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Aggravation

Petite leçon de propagande libérale

par Pierre Tevanian
10 mai 2010

La novlangue néo-libérale n’est certes pas, pour le vénérable quotidien vespéral, une langue franchement étrangère. Mais tout est question de proportion : jamais, de mémoire de badaud contemplatif et d’amateur de devantures de kiosques, je n’avais, avant ce vendredi 7 mai 2010, eu droit à un concentré aussi concentré, aussi pur, aussi décomplexé. Tant de mensonge, de duplicité, de bêtise et de méchanceté en si peu de mots…

Onze mots, pour être exact, imprimés en grosses lettres à la Une du Monde :

« La crise grecque s’aggrave et force la France à la rigueur ».

Non : il ne s’agit pas d’une « tribune libre » signée par un activiste libéral, mais bel et bien d’une « information », livrée en une aux lecteurs et lectrices du quotidien. Reprenons, donc.

« La crise grecque... »

L’objet de l’objectif constat est donc une « crise », et cette crise est objectivement « grecque ». Jusque-là rien de contestable, mis à part ces deux détails qui n’en sont pas :

 s’il y a bien, sur le plan socio-économique et politique, un changement de situation sensible, soudain et préoccupant, donc une « crise », le mot crise laisse dans le non-dit la ou les causes dudit changement, au risque de le faire apparaître comme un phénomène quasi-naturel, donc inévitable et n’engageant aucune responsabilité humaine ;

 l’épithète « grecque » ne vient combler le non-dit et dissiper le risque qu’en pointant avec une singulière partialité une responsabilité « nationale », avec pour double effet d’occulter toute la part non-grecque de responsabilité (les acteurs politiques, économiques, financiers internationaux) et d’amalgamer des gouvernements grecs corrompus, qui ont ruiné le pays, et la société grecque, qui dans son écrasante majorité ne fait que subir les conséquences.

Bref : l’entière responsabilité de ladite crise est, en deux mots bien choisis, attribuée à une population qui n’y est pour rien, un peu comme lorsqu’on parle de « génocide arménien » plutôt que de « génocide des Arméniens », de « génocide tutsi » plutôt que de « génocide des Tutsis » ou de « génocide juif » plutôt que de « génocide des Juifs ». Il aurait pourtant été simple, et pas tellement plus long, de parler plutôt de « la crise en Grèce ».

« s’aggrave... »

La situation et son évolution sont, là encore, présentées comme des entités quasi-naturelles, dotées d’une logique autonome, indépendante des choix politiques qui ont été faits par les « décideurs » depuis le commencement de « la crise ». Ce qui, pour le moins, ne va pas de soi.

« et force... »

C’est sans doute le plus énorme : le choix politique, éminemment contingent et discutable, de ce qu’on nomme en haut lieu « la rigueur » – et qui, nous y viendrons, pourrait être qualifié tout autrement – est présenté comme l’exact contraire d’un choix : une nécessité. Face à une crise économique, sociale, politique, l’histoire nous apprend pourtant par mille exemples qu’il existe une pluralité de réponses possibles :

 des réponses « de gauche », pour le dire vite, qui privilégient la sécurité sociale des populations, et notamment des plus précaires, et qui misent sur une « relance par la consommation » en soutenant le pouvoir d’achat du plus grand nombre tout en prenant l’argent là où il en reste : chez les plus riches ;

 des réponses « de droite », consistant à épargner les plus riches, voire à débloquer pour eux de faramineux « plans de soutien », tout en appelant le grand nombre à « se serrer la ceinture ».

Ce choix disparaît purement et simplement ici, puisque la seconde option est présentée comme une fatalité.

« la France... »

Après avoir occulté les choix, et donc les responsabilités, des « décideurs » grecs et internationaux, c’est au tour des dirigeants français d’être déresponsabilisés, non seulement comme nous venons de le voir en présentant un choix singulier comme un simple et sage consentement à la Nécessité, mais aussi, plus radicalement, en effaçant l’existence même d’une caste dirigeante, dotée du pouvoir de décider d’une « rigueur » dont elle ne subira pour sa part aucun des désagréments. La commode équivocité de « la France » permet en effet de confondre, dans une même entité floue :

 l’autorité politique française qui décrète « la rigueur »

 la population française qui, hormis quelques patrons et actionnaires, se contentera de la subir.

On connaissait déjà ce tour de passe-passe – par exemple lorsqu’un Nicolas Sarkozy nous dit que « nous allons traverser une période difficile » et que « nous allons devoir nous serrer la ceinture », plutôt que : « vous allez traverser une période difficile » et « vous allez devoir vous serrer la ceinture ». Mais un tel parti-pris ne va pas de soi dans un article « d’information ».

« ... à la rigueur. »

La « rigueur » est, d’assez longue date, le délicat euphémisme qu’ont choisi les élites économiques, et les gouvernements qui leur emboîtent le pas, pour désigner le choix politique droitier déjà évoqué plus haut, qui consiste à imposer « des sacrifices » aux moins riches tout en prétendant que c’est toute la « communauté nationale » (« nous », « la France ») qui se trouve embarquée dans le même navire. Plus concrètement, cela signifie : réduction des dépenses publiques, blocage des salaires, démantèlement du droit du travail – bref : régression sociale.

Tout cela est certes difficilement résumable en une formule concise, dans un titre de une. Mais le minimum aurait été, si Le Monde avait voulu vraiment informer ses lecteurs, d’assortir de guillemets ce vocable partisan, et de titrer quelque chose comme :

« Le gouvernement entend s’autoriser de la crise en Grèce pour imposer “la rigueur” aux Français ».

Ou, au moins, si les impératifs formels de la titraille imposent plus de concision :

« Le gouvernement s’apprête à imposer “la rigueur” aux Français ».

Que faut-il conclure ?

Pour ma part, ceci :

L’aggravation du larbinisme néo-libéral me force à un rigoureux boycott du Monde.