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« la fille manque »

Mulholland Drive. La clé des songes (Chapitre 7)

par Pierre Tevanian
5 août 2019

En feuilleton d’été, nous vous proposons, à raison d’un chapitre par jour du lundi au samedi, pendant quatre semaines, de découvrir le tout nouveau livre de Pierre Tevanian, Mulholland Drive. La clé des songes, consacré au chef-d’oeuvre de David Lynch – mais aussi à sa version solaire : Céline et Julie vont en bateau. Le livre est disponible sur les tables, en rayon ou en commande, dans toutes les bonnes librairies – ou encore sur le site des éditions Dans Nos Histoires.

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Au-delà des prophéties de Louise Bonner, la réalité affleure au sein même du rêve de multiples façons, toujours suffisamment discrètes – ou oniriquement modifiées, maquillées, déguisées – pour que le rêve ne tourne pas au cauchemar et que Diane ne se réveille pas. Quand par exemple Betty explique à Rita que « ce n’est pas bon de dormir après un accident », on peut considérer que Diane en train de rêver se parle à elle-même, car telle est bien sa situation : après cet « accident » qu’est effectivement le meurtre de Camilla (puisque Diane le regrette), la coupable s’est réfugiée dans le sommeil et le rêve – ce qui effectivement n’est pas très bon, c’est le moins qu’on puisse dire. Rita de son côté espère se remettre de son accident en dormant mais réalise à son réveil qu’elle est tout aussi perdue qu’avant et, en larmes, elle confie à Betty : « Je croyais qu’à mon réveil, ça serait différent ! » – et là encore on peut considérer que Diane en train de rêver se parle à elle-même, par l’intermédiaire de Rita. Car c’est bien elle, Diane Selwyn, qui se sent perdue depuis trois semaines, c’est bien elle qui tente de se réfugier dans le sommeil en espérant qu’à son réveil « ça sera différent », et c’est bien elle qui se rend compte à chaque réveil que rien n’a changé : la clef bleue est toujours sur sa table basse, lui rappelant son crime et la disparition de l’être aimé.

Parmi les signes annonciateurs il y a aussi, dans les propos que s’échangent aussi bien les agents de police que les membres de la Mafia, ce leitmotiv lancinant : « La fille manque » – car effectivement, Camilla manque gravement, tragiquement, atrocement à Diane. Ou encore ce constat que fait Betty lorsqu’elle part chercher dans l’annuaire l’adresse de Diane Selwyn : « Il n’y en a qu’une seule » – ce qui peut s’entendre comme un rappel : Betty et Diane ne sont effectivement qu’une seule et même personne, et la Diane Selwyn morte que Betty va découvrir à Sierra Bonita n’est donc rien d’autre que sa propre mort anticipée. Il y a aussi cette réponse de Betty lorsque Tante Ruth, au téléphone, s’inquiète de la présence d’une inconnue dans sa maison et lui demande d’appeler la police : « Non, on n’a pas besoin de la police ! » – et là encore on entend Diane parler : commanditaire d’un meurtre, elle a de très sérieuses raisons de se passer de la police, et c’est d’ailleurs pour cela qu’elle s’est réfugiée dans un autre appartement (dans son rêve, de Sierra Bonita à Havenhurst chez Tante Ruth, mais aussi dans la réalité : de l’appartement 12 à l’appartement 17). Il y a encore, après la nuit d’amour, cet échange entre Rita prise de panique et Betty qui tente de la rassurer : « Tout va bien ! – Non, ça ne va pas ! » – car effectivement rien ne va : ni pour Camilla qui est morte depuis trois semaines, ni pour Diane qui est coupable du meurtre et ne le supporte pas.

Enfin, d’une manière beaucoup plus explicite, qui annonce donc la fin imminente du rêve, le magicien du Silencio nous avertit que de toute façon « tout n’est qu’illusion », et la chanson interprétée par Rebekah del Rio vient comme un rappel de la réalité : elle s’intitule Llorando (En pleurs), elle est chantée a capella, comme pour rappeler l’absolue solitude de Diane, et la chanteuse brune s’écroule au milieu de son playback, comme pour mimer la mort d’une autre brune – Camilla. Betty et Rita assistent à cette fin de spectacle en pleurant, comme si elles avaient compris le message, comme si elles devinaient désormais que le rêve était sur le point de s’achever. Rita pleure comme si elle pressentait qu’elle allait devoir redevenir Camilla et donc retourner au royaume des morts où Diane l’a expédiée. Betty pleure comme si elle pressentait qu’elle allait redevenir Diane, la femme défigurée par la souffrance qui, depuis trois semaines, vit recluse dans son appartement, à Sierra Bonita, et tente d’oublier dans le sommeil qu’elle a mis à mort l’être aimé.

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P.-S.

Mulholland Drive. La clef des songes vient de paraître aux éditions Dans Nos Histoires. 128 pages. 8 euros.