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« You’re not a loser, you’re a winner »

Sarah, philosophe-voyante (L’Arnaqueur, Huitième partie)

par Faysal Riad, Pierre Tevanian
4 octobre 2011

Sarah est philosophe, et elle s’affronte en tant que telle aux stratégies rhétoriques du sophiste Bert Gordon, mais elle n’est pas n’importe quelle philosophe. Sarah s’inscrit dans une certaine image de la pensée : elle est la figure nietzschéenne-deleuzienne du philosophe-voyant traversé par des vérités trop grandes pour lui, et écrasé par elles au point de s’effondrer.

Partie précédente

« Le personnage n’a plus de réaction, de toute manière parce que c’est trop fort pour lui : ou bien parce que c’est trop beau, ou bien parce que c’est trop injuste. »

(Gilles Deleuze) [1]

Sarah est celle qui, dans son domaine propre qui est la pensée, la perception, l’intellection et l’interprétation, n’a développé que ses forces actives et créatrices – une attention à tout ce qui existe, une présence au monde totale, un œil absolu – et a du même coup omis de se construire ce que Gilles Deleuze appelle des « esquives » ou des « schèmes sensorimoteurs », c’est-à-dire des œillères et des voiles protecteurs qui permettent de sélectionner les signes en retenant les plus réconfortants et les plus utiles à l’action tout en écartant les plus embarrassants, les plus déstabilisants, les plus insoutenables :

« Nos schèmes sensorimoteurs, ils sont faits pour que nous passions à côté. C’est même fait pour ça : ils sont faits pour que nous passions d’un objet à un autre. Ils sont faits pour qu’on soit comme des vaches : tu passes d’une touffe à une autre, et tu fous la paix. C’est ça un schème sensorimoteur. Ou bien tu dis : “Bonjour Pierre, comment vas-tu, comment va ta famille ?” C’est-à-dire : tu te tiens bien. Mais quand c’est trop beau pour nous , qu’est-ce qui se passe ? (…) Quand c’est trop beau, ou quand c’est trop injuste… Il y a des cas où on est un peu malade, ou bien on se retrouve un peu humain et on se dit “merde”, et on reste les bras ballants. On a vu quelque chose. Ça peut être juste un petit ruisseau, mais on a vu quelque chose. Alors, ou bien on s’empresse d’oublier, ou bien on ne sera plus tout à fait le même : on aura vu quelque chose (…) À ce moment là, on ne photographie plus. Je n’ai plus d’esquive, et ce que je vois, c’est trop beau, c’est de l’intolérable. De toute manière, on appellera intolérable tout ce qui dépasse nos seuils sensorimoteurs. J’ai vu des pauvres gens, j’ai mes schèmes sensorimoteurs, je dis “Ah les pauvres vieux, c’est pas agréable d’être vieux” (…) Mais il y a des fois où ça ne fonctionne pas : vous êtes dans la rue, vous voyez un personnage, là, vous ne savez pas pourquoi, et vous comprenez d’un coup quelque chose que vous n’avez pas compris sur cent autres cas tout à fait semblables. Vous voyez quelque chose : un court moment vous êtes devenu un voyant, et vous en avez saisi en une seconde beaucoup plus que vous en avez saisi pendant quinze ans, et ou bien vous oublierez vite, ou bien il y a quelque chose qui ne sera plus pareil en vous. Là, par exemple, vous verrez dans un atelier un travail d’usine particulièrement dur, et puis votre esquive sensorimotrice, “Faut bien que les gens travaillent”, ça ne vaudra plus, même à vous ça paraîtra dérisoire. Vous aurez aperçu, vous aurez entrevu quelque chose dont vous ne reviendrez pas. Rosselini, Europe 51 : la bourgeoise voit l’usine et elle balbutie : “J’ai cru voir des condamnés”. Pourtant, elle en avait vu mille fois en passant en voiture, des usines, mais voilà qu’un jour “J’ai cru voir des condamnés”. Ça tournera mal pour elle : elle a vu quelque chose (…) Il s’agit de devenir voyant, pour dénoncer, même dans le plus quotidien, quelque chose qui est intolérable, ce que William Blake appelait l’empire de la misère, l’empire de la misère hors de nous et en nous. Car c’est la même misère qui est la notre et qui est celle que nous subissons hors de nous. Et devenir visionnaire, pour Blake, c’était l’œuvre du poète, mais d’un type nouveau de poète, celui qui avait une espèce de tâche révolutionnaire, en un sens nouveau : celle de nous apprendre à voir. » [2].

L’empire de la misère

Cette économie « active et créatrice » de la perception et de la pensée est à la fois ce qui fait la puissance immense de Sarah (son inégalable lucidité, son don de voyance) et sa complète impuissance sur le plan de l’action (elle ne sait pas « s’y prendre » pour vaincre la puissance de Bert Gordon et se faire entendre d’Eddie, bref : elle ne sait « que faire » de ce qu’elle voit et comprend). C’est elle aussi qui fait son infinie fragilité : Sarah a vu ce que Deleuze appelle « de l’intolérable », « du trop beau » et « du trop injuste », de l’insoutenable en somme, qui ne peut à terme que l’écraser, l’épuiser ou la dévaster. Faut-il y voir une mystérieuse coïncidence ou une métaphore voulue (au moins inconsciemment) par les auteurs du scénario : le déficit « sensorimoteur » de Sarah s’accompagne d’un handicap psychomoteur – des séquelles de la polio, qui font que Sarah se déplace difficilement, en boitant  [3].

C’est sur ce même plan, très exactement, que Bert Gordon est, pour reprendre un mot qu’affectionnait Nietzsche, l’exact antipode de Sarah. Bert Gordon est celui qui, comme Sarah, a investi le champ de la perception et de l’interprétation des signes [4], mais qui, à l’inverse de Sarah, a surdéveloppé ses forces réactives et régulatrices, en se construisant un système absolument verrouillé d’esquives sensorimotrices. Il est celui qui, sans la moindre ligne de fuite, a organisé toute sa sensibilité et toute son intelligence autour de l’action, en se rendant hypersensible à tout ce qui lui est utile, efficace, profitable – et insensible à tout ce qui serait inutile ou inhibant, et en premier lieu à la beauté, à la justice, à l’amour et à la pitié :

 c’est ainsi qu’il perçoit immédiatement le talent d’Eddie, mais uniquement comme un potentiel, sans jamais en percevoir la beauté ;

 c’est ainsi qu’il perçoit également très vite les failles d’Eddie, mais uniquement en tant que points sensibles sur lesquels il sait pouvoir utilement appuyer pour asseoir son emprise ;

 c’est ainsi enfin qu’il devine en un regard la puissance de Sarah (son don de voyance, qui fait d’elle une menace à éliminer) et sa vulnérabilité (sur laquelle il pourra construire un moyen de l’éliminer).

Politiques de la perception

Cet hyperpragmatisme, la puissance mais aussi la vie sensorielle et intellectuelle appauvrie qu’il génère (sans même parler de morale !), tout cela est résumé par la réponse laconique que fait Bert Gordon à Fast Eddie, lorsque ce dernier lui demande pourquoi il s’intéresse tant à lui :

« Parce que j’aime l’action… Et parce que, je te l’ai déjà dit, tu as du talent ! »

Ce que, dans les termes de Deleuze, on peut résumer par l’enchaînement sensorimoteur suivant :

 une perception appauvrie, unidimensionnelle : « talent » ;

 une « action » mécaniquement envisagée et immédiatement engagée à partir de cette perception : s’emparer de ce talent et l’exploiter (intimidation-humiliation- séduction-transaction) [5].

Sarah et Bert Gordon incarnent donc deux modes d’existence diamétralement opposés, fondés sur deux modes de perception et de pensée antinomiques. L’un comme l’autre savent voir, comprendre, anticiper et verbaliser, mais pas les mêmes choses et pas de la même manière. Il y a, pour le dire autrement, des personnes, rares, qui sont capables, en voyant les premières images d’un film, d’en deviner la fin en repérant le détail qui l’annonce (une réplique, l’expression d’un visage, un objet figurant au second plan) et en déroulant immédiatement les conséquences – mais de cette capacité, de ce sens de l’observation et de la déduction, certains font comme Sarah un usage actif et créatif, en devenant par exemple des critiques de cinéma ou des sociologues de génie ou encore, sans passer par l’écriture, en concentrant toute leur attention sur le malheur d’autrui, afin de le détecter et d’y porter secours, tandis que d’autres en font au contraire, comme Bert Gordon, un usage réactif, pragmatique et intéressé, en concentrant toute leur attention sur les faiblesses d’autrui, afin d’asseoir sur elles leur petite ou grande emprise et de se constituer un business, une cour, un salon ou un micro-salon Verdurin [6].

Partie suivante : « Fast & Fats »

Notes

[1Gilles Deleuze, Cinéma, Coffret de 6 CD

[2Gilles Deleuze, Cinéma, Coffret de 6 CD

[3Et de la même manière, c’est lorsqu’il est immobilisé, les pouces dans le plâtre, dans l’incapacité donc de faire ce qu’il aime faire par-dessus tout (jouer au billard), qu’Eddie trouve une occasion de sortir un peu de son inconscience, et commence à s’objectiver (cf. la scène du picnic).

[4Cf. Gilles Deleuze, Proust et les signes, PUF, 1962

[5Et de même face à Sarah : perception « une belle fille » - action « je la baise ».

[6Cf. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Gallimard ; Gilles Deleuze, Proust et les signes, PUF, 1962