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Féminisme et laïcité : non aux amalgames

Quelques rappels historiques sur la réalité des relations entre féminisme et laïcité

par Monique Crinon
30 novembre 2005

Monique Crinon s’oppose dans ce texte à une thèse propagée depuis deux ans par les partisans de l’interdiction du voile dit islamique : l’idée selon laquelle laïcité et féminisme seraient deux concepts jumeaux, quasi-synonymes. La laïcité serait par essence féministe, et le féminisme laïque par essence. Monique Crinon montre que cette conception revient en réalité méconnaître la spécificité et l’intérêt du combat laïque, et plus encore du combat féministe. Ce dernier se retrouve en effet totalement subordonné, sous la tutelle de la laïcité - ou plutôt d’une certaine idée de la laïcité [1]. Monique Crinon apporte un démenti à cette reconstruction mythologique, en rappelant un certain nombre de réalités historiques : la laïcité, malgré toutes ses vertus, n’a pas joué le rôle démesuré qu’on lui prête aujourd’hui dans l’émancipation des femmes. Ce n’est ni Jules Ferry, ni la loi de 1905 et moins encore la gauche laïcarde qui ont émancipé les femmes : ce sont les femmes elles mêmes qui se sont émancipées, sans - et souvent contre - une classe dirigeante masculine, laïcarde mais très peu féministe...

Les débats suscités par la loi interdisant le port de signes religieux à l’école, (de fait le foulard porté par des élèves musulmanes), ont été centrés sur deux enjeux combinés, la laïcité et les droits des femmes, abordés le plus souvent sous l’angle des acquis du féminisme, lesquels seraient mis en danger. Au nom du respect de la laïcité, le législateur a prétendu protéger et défendre les droits des femmes.

La mise en scène du débat sur la laïcité a été montée de telle sorte qu’il est apparu évident que laïcité et féminisme étaient deux réalités intrinsèquement liées l’une à l’autre et en totale cohérence. Certaines déclarations tendent à donner à penser que le féminisme s’est construit et développé en étroite dépendance, sujétion même à la laïcité.
Outre le fait que cette dépendance, présentée comme consubstantielle au féminisme, annule ou disqualifie les luttes féministes au sein des société non laïques, un simple retour historique montre que cette dramaturgie du féminisme français ne correspond que très partiellement à la réalité.

Deux projets distincts

S’il est vrai que laïcité et féminisme sont deux processus historiques qui s’inscrivent l’un et l’autre dans une perspective émancipatrice, impliquant des luttes souvent âpres, leur objet n’est pas le même.

La laïcité a pour cible le rôle et la place des religions dans la société, son objectif premier fut et demeure la volonté de leur dénier toute prétention et tout droit à être l’axe structurant la vie sociale et les rapports sociaux. La loi de 1905 (je rappelle que le terme « laïcité » ne figure pas dans le texte) garantit ce projet en attribuant à l’Etat la responsabilité de garantir la liberté d’expression et de pensée dans l’espace public.
Il faut se rappeler que cette loi, dont le rôle émancipateur reste essentiel, résulte de courants de pensée qui ont travaillé la société française depuis quelques siècles ; elle marque certes un point d’équilibre dans les relations entre les idéologies religieuses et la société, mais elle ne saurait clore le débat sur la question des religions. Celui-ci se manifeste d’ailleurs avec plus ou moins de passion au fil du 20ème siècle et s’exacerbe autour de la question de l’Islam.

La question de la laïcité est traversée en France par deux grands courants de pensée toujours actifs. Un premier courant, héritier du 18ème siècle, vise la dissolution des religions par le travail de la raison, débarrassée des scories de l’aliénation religieuse. Dans cette perspective, la laïcité charrie beaucoup plus que la simple mise au pas des religions, elle est le vecteur central de la mise en œuvre de ce que serait le projet des Lumières porté par la République. Derrière cette conception se profile un universalisme se posant en surplomb des singularismes de populations, notamment féminines, non encore au fait de ce qui est bon pour elles et pour le monde. Au final, cette conception de la laïcité pose que religion et émancipation sont antagoniques.

Le second courant de pensée, auquel je me rattache, est issu lui aussi des Lumières. Mais il postule que le travail de la raison est animé aussi par les religions. C’est dire que raison, émancipation et religion ne sont pas nécessairement contradictoires [2]. C’est considérer que la laïcité n’est pas garante d’un modèle universel établi, qu’elle est simplement garante des conditions démocratiques nécessaires à la conduite d’un débat public qui participe à la construction de l’universalisme. De ce point de vue d’ailleurs, il faut tordre le coup à l’idée que la religion est un phénomène qui devrait se cantonner à l’espace privé. Outre la contradiction évidente qui consiste à renvoyer à la sphère individuelle un projet qui vise à relier [3] les hommes et les femmes autour d’un sens partagé, ce serait faire des religions une pratique clandestine, invisible, a-sociale parce que nocive. Les théories religieuses ont leur place dans le débat public, ni plus ni moins que toute autre idéologie. Je reprendrai d’ailleurs volontiers la définition de la laïcité établie par la LDH (cf. plus bas).

Quant au féminisme, il a pour objet central la lutte contre le système de domination dont sont victimes les femmes, à savoir le patriarcat. Dès l’origine, ce constat d’une oppression spécifique aux femmes, a été investi très différemment par les féministes, tant dans leurs luttes que dans leur travail de théorisation.
S’il est vrai que les luttes féministes ont donné lieu à des moments de fortes convergences (le droit de vote, à l’avortement et à la contraception par exemple), il est tout aussi vrai que des divergences récurrentes ont traversé et traversent toujours le mouvement des femmes. Ces divergences portent autant sur la définition de ce que l’on entend par condition des femmes, et donc sur la nature de leur oppression, que sur la place de leurs luttes dans le mouvement social. Certaines considèrent que l’oppression sexiste est un des effets secondaires de la domination capitaliste et qu’elle se résoudra dès lors que l’ordre du monde en sera enfin libéré. D’autres, dont je suis, estime que le sexisme est un système de domination autonome auquel il convient d’opposer des ripostes autonomes [4].
Il est donc pour le moins réducteur de parler « du » féminisme, il serait plus juste de parler « des » féminismes.

Des relations souvent discordantes...

L’histoire récente des relations entre les mouvements féministes et la laïcité montrent qu’elles furent le plus souvent houleuses, voire opposées. Je souligne au passage que la République laïque française s’est accommodée de trop d’horreurs au fil de son histoire [5], et, dans le même ordre d’idées, qu’elle s’est parfaitement accommodée du statut de mineures des femmes. Rien, ou presque, dans ses prises de position n’indique que le statut des femmes constituait une atteinte majeure au projet émancipateur de la République (laïque française, insisterai-je).

Au contraire, lorsque des féministes ont réclamé le droit de vote pour les femmes, la lecture des débats qui ont agité l’assemblée nationale, est édifiante. Un concert d’opposants se fit entendre, parmi ceux-ci les plus actifs furent les députés de gauche. Leur argumentaire était simple : la pensée des femmes est façonnée par le clergé, celui-ci est à droite, donner le droit de vote aux femmes équivaut à donner des voix à la droite [6].
Est-il utile de souligner à quel point cet argumentaire obéissait aux poncifs les plus éculés du machisme ? S’il en était besoin, ce rappel suffirait à indiquer que la prépondérance du patriarcat n’est pas l’apanage des seules idéologies religieuses, il s’éploie au sein même des forces laïques, qu’elles soient ou non athées.
En réalité, dans ce débat, les femmes étaient le lieu d’une controverse qui les dépossédait de leur propre épaisseur de Sujet. Elles furent passés au compte des pertes et profits, côté pertes, au nom d’un enjeu « stratégique » supérieur. A aucun moment elles ne furent considérées comme réelle partie prenante de ce débat public, sauf lorsqu’elles s’y imposèrent.

Je considère que le débat engagé avant le vote de la loi sur les signes religieux à l’école et ensuite, a obéi à un schéma similaire : les femmes musulmanes portant foulard menacent la société française et ses acquis (y compris féministes) car elles sont le « cheval de Troie » des musulmans les plus réactionnaires. On retrouve les mécanismes qui structurèrent le débat sur le droit de vote des femmes, le continuum patriarcal est patent.

Aujourd’hui, comme ce fut le cas hier, les groupes politiques, notamment de gauche et laïcs, ont cherché à se servir des luttes de femmes comme porte-drapeaux, opération qui a permis dans le même temps de mieux assigner certaines femmes en un lieu dit émancipé et d’en diaboliser d’autres. Derrière le faux nez de la laïcité, le débat réel ne porte véritablement que sur les femmes, la place des femmes, des corps des femmes, dans la société, dans l’espace public, même si celui-ci se réduit ici à l’espace scolaire, dans un premier temps [7].

J’avance l’hypothèse que la figure de la laïcité mise en exergue par certains, procède du même ravalement du féminin que celui opéré par les monothéismes. En effet, une des fonctions historiques des monothéismes a été de contribuer à l’émergence de la figure paternelle en lui conférant une haute valeur symbolique. Cette fonction symbolique a pris figure d’universel, confondant ainsi universel et masculin de façon durable et toujours actuelle. C’est là une des caractéristiques du débat français dès lors qu’il est question de l’universalité.

Le plus triste et le plus dommageable est que des féministes, oublieuses de leur histoire, épousent les pseudo-arguments de nos parlementaires. Est-ce à dire que la question du foulard est anecdotique ? Certainement pas, car il est vrai que les signes religieux ne marquent pas femmes et hommes de la même manière. Il est tout aussi vrai que l‘Islam, à l’instar des religions juive et chrétienne, a apporté un soutien théologique à la domination masculine et patriarcale.

Au final, derrière cette polémique virulente, il y a la souffrance des femmes de tous bords et leur destin. Souffrance parce qu’il était et demeure question de ce qu’il y a de plus intime, la place des corps, souffrance parce qu’il est devenu impossible d’exprimer sa perplexité et ses émotions sans être happée par des débats féroces, souffrance parce que nous étions toutes sommées de nous prononcer, les femmes musulmanes plus que toutes autres.

C’est au nom de la « libération » des femmes que s’est jouée la mise en scène du débat sur le foulard à l’école et l’exclusion des élèves le portant, c’est toujours au nom de la libération des femmes que l’empire américain justifie ses guerres leur offrant un label libérateur, mais c’est aussi au nom du rejet du modèle occidental que certains régimes enferment leurs femmes.

Le corps des femmes est devenu le lieu d’affrontements où les conflits de civilisation atteignent leur forme la plus aiguë et la plus déchirante, le débat sur la laïcité en est un exemple. Faut-il rappeler que les 8 mars 2004 et 2005, c’est au nom de la laïcité que furent exclues des manifestations féministes les femmes voilées qui souhaitaient s’associer à la démarche et croyaient y avoir leur place en tant que femmes dénonçant le patriarcat ?

En réalité, on oublie trop vite qu’une des dimensions les plus radicales des luttes féministes a été d’ouvrir un espace politique qui dépasse et subvertit les cadres politiques classiques. En ce sens, le féminisme est porteur d’un projet émancipateur fondamentalement irrécupérable par les modèles idéologiques et politiques, religieux ou non.

P.-S.

Monique Crinon est militante féministe. membre notamment du Collectif des Féministes Pour l’Egalité. Ce texte a été exposé lors d’une rencontre sur la laïcité organisée par les Citoyennes des deux Rives et la FTCR (Fédération des Tunisiens Citoyens des deux Rives). Il vient de paraître dans Mémoires et horizons, la revue des Citoyennes des deux Rives.

Notes

[1Cf. P. Tévanian, La loi antifoulard : une révolution conservatrice dans la laïcité, à paraître en 2006 sur www.lmsi.net. Cf. aussi la rubrique Laïcité

[2Qu’il suffise d’évoquer ici la Théologie de la libération, en Amérique latine ou encore la figure des prêtres ouvriers, dans les années 60/ 70, en France. Ceci pour la seule église catholique.

[3Religion vient du latin « religare » qui signifiait « relier ».

[4Ceci n’implique nullement qu’il faille occulter l’articulation des luttes féministes aux autres luttes, tout au contraire.

[5Dont le colonialisme ne fut pas la moindre, quoi qu’essaient d’en dire les nouveaux révisionnistes.

[6On admire la hauteur de vue, et le sens des véritables enjeux que révèle cette position.

[7L’école pour les filles d’abord, les mairies, administrations diverses et autres lieux publics pour les mamans ensuite, etc. ?