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L’humanitarisme républicain contre les mouvements homo

Réflexions sur la solidarité, le refus de l’égalité et la haine des communautés

par Christine Delphy
4 juin 2004

À l’heure où la classe politique républicaine se montre très majoritairement réticente à l’avancée de l’égalité de traitement entre couples homosexuels et hétérosexuels, il nous a paru intéressant de publier ce texte de Christine Delphy, consacré au regard et au discours dominants dans cette classe politique : un "humanitarisme" volontiers "généreux" et "solidaire" avec les groupes dominés pourvu qu’ils restent " discrets ", à la place qui leur est assignée, qui va de pair avec une incapacité d’entendre les revendications égalitaires de ces groupes sans aussitôt crier au "communautarisme"

Dans les années 70, il existait dans les milieux " progressistes ", vis-à-vis de l’"homosexualité ", deux approches complémentaires : l’une, interprétative, qui définissait l’homosexualité dans les termes de la théorie dominante - psychanalytique - comme premièrement sexuelle et deuxièmement maladive.

L’autre, son pendant politique, était la position dite " libérale ", pour laquelle il fallait faire preuve de tolérance vis-à-vis des " homosexuels ", qui après tout ne l’avaient pas fait exprès et qui étaient déjà bien assez punis par le simple fait de n’avoir pas achevé leur parcours psycho-sexuel et d’être restés bloqués en chemin. Plantés.

Plus à plaindre qu’à blâmer

L’interprétation est toujours la même aujourd’hui. Les gens qui ont eu la malchance de naître avec un programme incomplet ne comportant pas la commande "génitalité adulte" sont des Peter Pan du cœur et du cul, condamnés à l’incarcération à vie dans l’adolescence, ce purgatoire de la culture occidentale. Éternels gamins sans le bénéfice de l’innocence, voués au touche-the-wrong-pipi, aux passions malheureuses pour les profs et aux disques de Dalida, ils ne connaissent jamais la maturité émotionnelle - la version privée de la force tranquille - qu’apporte un coït hétérosexuel, et a fortiori plusieurs (sans même parler des hormones de l’autre sexe qui sont fournies comme qui dirait gratuitement lors de l’échange des fluides et qu’on pourrait comparer à un supplément vitaminé).

Tout ceci était déjà connu il y a trente ans, du moins par les personnes éduquées, et cette minorité éclairée refusait qu’on impute à faute aux homosexuels ce qui devait être considéré comme un arrêt de croissance, douloureux pour tout le monde : les arrêtés et les autres. C’était une position d’une grande humanité, qui faisait honneur à ses tenants, et leur fait toujours honneur.

Car ils n’ont pas disparu, les tenants. Les aboutissants, eux, les récipiendaires de cette générosité, sont en train de changer, au terme d’un processus hélas aussi vieux que la nature humaine et qui veut que si on leur donne ça (geste montrant une moitié de main ), ils prennent ça (geste montrant le bras et suggérant une amputation). Qui, ils ? Mais tous ! Les pédés, les cheminots, les " Français d’origine maghrébine " et autres Arabes...les femmes !

Même les femmes ! Elles veulent le beurre et l’argent du beurre, qu’on leur ouvre la porte et être payées autant que les hommes-une revendication qui, soit dit en passant, est incompréhensible à quantité d’hommes qui, selon un rapport récent de la RATP, donneraient volontiers 30% de leur salaire tous les mois pour qu’on arrête de leur balancer les portes dans la figure. Les " homos ", c’est pareil, ils veulent être homos et le montrer.

Ce n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les tenants du titre : " génital adulte ", qui savent ce qu’ils ont peiné pour l’avoir, les rappellent à la raison, ou comme l’a si bien dit un chef de l’élite éclairée, Alain Finkielkraut, à un peu de " pudeur ". Car c’est la marque d’une société moderne que de tolérer le handicap - mieux : de tout faire pour en atténuer les conséquences. Sécurité sociale, emplois réservés, rampes d’accès, numéros verts, SOS-Amitié : on ne saurait trop faire pour soulager la misère.

Mais entre une société " moins dure ", comme le demande avec une sage mesure Martine Aubry, autre cheffe humanitaire, et le monde à l’envers (ou une société " toute molle "), il y a une marge. Revendiquer son handicap, c’est affirmer que ce n’est pas un handicap . A quoi servirait alors la délicatesse d’un Finkielkraut ? à quoi servirait qu’il se donne tout ce mal pour faire semblant de ne pas s’apercevoir que l’autre est homo, si l’autre le dit (qu’il l’est) ?

On ne peut pas traiter avec humanité un handicapé qui refuse d’être handicapé : s’il veut être traité avec humanité, il doit accepter qu’il est handicapé, c’est le bon sens même. Il est clair qu’une société ne peut être humaine que s’il y a des gens avec qui l’être. De même qu’il faut des chômeurs si on veut avoir des allocations-chômage, des pauvres vieux si on veut un minimum-vieillesse, des femmes-au-foyer sans retraite si on veut des pensions de reversion, etc. L’humanité ne vient pas toute seule à une société, il faut que tout le monde y mette du sien.

La solidarité a été adaptée, modernisée. L’image archaïque de la solidarité, c’était un cercle de gens debout, ce qui, comme chacun en est conscient, est contraire aux critères de convergence. Aujourd’hui, quand on pense " solidarité ", on voit un bras qui se tend, d’en haut, et qui tire une main située plus bas, " forcément plus bas " ! C’est comme ça que la personne attachée à la main d’en bas sort du fossé. Ou plus exactement, n’y tombe pas, mais n’en sort pas non plus. Car si elle en sort, il n’y a plus besoin de solidarité et donc plus de solidarité. Le moment du film qui symbolise le mieux la solidarité c’est cet instant où la personne est entre le gouffre et le plat, tenue à bout de bras. Il faut s’arrêter là, à la suspension  : c’est cela l’image, que dis-je, la photo même de la solidarité contemporaine.

Comme tout sport d’équipe, la solidarité exige des suspenseurs et des suspendus

Or les catégories traditionnellement objets à la fois d’opprobre et de pitié, et donc candidates naturelles à la place de suspendues, les femmes, les Arabes, les " homos ", entre autres, depuis un certain temps traînent des pieds, quand elles ne refusent pas carrément de jouer le jeu de la solidarité.

On prendra pour exemple de cette mauvaise volonté le regroupement des lesbiennes et des gays, qui, amorcé il y a 27 ans, se poursuit. Sous des formes variées : séparément ou ensemble, pour faire de la politique ou du vélo, ou les deux. Et toujours les deux pourrait-on dire.

Car en se mettant ensemble, que ce soit pour chanter ou pour écrire à leur député, les lesbiennes et les gays font un acte, des actes, éminemment politiques ; quelle que soit leur analyse de la société, quelles que soient leurs revendications, elles et ils ont franchi un pas énorme.

Etre ensemble ? Cela paraît élémentaire. Et pourtant, pour le faire, il a fallu briser bien des tabous. Car faire des saletés, c’est une chose, mais rechercher la compagnie d’autres malades, c’est... morbide ! On nous faisait comprendre que, pour notre bien, il fallait tout au moins fréquenter le plus possible les gens " normaux ".

Or, depuis 1970, avec des fortunes diverses, mais dans une proportion croissante, les homos ont renoncé à tenter de parler aux gens qui ne peuvent ou ne veulent pas entendre parler d’eux, elles et ils ont décidé... de se parler entre eux . Et qu’ils et elles le disent ou non, leur être-ensemble dit, crie, qu’elles et ils ne s’estiment plus malades, mais isolés. Et quand on comprend qu’on vous a isolé-e, on n’est pas loin de comprendre qu’on est opprimé-e. Car l’isolement est l’une des grandes manœuvres de l’oppression et le principal facteur dans sa continuation.

Les revendications, parlons-en. Au début des mouvements féministes et homosexuels, on dénonçait la famille ; maintenant on veut en être. J’ai dit ce que je pensais du contrat d’union civile [1]. Il est dommage que les lesbiennes et les gays soient devenus aveugles, ou indifférents, à la nature patriarcale du mariage, et revendiquent à leur bénéfice un contrat fondé sur le postulat de dépendance de l’un des deux membres du couple. Mais d’un autre côté, le contrat d’union civile me semble présenter une qualité, qui , si elle ne rédime pas tous ses défauts, en fait néanmoins une proposition valable aujourd’hui et maintenant : il promeut la visibilité.

De la discrétion, que diable !

Or la visibilité est précisément ce que la société ne tolère pas. Le message de Finkielkraut :
" Faîtes ce que vous voulez, mais de la discrétion, que diable ! ",
c’est le discours le plus classique, un discours qui paraît anodin, et justement, libéral : après tout, on n’est pas tenu de " s’afficher ". Et c’est pourtant ce qui montre qu’il n’y a aucune différence entre la position " non-éclairée " dite homophobe et la position libérale : la dernière n’est pas moins répressive, elle est plus hypocrite, c’est tout.

Car dans une société obsédée par la " différence sexuelle ", qui guette tous les signes de conformité - maximale, adéquate, insuffisante - aux prescriptions de genre, obsédée par l’hétérosexualité (et non pas, comme on le croît, par la sexualité), vivre sans se cacher nuit et jour, c’est forcément s’afficher.

Il n’y a pas de demi-mesure, de position médiane ou neutre, pas plus qu’il n’y a de troisième sexe. Ou bien on " passe " - on passe pour hétérosexuel-le - ou bien les gens " se posent des questions ", et finissent par trouver des réponses. La discrétion, c’est la double vie : la clandestinité en temps de paix.

Mais y a-t-il un temps de paix pour les femmes, ou pour les " homos ", constamment sur le qui-vive, constamment en danger ? D’être " démasqués " quand elles/ils tentent de " passer ", ostracisés et discriminés voire agressés dès qu’elles/ils sont démasqués. Et puisqu’ on ne se cache pas quand on n’a rien à dissimuler, les " homos " finissent par croire elles/eux-mêmes qu’elles/ils font quelque chose de mal.

La discrétion, c’est aussi écouter les histoires hétérosexuelles de ses collègues, des voisins de restaurant, sans jamais mouffeter, et sans jamais parler de soi. C’est être seul-e. C’est mentir. Un peu, beaucoup, par action, par omission. Même à ses amis. L’estime de soi ne résiste pas longtemps à ce traitement. Vivre dans la peur, dans le mensonge, dans la solitude, dans le mépris de soi : voilà ce que nous imposent ces libéraux qui ne demandent que de la discrétion.

Les mouvements homo ne font pas l’affaire des libéraux. D’abord, nous disent-ils, il n’y en a plus besoin. C’est comme pour les femmes. En 1970, au moment où se créait le mouvement féministe, on se demande pourquoi il se créait, car les libéraux-experts-ès-oppression-des-autres nous l’affirmaient : tout était déjà fait, il n’y avait plus rien, mais rien à demander. Aujourd’hui, ils remettent ça : maintenant, en 1997, les femmes ont " tout obtenu " . Avant, oui, ça, il y avait de quoi faire ; et ce nouvel avant se situe, curieusement, en 1970, au moment où déjà...

Donc, les mouvements homo sont parfaitement inutiles ; ils auraient pû l’être - utiles - quand ils n’existaient pas ; mais aujourd’hui, aujourd’hui " que l’homophobie a disparu "...

Ben oui, elle est partie - par où ? je ne sais pas, en tous les cas, elle n’est plus là, vous voyez bien que vous n’avez rien à faire ici, circulez, dispersez-vous.

C’est drôle comme les experts et les mouvements sociaux sont décalés dans leur timing. Les mouvements sociaux ne sont jamais là au bon moment, ou au bon endroit, ou sous la bonne forme aux yeux des experts. Sans doute qu’à force d’en voir, ils sont blasés. Touraine, par exemple, il fait la fine bouche devant le mouvement de décembre 95. Pas un vrai mouvement social. Déjà il avait refusé son certificat au mouvement des femmes : " se trompent d’ennemi ". Celui de décembre 95 : " mouvement corporatiste de privilégiés (c’est le nouveau nom des cheminots)". Recalé aussi. Dur.

Mais pas si dur que le jugement qu’ils portent sur les mouvements gay et lesbien. Ceux-là chiffonnent fortement les experts ès-universalisme, ès-civilisation, ès-tout. Ils y voient un grave danger. D’abord pour nous : la ghettoïsation. Et ils nous rappellent que la malencontreuse manie des Juifs d’Europe centrale de construire des ghettos et de s’enfermer dedans, au lieu d’aller comme tout le monde boire de la vodka et échanger des blagues anti-sémites dans les pubs locaux, leur a attiré des bricoles ("pogroms" en russe) : le Slave est une race fière qu’on ne peut snober impunément. C’est sympa d’avoir des spécialistes de l’histoire qui nous aident.

Ensuite (plus sérieusement ?) ils se posent la question : ceux-là, puisqu’ils n’ont plus rien à faire, pourquoi restent-ils ensemble ? Ce doit être pour comploter. Et contre qui ? Mais tout simplement contre la République. Le regroupement des homos, c’est du com-mu-nau-ta-ris-me, ni plus ni moins. Personne ne sait exactement ce que c’est - c’est la fonction du mot politique que d’être flou et plein de menaces d’autant plus terribles qu’elles sont moins précises. On craint le pire.

Un Etat gay en Ariège, peut-être ?

Cette hystérie est surprenante, et son prétexte plus encore. Le communautarisme, le vrai, c’est la coexistence dans un même Etat de règles différentes pour des segments différents de la population, qu’on appelle alors des communautés.

C’était le cas dans l’ancien Liban, où les Druzes avaient un droit civil différent des Maronites, qui avaient un droit civil différent des Musulmans. C’est toujours le cas en Israël, en Inde (entre autres pays), où des " codes de statut personnel " règlent le mariage, la succession, etc... selon l’appartenance religieuse des gens.

Ce n’est pas, à ma connaissance, ce que demandent les mouvements homos, ni ici ni ailleurs. En fait, ils demandent très exactement le contraire  : ils demandent à ce que la loi commune leur soit appliquée ; à ce que soient abrogées les exceptions et dérogations qui les constituent en catégorie spécifique . C’est la situation présente qui constitue un communautarisme de fait ; pas leur fait mais celui de la société qui les traite de façon discriminatoire. Et ils veulent la fin de cette situation.

Le reproche de communautarisme est si mal fondé et les accusations de " complot contre l’unité de la Nation " si grotesques, qu’il faut se demander ce qu’ils recouvrent. Le vrai contenu du " libéralisme en matière de mœurs " est révélé par la colère qui saisit les libéraux-humanitaires quand nous nous unissons, et qui est, elle, bien réelle.`

Les mouvements les gênent parce que nous n’arrivons plus en ordre dispersé devant les représentants de l’organisation hétéro-patriarcale. Et la beauté de cette organisation, formidable et diffuse, c’est qu’elle peut être représentée par n’importe lequel des ses Lacombe Lucien.

C’est pourquoi ils nous voulaient, nous veulent seuls. Pour nous avoir tout à eux. Quand nous suivions leurs règles d’amants sadiques : ne vois personne, ne parle à personne, attends mon coup de téléphone ; quand nous étions déboussolés par leurs instructions contradictoires, égarés par nos courses de cachette en cachette, étourdis de mensonges, les nôtres, les leurs, quand nous étions affolés de solitude ; alors nous tombions dans leurs bras, malades : comme ils nous avaient toujours dit que nous étions. Et ils pouvaient exercer sur nous leur " humanité ", leur " solidarité ". Nous étions suspendus à leurs lèvres, d’où sortaient des paroles de compassion, suspendus à leurs mains, d’où sortaient des ordonnances de valium, suspendus à leur compréhension, à leur tolérance, à leurs conditions.

Le bourreau était le soigneur , le soigneur était le saigneur : voilà la vérité du libéralisme, qu’il se cache sous les dehors de l’universalisme républicain (alias libéralisme humanitaire alias humanitarisme libéral), ou sous ceux plus connus du parent abusif, de l’amoureux possessif, du harceleur, du mari violent. Le souteneur est l’archétype de cette figure. Qui cogne et qui console. Qui console et qui cogne. La figure de la toute-puissance. C’est un rôle auquel on renonce difficilement.

Et pourtant, il va bien falloir. Qu’ils y renoncent. Quand ils font semblant de s’amuser de la " fierté " homo - fièr-e-s, mais de quoi, Grand Dieu ! - , ils rient jaune. Car ils savent que ce système ne tenait que par leur capacité à nous imposer une façon de vivre objectivement honteuse et donc une honte subjective qui nous paralysait, nous laissait à la merci de nos saigneurs.

Ils savent que se laver de la honte, c’est lever la paralysie ; qu’à leur humanitarisme, nous répondons par une solidarité entre égaux. Et que les mouvements - féministe, homo, et les autres, y compris ceux qui n’existent pas encore - ne disparaîtront pas : on ne nous suspendra plus.

P.-S.

Christine Delphy dirige la revue Nouvelles questions féministes. Ce texte est paru pour la première fois dans Politique la revue en juin 1997. Nous le reproduisons avec la permission de l’auteure.

Notes

[1" Du contrat d’union civile, du mariage, du concubinage et de la personne, surtout féminine ", Nouvelles Questions Féministes, n°2, 1992