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Les jeunes et l’amour dans les cités

par Isabelle Clair
4 juin 2008

Isabelle Clair, sociologue, vient de publier aux éditions Armand Colin : Les jeunes et l’amour dans les cités. Ce livre apparaît comme un des rares travaux sociologiques qui, sans les préjugés racistes habituels contre les « jeunes de banlieues », met pour autant au jour l’existence d’une domination bien réelle sur les filles. Nous reprenons ici un entretien avec l’auteure, publié dans Inch’Allah l’égalité, le journal du Collectif des Féministes pour l’Egalité, février 2008.

CFPE. Pourrais-tu présenter brièvement ton enquête, et décrire le type de domination qui pèse sur les filles de cité ?

I.C. J’ai réalisé une enquête par entretiens ethnographiques dans quatre cités d’habitat social de la banlieue parisienne, entre 2002 et 2005, auprès d’une soixantaine de jeunes, filles et garçons, qui avaient entre 15 et 20 ans, et étaient majoritairement issu-e-s de l’immigration post-coloniale.
La domination sur les filles s’exprime de multiples façons, mais notamment, à l’adolescence, par le contrôle de leur sexualité (ou tout signe extérieur de sexualité inscrit dans la tenue vestimentaire, la mobilité géographique, toute forme de communication avec les garçons). Elles font ainsi l’objet de « réputations » qui les classent dans deux catégories et deux seulement : les « filles bien » et les « putes ». Le contrôle et les rappels à l’ordre auxquels il donne lieu s’opèrent beaucoup dans le discours (insultes, rumeurs) mais s’incarnent aussi dans les corps (coups éventuels de la part de garçons, retrait de certaines filles de l’espace public pour « se faire oublier » et/ou emprunts d’attributs physiques typiquement masculins, comme la bagarre, pour retourner le stigmate d’être une fille, ie un être à la sexualité nécessairement suspecte).

Cela dit, j’ai travaillé sur la domination en lien avec le genre : c’est-à-dire pas seulement la soumission des filles par rapport aux garçons mais aussi cette obligation d’être conforme à des normes, féminines d’un côté, masculines de l’autre, qui, donc, pèse aussi sur les garçons, assignés à la virilité, à l’identité masculine.

CFPE. A quoi correspond cette virilité ?

I. C. Il est difficile de parler de « virilité » dans l’absolu. Ce qui est considéré comme viril dépend des milieux sociaux et de l’âge. Dans mon enquête, être viril, c’est le fait d’affirmer son corps et sa force physique, d’être dans l’insulte sexiste. Ce sont surtout les plus jeunes qui ancrent ainsi la virilité dans le corps ; pour les plus âgés, la virilité peut passer par l’intégration professionnelle, le fait d’être pourvoyeur de fonds. Mais en fait, ce qui est défini comme viril est toujours défini par rapport à ce qui est considéré comme « féminin » ; donc être viril, c’est l’obligation de ne pas se « féminiser ».

CFPE. Et c’est quoi se féminiser ?

I. C. Pour certains, c’est être bon élève, plus généralement être dans la docilité, et particulièrement la docilité à ce qui est méprisé, l’institution scolaire ou les filles. Car être docile par rapport à un caïd, ce n’est pas forcément dévirilisant. Par contre, comme les normes enjoignent les filles à être sentimentales et les garçons à être sexuels, si les garçons sont sentimentaux, il y a un souci, c’est dévirilisant.
Les garçons sont dans l’impossibilité d’adopter ce type d’attitudes dites féminines. Mais justement, cela s’explique par ce rapport asymétrique : ressembler aux filles, qui sont fondamentalement considérées comme inférieures, c’est déchoir. A l’inverse, les filles sont dans la possibilité de se masculiniser, puisqu’au fond ça les valorise. Ainsi, porter des vêtements dits masculins, sortir le soir, avoir une sociabilité avec des garçons est possible mais seulement dans certaines interactions, et absolument pas dans la relation amoureuse. En effet, la relation amoureuse est définie par des normes très hétérosexuées : une fille doit être une « vraie » fille et un garçon un « vrai » garçon.

CFPE. Ce que tu expliques contredit une vision dominante de la masculinisation des filles de cités, qui seraient dans l’obligation de porter jogging et tennis, car traitées de « salopes » par les « frères » si elles sortent en mini-jupes. En fait, tu vois dans ce type de vêtements de la résistance et pas seulement le fruit d’une censure.

I. C. La vision dont tu parles est liée à l’image qu’on se fait de la féminité émancipée dans les classes moyennes et supérieures qui est vraiment curieuse. Que la mini-jupe ait eu une dimension émancipatrice dans les années 60, on comprend bien pourquoi. Cela me rappelle la Une du Nouvel Obs avec Beauvoir : arriver à dire que une femme à poil, c’est émancipateur, c’est quand même gonflé en 2008.
Selon moi, le fait que les filles se masculinisent est lié à une domination : c’est parce que la féminité est stigmatisée qu’il faut se viriliser pour s’affirmer. Mais ce serait une erreur de n’y voir qu’une violence car cette marge-là est possible. Et les filles savent jouer avec les rôles et les identités. Certaines me disent : je sais être fille quand il faut, je sais être garçon à d’autres occasions. Ces filles se battent et quand elles gagnent, elles savent bien que cela leur donne une grande liberté !

CFPE. Pourtant, tu écris que « l’idéologie de la dureté empêche les filles d’avoir une conscience de classe féministe. Chacune s’efforce de sauver sa peau ».

I. C. Il y a une dimension féministe chez celles qui affirment qu’elle veulent faire des études, prendre un appart à Paris, ne pas se marier avant 26 ans, faire la fête etc, et donc revendiquent le droit à l’auto-détermination. Mais ces filles sont souvent celles qui ont le plus de ressources dans le quartier, et cela ne débouche sur aucune solidarité de classes. Il y a de la solidarité envers une copine qui a une réputation de « salope » mais parce que c’est une copine pas parce que c’est une fille. Il n’y aura pas d’équivalent pour la fille qui subira la même chose mais qu’on n’aime pas. Par ailleurs cette absence de prise de conscience féministe est liée à des discours classiques de culpabilisation de la victime : je suis forte parce que je veux être forte, et je suis faible parce que je suis faible.

CFPE. Pour toi, peut-on se contenter de dire, pour contrer les discours pseudo-féministes sur le sexisme congénital des jeunes de cité, qu’il n’y a pas plus de sexisme en banlieue qu’ailleurs ?

I. C. L’enquête ENVEFF établit qu’il n’y a pas de variation sociale dans les violences faites aux femmes et je ne remets pas du tout cela en cause. Par contre, on ne peut pas dire que c’est la même chose de traverser le 8ème arrondissement et les Tarterêts, où la violence subie par les femmes est massive. Mais elle s’y exerce de façon plus importante dans l’espace public, car le pouvoir réside dans l’espace public pour les hommes des milieux populaires : cela s’explique donc socialement et non pas culturellement. Dans la sphère privée, il n’y a pas plus de violence en banlieue, et évidemment la violence des patrons de grande entreprise n’a rien à envier au sexisme dans les banlieues.