchie entre la question sociale, identifiée à la seule question de classe, et les autres questions – de race, de genre, de sexualité – considérées comme simplement « sociétales ».

Des questions secondaires ?

Or, ces dernières sont loin d’être secondaires. D’abord parce que la domination de classe elle-même ne cesse de recourir aux subterfuges de la pensée raciste et sexiste : pour stigmatiser les « jeunes de banlieues » et les faire taire, l’héritage colonial a fourni son vocabulaire (sauvageons ou racailles) et ses dispositifs d’exception (forces de l’ordre spéciales et couvre-feu), et l’invention d’un problème du voile à l’école, construit de toutes pièces au printemps 2003, a permis de mettre un terme définitif à la révolte contre la réforme des retraites. De même, c’est une rhétorique viriliste qui est mobilisée pour faire passer la soumission aux intérêts des plus riches pour du courage politique.

Il est vrai que nos élites savent aussi adopter le langage de l’antiracisme et de l’antisexisme : c’est par exemple au nom de l’antiracisme que le Non au référendum sur le Traité européen, réduit à un simple repli nationaliste, a été disqualifié, et on ne compte plus les féministes les plus intransigeant-e-s dès que pointe un foulard islamique ou, plus largement, dès qu’il s’agit de dénoncer le sexisme des « jeunes de banlieue ».

Faut-il en conclure, comme le fait par exemple Walter Benn Michaels dans un pamphlet caricatural et au fond assez odieux  [1], que ces élites sont soudainement devenues antiracistes et antisexistes ? Que ces causes sont tout à coup devenues légitimes, intégrées par un système disposé à céder sur les fronts secondaires pour sauver l’essentiel : la domination économique et sociale ?

Le croire serait aussi naïf que de penser que la classe dirigeante, lorsqu’elle se penche sur les « quartiers difficiles » pour y promouvoir la « mixité sociale » et la « citoyenneté », est désormais résolue à lutter contre la pauvreté. Nulle hiérarchie ne peut en fait être établie entre un front principal, le front de classe, sur lequel les dominants ne céderaient rien, et des fronts secondaires, les dominations racistes et hétérosexistes, sur lesquels ils seraient prêts à lâcher du lest.

Stratégies de division et alliances opportunistes

Car après tout, s’ils savent adopter des postures antiracistes, féministes et même gay-friendly à des fins de stigmatisation des classes populaires (disqualifiées comme racistes, sexistes et homophobes), la réciproque est tout aussi vraie : les gardiens de l’ordre raciste et hétérosexiste – qui sont souvent mais pas toujours les mêmes que les défenseurs de l’ordre capitaliste – adoptent avec tout autant de facilité une posture et un vocabulaire populiste, ouvriériste voire classiste quand il s’agit de disqualifier le mouvement féministe, les revendications homosexuelles ou les luttes de l’immigration : les unes sont stigmatisées comme des bourgeoises mal baisées, les autres comme des nantis du Marais, les troisièmes comme une « beurgeoisie » bobo terrorisant les pauvres petits-blancs-prolétarisés-qui-votent-FN, et tou-te-s sont accusé-e-s de méconnaître la pauvreté voire de mépriser les pauvres – forcément mâles, blancs et hétérosexuels.

Au mépris de classe déguisé en antiracisme ou en féminisme répond symétriquement ce que Christine Delphy a nommé la haine des femmes déguisée en amour des prolétaires, à quoi il convient d’ajouter la haine du garçon arabe déguisée en féminisme pro « beurette » et la haine de l’immigré déguisée en compassion pour le prolétariat lepénisé, ou à l’inverse – chez un Alain Soral par exemple – la haine des femmes et des Juifs déguisée en amour des Arabes. Bref : le pouvoir manie à la perfection la division et les alliances opportunistes, et aucun groupe dominé ne peut vraiment, à cet égard, se prévaloir d’un traitement de faveur .

Racisme, sexisme, homophobie : des questions socio-économiques 

Si les préoccupations antiracistes et antisexistes ne constituent pas une diversion et un funeste oubli de la question sociale, c’est enfin parce que cette dernière est une totalité complexe où s’intriquent aussi bien la sexualité, le genre et la race que la classe. Si la catégorie des ouvriers, des chômeurs et des précaires est plus féminine que masculine et si les non-blanc-he-s y sont sur-représenté-e-s, si la population la plus aisée est massivement blanche et masculine, c’est bien que l’oppression raciste et sexiste est partie prenante de l’oppression économique.

Dissocier la question sociale du racisme et de l’hétérosexisme, réduits au rang de questions sociétales, n’a donc aucun sens.

P.-S.

Ce texte est extrait du recueil Les mots sont importants, qui est paru en 2010 aux Éditions Libertalia.

Voir sur le même sujet, l’excellent article de Véronique Dubarry et Stéphane Lavignotte "Le visage du peuple n’est pas seulement celui des hommes blancs de Florange".

Notes

[1Cf. aussi Danièle Lochak, « Loi du marché et discrimination ».