Accueil > Études de cas > Politiques sécuritaires et antisécuritaires > Les Roms : une nation sans territoire ? (Première partie)

Les Roms : une nation sans territoire ? (Première partie)

Ciments identitaires et organisation sociale

par Xavier Rothéa
22 janvier 2014

Face à la permanence de la politique anti-roms, quelques réalités doivent plus que jamais être rappelées, sur une population méconnue, invisibilisée ou stigmatisée, et soumise comme peu d’autres à des politiques d’État particulièrement violentes. C’est à ce rappel salutaire que participe le texte qui suit, initialement paru dans la revu anarchiste Réfractions, que nous remercions de nous autoriser cette republication.

Consacrer un article aux Roms nécessite au préalable une mise en garde contre deux écueils. Il serait tentant, d’une part, et encore plus dans le numéro d’une revue anarchiste consacré au fédéralisme, de présenter la ou les sociétés romanis comme des modèles de fonctionnement non étatique au sein desquels les individus jouiraient d’une totale liberté. C’est là une vision romantique aussi erronée que celle présentant les Roms comme des « voleurs de poules ». Comme dans de nombreuses autres sociétés, l’exploitation, le patriarcat, le contrôle pesant du groupe sur l’individu existent et ne peuvent être ignorés. D’autre part, le danger, qui n’est pas propre aux anarchistes celui-là, serait de considérer les populations romanis comme plus marginales, plus inorganisées que les autres populations, leur niant ainsi toute culture et toute organisation sociale propre.

Pour éviter toute vision romantique comme toute « diabolisation » (et les secondes sont nettement plus nombreuses que les premières), et afin de définir clairement ce dont nous parlons, il est nécessaire avant toute chose de s’arrêter un instant sur la signification du terme « Rom », sur ce qui constitue l’identité collective de la « nation romani » avant de se pencher sur l’originalité de son organisation sociale et sur son histoire.

Pourquoi le terme de « Rom » ?

La désignation des populations romanis sous le terme de « Tsigane » vient d’un amalgame entre ces populations et les membres d’une secte venus d’Asie mineure au douzième siècle : les Atsinganos, dont les dérivés donnèrent les mots Tsigane en français, Zigeuner en allemand ou Zingari en italien. Le terme de Gitan provient, lui, d’une croyance du quinzième siècle selon laquelle les Roms étaient originaires de « petite Égypte » (l’Épire). En réalité, nous savons, depuis le milieu du dix-neuvième siècle, grâce aux travaux en linguistique du professeur August Friedrich Pott, que les Roms sont originaires du Nord de l’Inde. Par l’étude comparée de la langue des Roms, le romani, et de plusieurs dialectes indiens, Pott parvint à démontrer les similitudes entre le romani et le sanskrit.

Les Roms ont leurs propres dénominations pour se définir et se différencier. Les plus utilisées sont Sinti, Kalé, Rom ou encore Manus (qui donna manouche en français). Claire Auzias, qui a consacré plusieurs ouvrages à l’histoire des Roms, a déjà fait remarquer que le mot « rom » (ou Rrom), qui signifie homme dans toutes les variantes du romani, désigne à la fois une branche spécifique originaire d’Europe orientale et balkanique, et l’ensemble des Gitans, Tsiganes, Manouches. Ce terme s’est imposé comme dénominatif commun grâce aux efforts des militants des mouvements d’émancipation des Roms qui refusèrent les appellations, chargées de sens péjoratifs, données par les non-Roms  [1]. C’est évidemment celui que nous choisirons d’employer.

Quels ciments identitaires ?

Nos représentations associent fréquemment les Roms et le nomadisme. Pourtant, le voyage n’est pas une caractéristique constitutive de l’identité romani. Il y a plus de sédentaires [2] que de nomades parmi les Roms : 90% d’entre eux, en Europe, sont sédentaires. En France, un tiers l’est, un tiers est nomade et un tiers est semi-nomade. Comme l’a souligné l’ethnologue Alain Reyniers, nomadisme ou sédentarité sont des modes vie conjoncturels correspondant à des nécessités économiques. Ce qui semble être commun aux Roms, ce n’est pas le voyage mais la capacité au voyage liée à leur conception du territoire, c’est un point sur lequel nous reviendrons.

La langue est-elle un ciment de cette identité collective ? La question reste débattue et les spécialistes ne sont pas tous d’accord. Du kalo au sinti, en passant par les multiples variations balkaniques, le tronc commun, le « romani », s’est dilué au point que l’intercompréhension est aujourd’hui difficile entre certains groupes éloignés géographiquement. Marcel Courthiade, linguiste et professeur de romani à l’INALCO, dont les travaux sont aujourd’hui les plus avancés sur la question, assure que l’intercompréhension redevient possible entre deux groupes de locuteurs apparemment éloignés après un temps d’adaptation. Afin de renforcer ce rôle unificateur de la langue, il travaille actuellement avec d’autres linguistes roms à une standardisation du romani.

Alors, qu’est-ce qui fait que les Roms s’affirment Roms, qu’ils existent en tant que nation à part entière, avec une culture propre et une identité commune, si ce n’est le voyage ou, dans une moindre mesure, la langue ? La première réponse qui vient à l’esprit est : la conscience d’être Rom. La réponse peut paraître une lapalissade éhontée mais le ciment de cette identité collective c’est, justement, la conscience qu’a chaque Rom d’être partie intégrante d’une nation ayant son histoire, ses formes d’organisations sociales, sa culture, en bref son identité propre. Les Roms peuvent faire valoir une multitude de différences d’un groupe ou d’une région à l’autre mais ces différences seront toujours considérées comme moindres qu’avec des non-Roms. L’organisation sociale reposant sur un certain nombre de valeurs communes est l’une des caractéristiques essentielles de cette différenciation avec les « gadjo » [3].

Les Roms sont-ils une nation sans territoire ?

La question du territoire est une problématique essentielle car elle permet d’introduire l’originalité du fonctionnement des sociétés romanis. Beaucoup dénient, aujourd’hui encore, la qualité de nation (dans le sens de communauté humaine qui possède une unité historique, linguistique et économique plus ou moins forte) aux Roms du fait de l’inexistence d’un « pays » rom.

Qu’ils forment une nation, cela ne fait aucun doute pour tous les militants de la cause romani qui l’affirment haut et fort depuis des décennies notamment au sein de l’Union romani internationale  [4], mais une nation sans appareil d’État, qui n’a pas fixé de limites rigides à l’espace où s’exercerait sa souveraineté. Les Roms n’ont pas de pays propre et reconnu, qu’ils administreraient à la manière d’un État moderne. Cela ne signifie pas qu’ils soient une nation sans territoire. En réalité, on pourrait dire qu’ils forment une nation aux territoires multiples et variants que chacune des composantes délimite et structure. Comme le souligne l’ethnologue Alain Reyniers, ces territoires sont définis et utilisés en fonction des besoins économiques ou des relations familiales.

Prenons un exemple : un groupe de Gitans perpignanais peut se déplacer pour assister à des réunions familiales en Catalogne, puis partir faire les vendanges en Suisse ou en Allemagne, avant de revenir en Roussillon pour une foire. Le territoire de ce groupe, comme celui des autres d’ailleurs, est avant tout un « espace vécu » de relations commerciales, professionnelles ou familiales. Les cadres étatiques avec leurs lots de législations, de contrôles douaniers ou de fiscalité, ne représentent aucune nécessité et aucun intérêt pour ces personnes et constituent au contraire une entrave à leur mode de vie.

Cette conception du territoire comme espace vécu fait que c’est l’homme qui construit le territoire à sa mesure et non le territoire qui cloisonne l’activité humaine sur un espace préalablement délimité. Cette notion d’espace vécu est utilisée en géographie pour exprimer l’addition de plusieurs espaces qui se complètent. D’après le géographe Armand Frémont, qui a défini le concept d’espace vécu  [5], celui-ci serait la réunion de l’ « espace de vie » comme ensemble des lieux fréquentés par une personne ou un groupe social et de l’ « espace social » comme ensemble des lieux fréquentés par une personne ou un groupe social en y ajoutant les « interrelations unissant ceux-ci »  [6]. Cette notion est très utile pour comprendre la territorialité romani qui s’attache à des lieux de vie, à des itinéraires ou à des lieux d’activités professionnelles. Le territoire n’est ni plus ni moins que la somme des endroits où l’on a quelque chose à faire.

Aucun besoin de barrière, de frontière car les limites sont fluctuantes au gré des nécessités économiques ou des relations de tous types. Ce territoire n’est ni à défendre ni à conquérir et, au contraire, la liberté de circulation devient un des gages du fonctionnement social. Cela n’exclut pas les conflits entre groupes sur des questions spatiales comme dans le cas de zones d’exercice de métiers. L’ethnologue Jean-Pierre Liégeois, directeur du Centre de recherche tsigane à l’université Paris VIII, rappelle que l’absence de pouvoir central ne signifie nullement qu’il n’existe pas d’interdits ou de règles  [7]. Ainsi des antagonismes trop prononcés entre groupes impliquent des prises de décisions communautaires, notamment dans le domaine de la répartition des zones d’activités professionnelles. L’absence d’autorité supérieure qui pourrait imposer à chaque groupe une ligne de conduite, une zone géographique pour l’exercice de tel ou tel métier, est remplacée par une recherche du consensus entre groupes ou familles. Il est évident que cela ne supprime pas tous les conflits mais tend nettement à les réduire.

L’originalité de l’organisation sociale des Roms ?

La diversité des situations géographiques, économiques ou religieuses entraîne de nombreuses difficultés pour la définition d’un fonctionnement social « type » des sociétés romanis. Cela d’autant plus qu’existent, entre différents groupes ou au sein d’un même groupe, des différences de richesse, de niveau de vie, d’attachement aux valeurs traditionnelles ou d’imprégnation de celles des sociétés environnantes. Pour simplifier, nous ne nous attarderons que sur les types de fonctionnement « traditionnels ».

Que ce soit dans des campements, des quartiers quasi « ghettoïsés » ou des résidences, la structure de base des sociétés romani est la cellule familiale élémentaire et la réunion de ces cellules élémentaires. La famille est la « mesure de toute chose ». La solidarité familiale est totale, tous y participent et tous en bénéficient, vieux et enfants compris. Le pendant de cette omniprésence familiale est la subordination des désirs ou de la volonté de l’individu à celle de la famille puis du clan. Chaque cellule familiale est indépendante et leur réunion correspond à la nécessité de se regrouper pour assurer la réalisation des tâches, professionnelles par exemple, indispensable à la survie de chacun. Aucune obligation de rester avec le groupe n’existe, pas plus qu’il n’existe de moyens qui permettraient de faire respecter une telle obligation. Ces groupes librement constitués, souvent sur une base familiale plus ou moins éloignée, se doivent de maintenir leur cohésion et leurs relations avec d’autres groupes. Ce maintien ne peut être possible qu’en trouvant des solutions aux conflits qui peuvent surgir. Tout fonctionnement social, pour se pérenniser, doit trouver des modes de résolution des conflits.

Les travaux de Jean-Pierre Liégeois ont permis de mieux connaître les critères et le fonctionnement du contrôle social dans les sociétés romanis. Le besoin de maintenir la cohésion sociale s’est traduit par la volonté de réparer ou sanctionner tout acte contraire aux règles communautaires. Nous l’avons dit, la recherche du consensus est donc une nécessité pour les Roms, induite par l’absence d’une autorité supérieure commune. La résolution des différents entre groupes ou familles passe par une concertation communautaire, une assemblée, voire dans certains cas, une cour de justice. Ces assemblées ou ces cours de justice (les kris), qui n’existent pas pour tous les groupes, sont composées des hommes « chef de famille » choisis en fonction des gages qu’ils ont donnés au sein de la communauté. Le pouvoir de la kris ou de l’assemblée ne dépasse jamais le cadre pour lequel elle a été réunie. Des sanctions peuvent être prises, allant de la réparation du dommage au bannissement de la communauté. La réprobation générale ou la mise à l’écart tiennent lieu de moyen d’assurer le respect des décisions de l’assemblée. Pour être respectées, ces décisions ou sanctions doivent donc, avant tout, être acceptées par l’ensemble de la communauté, d’où la recherche du consensus. Il n’y a ni police ni mandaté particulier pour faire respecter ces décisions.

Bien que non-étatique, ce contrôle social à l’intérieur des sociétés romanis traditionnelles amène certaines interrogations qui relativisent l’image « romantique » que nous pourrions en avoir. Certaines des valeurs qui les sous-tendent (comme les notions de pureté et d’impureté, le sens de l’honneur viril, le patriarcat) et des conséquences qu’elles impliquent (la nécessaire virginité des filles, la domination masculine, l’intrusion du groupe et encore plus de la famille dans la vie de l’individu) ne laissent que peu de place aux désirs de l’individu. Encore une fois, il s’agit d’être clair, ces valeurs ne sont pas partagées par tous les Roms, pas plus que les soi-disant valeurs nationales sont partagées par tous les Français. Ce sont simplement des valeurs traditionnelles dans lesquelles bon nombre de Roms, notamment parmi les plus jeunes et les plus militants, ne se retrouvent pas.

Il apparaît clairement qu’un mode de fonctionnement social sans appareil d’État ne garantit pas à lui seul une liberté sans entraves. Pas plus que la démocratie directe n’assure à elle seule un fonctionnement libertaire, le fédéralisme n’est la seule condition de l’émancipation de l’individu dans leur société. L’une et l’autre ne deviennent pertinents, pour nous anarchistes, qu’en reposant sur des valeurs de liberté, d’égalité et de solidarité. Il n’en reste pas moins que cette organisation sociale nous donne des pistes de réflexion intéressantes aussi bien dans le domaine de la résolution des conflits que dans celle de la territorialité. Avoir su la préserver n’est pas le moindre mérite des Roms.

L’historienne Henriette Asséo a qualifié les Roms de « peuple-résistance »  [8] qui est, selon elle, celui « dont la conscience historique de soi réside dans la capacité à reformuler en permanence tout élément de contact entre [lui] et autrui pour une politique de survie ». Cette capacité d’adaptation, tout en conservant ses traits propres a été mise à rude épreuve à chaque étape du renforcement de la volonté assimilatrice, centralisatrice et répressive de l’État moderne.

Deuxième partie : « L’emprise de l’État »

P.-S.

Xavier Rothéa a notamment publié : France, pays du droit des roms ? (Éditions Carobella Ex Natura, 2003), que nous recommandons vivement.

Notes

[1En Europe orientale et balkanique, le terme « Tsigane » est considéré comme très péjoratif par les Roms. À l’inverse, les populations romanis d’Espagne ou du Sud de la France arborent fièrement leur identité « gitane ».

[2Marcel Courthiade, préface de l’ouvrage de Claire Auzias, Les Tsiganes ou le destin sauvage des Roms de l’Est, Michalon, 1995.

[3« Non-Rom » en romani.

[4L’Union romani internationale possède un rôle consultatif comme représentante des Roms auprès de l’ONU et du Conseil de l’Europe. Créée au début des années 1970 par des Roms pour la plupart issus des pays de l’Est, notamment de Yougoslavie, cette organisation en phase avec le régime titiste, joua un rôle très important pour la reconnaissance de l’identité romani (et plus anecdotiquement dans la mise en scène du rapprochement entre l’Inde et la Yougoslavie au sein du mouvement des non-alignés). Depuis les années 1980, cette organisation a été le fer de lance du mouvement d’émancipation des Roms et regroupa la plupart des intellectuels roms.

[5Armand Frémont, La Région, espace vécu, 1976.

[6Jean-Pierre Paulet, Géographie urbaine, Armand Colin, 1999.

[7Jean-Pierre Liégeois, Tsiganes et Voyageurs, Conseil de l’Europe, 1985.

[8Henriette Asséo, « Pour une histoire des peuples-résistances » in Tsiganes : identité, évolution, Syros, 1989.