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Gérard Longuet, le corps traditionnel et l’arroseur arrosé

Un Malek peut-il présider la HALDE ?

par Faysal Riad
16 mars 2010

Ce qui est agréable avec Gérard, c’est sa sincérité : son incapacité, réelle ou feinte, à manier la rhétorique publicitaire sarkozienne – celle qui permet d’exprimer des opinions ultra-réactionnaires sans avoir l’air d’y toucher... S’il s’agit peut-être d’une stratégie volontaire de drague de l’électorat raciste, ses « dérapages » permettent toutefois – et nous pouvons lui en savoir gré – de révéler de façon extrêmement limpide, comme une sorte « d’image grossie », le fond réel de l’imaginaire blanc dominant que les technocrates et autres propagandistes savent si bien édulcorer.

Du strict point de vue idéologique, les « dérapages » [1] quasi-quotidiens de nos dirigeants dessinent les contours d’un paysage politique, culturel et social réellement inquiétant. Mais s’il nous fallait choisir un archétype dans l’analyse de ces phénomènes, Gérard Longuet, ancien ministre, « leader » (donc dominant) du groupe des sénateurs (donc notables) de l’UMP (parti actuellement au pouvoir), pourrait figurer en très bonne place, en tant que parfait représentant d’une idéologie faussement libérale et vraiment bourgeoise, avec en outre un côté « entier », « pur », « dépouillé » : Gérard ne manie pas aussi bien que ses collègues (formés par Séguéla ?) le louvoiement, la figure de correction ou la dilution (« C’est un malentendu, je parlais des Auvergnats ! »).

Après nous avoir révélé l’année dernière que pour lui et ses amis, il existe un rapport entre homosexualité et pédophilie, il nous apprend aujourd’hui que pour cette même bande de joyeux drilles, si nous l’ignorions, il existe un « corps français traditionnel » dont le bon sens devrait exclure un personnage comme Malek Boutih.

Au-delà du caractère ironique de la stigmatisation de ce personnage, arabe certes mais tellement proche de Longuet idéologiquement (« Jean-Marie Boutih ou Malek Le Pen ? » s’interroge Vincent Geisser...), qui se retrouve aujourd’hui, tel l’arroseur arrosé, victime de la stigmatisation des Arabes à laquelle il a si longtemps participé, compatissons. Même si, j’en suis sûr, il n’en souffrira pas tellement, cela ne doit pas être très agréable pour un dirigeant socialiste de se retrouver rejeté dans le même groupe que ses semblables banlieusards encasquettés qui parlent verlan et qui déplaisent tant à Nadine Morano. Bienvenue Malek ! Pas trop dur ?

Certains dirigeants politiques de gauche se sont offusqués des propos de Gérard qui, bien entendu, ne s’est pas excusé. D’autres, à droite, se sont contentés de parler de « maladresse », d’expression « très malheureuse » (dixit Valérie Pécresse), de mots « plutôt regrettables » (dixit Frédéric Lefèbvre) tout en soulignant que Gérard n’avait « voulu blesser personne » (dixit Xavier Bertrand) [2].

Autant d’euphémisations d’un énoncé qui n’est pas franchement réfuté. Mais doit-il l’être ? Je veux dire : qu’est-ce qui est faux exactement dans l’avis de Gérard Longuet sur Malek Boutih ?

Rendons nous à l’évidence : s’il n’existe pas officiellement, pour notre chère République, de différence entre Malek et Gérard susceptible de justifier qu’on discrimine l’un ou l’autre (et je ne discuterai ici ni de la nature de cette « Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité », ni de la pertinence d’y coopter un Boutih), nous savons qu’il en va tout autrement dans le monde réel. Même si, en l’espèce, je ne me fais aucun souci pour Malek, je sais aussi que ses semblables – les immigrés et leurs descendants originaires de pays anciennement colonisés – sont, dans notre société, stigmatisés et discriminés de manière quasi-systématique.

Et la preuve que cette discrimination est raciale, c’est justement que Malek la subit alors même qu’il est tellement proche de Gérard idéologiquement – un peu comme les Harkis ont souvent fini par être traités comme à peu près tous les autres Arabes, alors même qu’ils s’étaient mis au service – parfois zélé – de l’ordre colonial. En d’autres termes, dans la mesure où, en dépit de ses engagements réels, fussent-ils réactionnaires, nationalistes et chauvins, un Arabe risque malgré tout d’être stigmatisé et discriminé puisque perçu comme n’appartenant pas au groupe majoritaire (non-arabe, non-noir – donc blanc), on est forcé de reconnaître qu’au niveau culturel et social sont distingués et traités inégalement un « corps de personnes exclues » – un « corps d’exception » comme dit Sidi Mohammed Barkat – et un corps qu’on peut en effet qualifier de « traditionnel », qui opère l’exclusion.

Du seul fait que Gérard Longuet se croit fondé à percevoir Malek Boutih comme n’appartenant pas à un certain groupe, en l’occurrence le sien, donc à partir du moment où il ne le tient pas pour un compatriote tout à fait semblable à lui (et que cela, condamné ou approuvé, est tout à fait compris
par l’ensemble du paysage médiatique), il contribue de manière tout à fait performative à la production de cet autre groupe, le « corps d’exception ». Il ne s’agit pas (encore ?) de loi, mais de représentations structurant l’ordre social républicaniste : le simple regard, le simple sentiment de Gérard Longuet suffisent à prouver que ce corps d’exception existe.

En d’autres termes, comme James Baldwin l’a écrit dans Meurtres à Alabama, à propos des Africains qui sont devenus « noirs » à partir du moment où d’autres qui se disaient « blancs » ont décidé de les percevoir ainsi, nous devenons quant à nous arabes à partir du moment où des Gérard Longuet suivis de leurs semblables travaillant au service de l’ordre social commencent à nous percevoir comme n’appartenant pas à un certain corps.

Évidemment, toute la différence entre nous – entre Gérard et les Arabes stigmatisés – réside dans le fait que Gérard invoque l’existence du « corps traditionnel » non pour dénoncer des injustices mais bien au contraire pour les justifier.

Notes

[1Contrôlés ? C’est à voir, surtout que leurs auteurs n’en perdent jamais l’équilibre.

[2Sans oublier le sidérant soutien de Jean-Pierre Raffarin : Longuet n’est « évidemment pas raciste » et il pose même une « question utile » sur le fait de savoir « si une personne discriminée est la mieux placée pour réduire les discriminations.