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Perdre son âme ne fait pas gagner les élections

À propos des mauvais calculs de Ségolène Royal

par Collectif Les mots sont importants
7 mai 2007

Le texte qui suit, publié pour la première fois le 15 novembre 2006, propose une critique de la posture autoritaire et sécuritaire adoptée par Ségolène Royal au cours de la campagne présidentielle 2007. Cette critique ne se situe ni sur le plan moral ni sur le plan politique (sur lesquels il y aurait pourtant beaucoup à dire) mais sur le strict terrain du calcul électoraliste. « Mieux vaut perdre les élections que perdre son âme » avait dit naguère un homme politique de droite [1]. Ségolène Royal et ses alliés socialistes ne partageant manifestement pas ces scrupules, nous leur suggérions alors – sans succès, hélas – de prêter attention à un autre argument avant de s’engager plus avant dans la rhétorique sarkozienne ou chevènementiste : dans le contexte politique actuel, perdre son âme ne fait pas gagner les élections.

Il y a maintenant quelques mois, la candidate socialiste favorite des sondages a choisi de défier son concurrent de droite, Nicolas Sarkozy, en choisissant comme slogan une formule très sarkozienne, « L’ordre juste » (Nicolas Sarkozy ne cesse de se réclamer de « l’ordre », et martèle depuis plusieurs années : « je peux être ferme, car je suis juste »), en s’engouffrant sans complexes sur ses thèmes de campagne, comme « la délinquance et l’insécurité », et en lui reprenant son programme : la répression, l’encadrement militaire des jeunes dès leur première « incivilité », la stigmatisation et l’humiliation de leurs parents, qu’elle propose de « responsabiliser » par la suspension des allocations familiales, et de renvoyer à l’école pour apprendre à être de bons parents. Elle s’est prononcée également pour l’expulsion de certains « délinquants étrangers », s’inscrivant ainsi dans le paradigme de la double peine plutôt que celui de l’égalité de tous devant la loi, quelles que soient les nationalités. Le porte-parole du FN, Carl Lang, avait salué à cette occasion un nouveau progrès de la « lepénisation des esprits », tandis que la droite avait ironisé et que la gauche s’était divisée, entre hommages au « courage » de Ségolène Royal et dénonciations de sa « démagogie ».

Nous ne nous placerons pas ici sur le terrain de l’expertise politique ni sur celui du jugement moral. Nous ne rappellerons pas tous les travaux et témoignages de sociologues ou de professionnels de la justice et de l’éducation spécialisée qui soulignent l’inefficacité des effets de manche autoritaires et les effets déstructurants que peuvent avoir sur les jeunes l’humiliation et l’infantilisation de leurs parents. Nous ne porterons aucun jugement sur ce que cet appel aux « valeurs » et à la « fermeté » peuvent avoir de malvenu, et même d’obscène, alors que règnent un chômage, une précarité et une discrimination massives, et que, de la victoire du « Non » lors du référendum sur le TCE au mouvement anti-CPE, en passant par la révolte des banlieues de novembre 2005, c’est une demande de justice sociale et non de leçons de morale ou de coups de bâton qui s’est le plus fortement exprimée, notamment au sein des classes populaires. Nous ne reprocherons donc à Ségolène Royal ni son ignorance du monde social ni son incompétence en matière d’éducation et de prévention de la délinquance, ni sa « trahison » ou sa « droitisation ». Nous ne lui reprocherons pas son opportunisme ; nous ferons simplement remarquer qu’il y a des manières plus intelligentes d’être opportuniste. En effet, d’un strict point de vue électoraliste, Ségolène Royal et ses conseiller-e-s feraient bien de se rendre compte que la concurrence avec Sarkozy sur le terrain de la « sécurité », de « l’autorité » et de « l’ordre » - fût-il « juste » - est un pari perdu d’avance, et que sa seule chance de l’emporter est au contraire de mener une campagne résolument sociale.

C’est ce que montre on-ne-peut plus clairement un sondage publié le 9 juin dernier dans Le Figaro. Réalisé « à chaud », quelques jours après les fracassantes déclarations « sécuritaires » de Ségolène Royal, ce sondage montre que lesdites déclarations ne sont guère efficaces sur le plan stratégique :

 « assurer l’ordre et la sécurité » reste le seul thème sur lequel Nicolas Sarkozy devance de très loin la candidate socialiste en terme de « crédibilité » (72% des sondés lui « font confiance » sur ce thème, contre seulement 34% de « confiance » pour Ségolène Royal, soit 38% d’écart en faveur de Nicolas Sarkozy) ;

 les deux candidats font jeu quasi-égal sur « la baisse du chômage » (40% et 36%, soit 4% de mieux pour Nicolas Sarkozy), « la représentation de la France dans à l’étranger » (62% et 58%), « la modernisation de la vie politique » (60% et 53%) ou « l’amélioration de la construction de l’Europe » (56% et 51%) ;

 Ségolène Royal devance nettement Sarkozy sur « la défense de la sécurité sociale et des retraites » (54% pour la socialiste, 44% pour Sarkozy) et « la réduction des inégalités sociales » (56% contre 38%, soit une avance de 18% pour la socialiste).

Le même sondage révèle que des majorités très marquées se fédèrent autour des mesures sociales les plus progressistes du programme du PS, celles que Ségolène Royal ne met pas en avant dans sa campagne :

 le développement des services publics dans le domaine de la petite enfance et de la formation (96% d’approbation chez les sympathisants de gauche, 86% chez les sympathisants de droite),

 le SMIC à 1500 euro (88% à gauche et 74% à droite),

 la pénalisation accrue des villes (comme celle de Neuilly, dont Nicolas Sarkozy est maire) qui ne construisent pas de logements sociaux (81% et 63%),

 la renationalisation d’EDF (62% et 36%, soit : 52% sur l’ensemble des sondés),

 le droit de vote aux résidents étrangers pour les élections municipales (79% et 54%, soit : 67% sur l’ensemble des sondés),

 la régularisation automatique des sans-papiers après dix ans de séjour (74% et 48%, soit : 62% d’approbation sur l’ensemble du pannel, et seulement 35% d’opposition),

 le droit au mariage et à la parentalité pour les homosexuels (73% à gauche, 44% à droite, soit 60% de l’ensemble des sondés pour le droit au mariage, et 57% et 37% pour le droit à l’adoption, soit : 48% de l’ensemble des sondés) [2]

En d’autres termes : Ségolène Royal semble avoir fait ce choix curieux de délaisser les terrains sur lesquels elle pouvait l’emporter, et de contribuer à la sur-médiatisation du thème de prédilection de Nicolas Sarkozy, celui sur lequel celui-ci a construit toute sa réputation depuis cinq ans, et sur lequel elle n’avait donc aucune chance de l’emporter. Faut-il rappeler à Ségolène Royal ce que Le Pen a souvent répété et qui s’est vérifié à de nombreuses reprises : les électeurs préfèrent le plus souvent l’original à la copie.

P.-S.

Ce texte est repris dans le recueil Les mots sont importants, de Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, publié en 2010 aux Éditions Libertlia.

Notes

[1C’était Michel Noir, en 1987, pour protester contre les alliances ou les concessions électoralistes de la droite parlementaire en direction de l’extrême droite

[2Ce sondage nous instruit aussi sur un autre point, tout aussi important : de très larges majorités peuvent se dégager sur des questions « de gauche » (comme celles de ce sondage sur le programme du PS), autant voire plus que sur des questions « de droite » (c’est-à-dire des questions du type : faut-il emprisonner les mineurs, la Justice doit-elle être plus sévère, faut-il expulser les clandestins, faut-il interdire le voile à l’école, a-t-on raison de dire que la France a eu un rôle positif dans les colonies, etc.), mais on n’a que très rarement l’occasion de s’en rendre compte, pour la simple raison que des questions de gauche sont très rarement posées. Avant d’être manipulateurs par une formulation biaisée ou un éventail de réponses incomplet ou déséquilibré, les sondages fabriquent donc l’opinion par le choix des thématiques, qui imposent, à force de répétition et de routine, des problématiques réactionnaires ou racistes comme des « problèmes objectifs », qui « s’imposent » d’eux mêmes.