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« Marianne, ta tenue n’est pas laïque ! » (Deuxième partie)

La loi de 2004 et son application

par Mariame
25 août 2015

Alors qu’approche, le 15 mars 2014, le dixième anniversaire de la loi anti-foulard, il nous a paru utile de redonner la parole à celles qui en ont été les premières victimes : les lycéennes qui ont dû affronter cette loi dans leur propre école, et « choisir » entre le dévoilement forcé et la déscolarisation. Dans le texte qui suit, initialement paru en 2008 dans le recueil Les filles voilées parlent, la parole est à Mariame  [1], rebaptisée Marianne pendant trois ans à la suite d’une erreur jamais corrigée de l’administration de son lycée...

Première partie : Avant la loi

C’est seulement lorsque la loi a été votée, en mars 2004, qu’on a commencé à en parler en CA. L’article de loi à inscrire dans le règlement intérieur interdisait les signes religieux, mais selon la circulaire d’application, le bandana n’était pas un signe religieux puisqu’il ne permettait pas de deviner l’appartenance religieuse en un simple regard [2]. Le proviseur n’a rien dit aux élèves, ni même aux représentants élus des élèves, et le jour du CA, sans nous prévenir, il a présenté au vote une interdiction de « tout couvre-chef ». Bizarrement, tous les élus enseignants étaient là, au grand complet, alors que ce n’était jamais le cas aux autres CA ! J’ai dû lever la main, sinon on serait passé tout de suite au vote, sans discussion.

« Attendez, ce n’est pas la loi ! Les couvre-chefs…

- C’est un substitut aux signes religieux ! De toute façon, on sait pertinemment qui le porte
et qui ne le porte pas. »

C’est mon prof d’histoire de Première qui a dit cela. Pour moi, on était à la limite du délit de faciès. En cours, ce même prof nous a aussi sorti « la phrase qui tue » :

« Quand on va dans une mosquée, on retire ses chaussures. » .

J’étais atterrée. Ce genre de remarques, je les ai tellement entendues…

« Mais attendez monsieur ! Vous ne pouvez pas comparer une question d’hygiène et…

- Non-non-non ! De toute façon, toi, tu es trop impliquée dans ce débat. Nous sommes dans un pays laïc, il faut respecter la laïcité. Quand on va en tant que touriste dans un pays, on respecte les us et coutumes de ce pays.

- Mais nous ne sommes pas des touristes ! Nous sommes nées ici, nous sommes françaises… »

Nous sommes passés au vote, et l’interdiction des couvre-chefs est passée, presque à l’unanimité, moins les voix des élèves et celle de la représentante de la Région, qui a dit quelques mots plutôt contre l’acharnement à cibler « le voile ». La proviseure a ensuite réuni toutes les filles voilées du lycée, nous étions quinze-vingt. Elle a commencé à nous monter les unes contre les autres, et à m’accuser d’ « engrainer » les autres filles pour qu’elles ne retirent pas leur bandana. Nouvelle humiliation. Elle nous a ensuite reçues une par une, en nous demandant ce que nous comptions faire à la prochaine rentrée. Moi, je n’ai rien répondu, je me suis contentée de rigoler. C’était devenu presque un jeu. L’aspect religieux était passé au second plan. Je ne me disais même plus :

« C’est un précepte religieux »,

mais :

« Je ne me laisserai pas faire ! ».

« Ils veulent m’humilier, ils me cherchent : eh bien, ils vont me trouver ! ».

La proviseure a ensuite convoqué nos parents plusieurs fois, mais elle a fini par dire :

« Moi, j’étais là pour jouer les médiateurs entre vous et l’Etat. Vous ne voulez pas le régler, tant pis. De toute façon, on verra ça à la rentrée ».

Un CPE a même accusé mon beau-frère, qui accompagnait ma sœur, d’être un « islamiste » qui me manipulait ! Et ça s’est reproduit l’année suivante : une CPE m’a prise à part et m’a dit :

« Tu sais, si tu es oppressée, on peux t’aider » .

J’étais atterrée. J’avais toujours sacralisé le statut du prof, pour moi ils incarnaient la sagesse, c’étaient des gens « posés », et là, ils descendaient plus bas que terre ! Un jour, dans une discussion tranquille avec la CPE, j’ai employé l’adjectif « non-musulmans », et ça a suffi à la mettre hors d’elle :

« C’est ça ! T’as qu’à nous traiter d’infidèles, ou de mécréants !

- Mais attendez ! Ne vous emportez pas, j’ai juste dit “non-musulmans”.

- Non mais t’as qu’à dire ‘femmes infidèles’ ! »

Bref : impossible de discuter.

À la rentrée de septembre, certaines filles ont retiré leur voile tout de suite, d’autres ne se sont pas inscrites. Nous étions une quinzaine à le porter sans s’en cacher, et nous nous sommes retrouvées à quatre, à ne pas vouloir le retirer. On nous a mis avec un surveillant dans l’ancien bureau du précédent proviseur une grande pièce pleine de meubles et de cartons entassés. L’un des surveillants, Christophe, un Sénégalais, nous a dit qu’il avait reçu la consigne de ne pas nous adresser la parole !

Il nous a aussi prévenu qu’on voulait nous interdire les récrés. Mais le jour où ils ont voulu le faire, nous sommes sorties « en force ». Du coup, l’après midi, le proviseur nous a fait enfermer à clefs ! Là, c’était trop… Nous nous sommes mises à taper comme des furies contre la porte. Comme il y avait plein de poussière sur les meubles et les cartons, on commençait à se sentir mal : moi je suis asthmatique, et une autre amie présente avait des problèmes d’allergies. La proviseure est venue ouvrir la porte, et j’ai immédiatement couru en salle des profs pour alerter les profs de notre situation. Parce que tout ça se passait en cachette, sans que les profs et les élèves soient au courant de notre situation.

Il y a eu aussi le soi-disant « suivi psychologique »… L’assistante sociale s’est présentée à nous, en jouant les « copines » : elle s’est affalée sur la table avec son paquet de clopes, comme si elle était au bistrot, et elle nous a parlé sur un registre très relâché, limite vulgaire, pour faire « proche du peuple ». Du style :

« Ah ouai-ai-ais, me-e-erde ! ».

Moi, j’appelle ça un registre de « beauf », et je prends ça comme un manque de respect. J’ai quand même essayé de lui parler de notre situation, mais elle m’a tout de suite rembarrée :

« Non, mais toi, on m’a dit qu’on ne pouvait pas te parler, que tu étais manipulée et que tu manipulais tes camarades ».

Voilà le soutien psychologique ! Elle nous répétait :

« Il faut le retirer ! Vous savez, j’ai été assistante sociale au Val-Fourré, et j’ai parlé avec des mamans musulmanes qui m’ont dit que le voile n’était une obligation. Vous êtes jeune, vous êtes belle, profitez de la vie ! »

Je trouvais cette attitude insultante.

Une autre fois, ma prof de maths vient me voir pour me dire :

« Tu sais, je suis pied-noir, donc je connais le bled… ».

Après l’assistante sociale qui « se la joue peuple », on nous envoyait la pied noir qui connaît le bled ! J’avais l’impression que tous les moyens étaient bons pour nous amadouer…

C’étaient des dialogues de sourds, qui se terminaient souvent par des sentences très dures à entendre. Par exemple, une prof m’a dit une fois :

« Celui qui ne respecte pas la loi, il n’a qu’à rentrer chez lui

- Vous entendez quoi par “chez lui” ?

- Bah… Chez lui !

- Oui mais moi, chez moi, c’est ici ! Vous voulez que j’aille où ?

- Tu sais pertinemment ce que je veux dire ».

En plus, elle me disait cela dans l’enceinte de l’établissement, en fumant sa cigarette. J’ai répondu :

« Vous parlez de respecter les lois, mais vous êtes en train de fumer dans un lieu public ! ».

Ma mère m’a soutenu, en m’aidant à accepter la situation : elle me disait qu’en Islam, le plus important était la conviction intérieure et l’intention, et que je pouvais donc enlever mon foulard si on m’y forçait et si au fond de moi j’étais sûre de ma conviction. Mais pour moi, ce n’était pas une question d’Islam, c’était une question de dignité et de fierté.

Il y a eu aussi une réunion publique de soutien le jour de la rentrée, organisé par le Collectif Une école pour tous . Il y avait du monde, y compris deux journalistes qui travaillaient pour l’émission de Marc-Olivier Fogiel [3], qui nous ont harcelées pour qu’on vienne sur le plateau de l’émission. Mais nous avons toutes refusé : l’histrion du « PAF », non merci ! Quand je pense à Fogiel, j’ai toujours en tête la « hyène » des « Guignols de l’Info » ! [4]

Mon père, comme la plupart des pères, voulait éviter les problèmes. D’ailleurs, toutes celles qui ont retiré leur voile à la rentrée, c’est leur père qui leur a « mis la pression » pour qu’elles le retirent. Je leur en ai même voulu d’avoir cédé. Je devenais folle, donc je me retournais contre elles, et contre toutes celles qui ne protestaient pas. Parce qu’en plus, comme elles ne disaient pas ce qu’elles avaient sur le cœur, je me retrouvais seule à protester, et le proviseur ou les profs en concluaient que j’étais la « meneuse », l’« intégriste » qui cherchait à manipuler les autres. Mais au bout d’un moment j’ai compris que c’était idiot de leur en vouloir, et que c’était même grave, car elles étaient victimes comme moi, et même plus que moi. Moi, à la limite, j’ai pris tout ça comme un jeu, alors qu’elles, elles ont vécu l’humiliation de plein fouet en enlevant leur foulard.

Quant aux autres élèves, ils ont tous été solidaires. Il n’y en a qu’un qui m’a dit : « Allez, il faut t’intégrer ! ». Le pire, c’est que c’était un kabyle comme moi. Mais il n’a pas insisté. Pendant la période de « dialogue », j’avais une très bonne copine qui me faisait les photocopies, et qui m’apportait tout à chaque fin de séance. Il y a eu aussi l’« opération bandana ». C’était une initiative montée par Charlotte, une élève de « classe prépa » du lycée, et d’autres membres du collectif École pour tous. L’idée de départ, c’était que nous, les filles voilées, nous ne pouvions rien faire, car tout pouvait se retourner contre nous, et devenir un prétexte pour nous exclure. Donc elle a voulu mobiliser les autres élèves. C’était un jour de grève pour les profs, ils revendiquaient des moyens et des effectifs moins chargés. Charlotte est venue devant le lycée avec d’autres membres du collectif, et elles ont distribué des bandanas à tous les élèves. Malheureusement, le CPE les a vues et il a immédiatement demandé aux élèves de se disperser :

« Allez ! On y va, on part en manif ! ».

Malgré tout, toute la classe de Keltoum est restée dans le lycée. Ils se sont assis face aux bureaux, et ils se sont mis à gueuler des slogans :

« Libérez nos camarades ! »

« On n’est pas à Bois d’Arcy ! » .

Les profs venaient les voir en leur disant :

« Attention, vous ne vous rendez pas compte de ce que vous faites : vous soutenez des intégristes ! ».

Mais ils n’ont pas bougé : ils sont restés à hurler de 9 heures à midi. Ils ont même traité la proviseure de « facho » ! Ma prof de gym de Première est passée, et je l’ai tellement agacée que, devant d’autres profs, la proviseur et le commissaire, elle a levé la main sur moi en disant :

« Je vais t’en coller une » !

Il a fallu qu’une CPE intervienne pour la calmer.

Cette période de « dialogue » a duré environs un mois. Ça a été très éprouvant. Je restais stoïque au lycée, mais je craquais tous les soirs quand je rentrais chez moi. Je m’enfermais dans ma chambre, je pleurais et je dormais. Je ne faisais que ça. Même physiquement, c’était éprouvant. Entre la première et la terminale, j’ai perdu 10 kilos. Heureusement que j’avais ma foi pour m’aider à tenir, sinon je me serais déjà suicidée (sourire). Le « dialogue » s’est conclu par un « compromis », qui était bizarrement celui que j’avais proposé dès la rentrée et qui avait d’abord été refusé : voile hors du lycée, bandana dans le lycée hors des classes, et rien dans les classes.

Quand nous avons réintégré les cours, la proviseure a organisé des réunions privées avec chacune des jeunes filles et leur équipe pédagogique. Il y avait tous les profs en cercle, et on se retrouvait au bout du cercle. Quand ça a été mon tour, la proviseure m’a dit :

« Vas-y, parle ! ».

Je ne comprenais pas :

« Qu’est-ce que vous voulez que je dise ?

- Ben, parle ! On est ici pour toi. Donc parle. ».

Là, j’ai craqué. J’ai éclaté en sanglots, pour la première fois au lycée. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps, sans pouvoir m’arrêter. Il y a eu une grosse gêne, certains profs ont baissé la tête, notamment ma prof de sport et ma prof de maths, qui faisaient pourtant partie du « noyau dur anti-voile ».

La prof d’histoire, celle qui m’avait soutenue, a pris la parole, et elle a expliqué qu’il fallait trouver une issue, en pensant prioritairement à notre scolarité. Elle a dit aussi qu’elle-même était psychologiquement et physiquement à bout, que des collègues l’insultaient en salle des profs, et qu’il fallait que ce climat cesse. Elle m’a même confié plus tard qu’elle avait reçu des mails de menaces et d’insultes :

« islamo-gauchiste »

« fasciste vert »

Etc.

Ce qui m’a le plus touchée, c’est l’intervention de mon prof de « Sciences éco ». Jusque-là, c’était quelqu’un de très discret et de très individualiste, qui ne se mélait jamais de la vie du lycée : il venait, il faisait ses cours et il repartait. Ce jour-là, il a pris la parole, et il a dit :

« Moi, je me fous des opinions religieuses, ce qui m’intéresse, c’est que Mariame est une bonne élève. Alors il faut qu’elle reste avec nous, et qu’elle réussisse son bac à la fin de l’année ».

C’est la première fois que j’ai découvert des réactions humaines de la part des enseignants, en dehors des trois profs qui nous défendaient. Une autre copine voilée, Hafssa, a eu la même expérience. Son prof d’histoire m’a dit un jour :

« Auparavant, j’avais une position très stricte sur le voile, mais le jour où j’ai vu Hafssa enlever son voile, en pleurs, les yeux tout rouges, je me suis remise en question. »

Après cette réunion, on m’a permis de garder un petit bandeau en classe. Ils savaient que je ne céderais pas là-dessus, et ils ne voulaient pas d’exclusions, de peur que ça fasse des vagues. Je leur avais dit :

« Même si ça vous semble dérisoire, psychologiquement, il me faut un truc, sur la tête, même un petit bandeau ».

Je mettais donc un bandeau et je m’installais au dernier rang, donc personne ne voyait mes cheveux. J’ai quand même eu droit à des remarques assez graves :

« Tes vêtements, ils sont trop islamiques ; même sans voile, on devine que tu es musulmane ».

La proviseure a même dit à une élève de seconde :

« Tu reviens la semaine prochaine sans ton voile, et tu me feras le plaisir de porter un jean ! ».

C’est allé très loin !

Dernière partie : Sciences-Po, l’hypokhâgne et la fac

P.-S.

Propos recueillis par Pierre Tevanian à Paris, le 24 janvier 2007. Cet entretien est extrait du recueil Les filles voilées parlent, édité à La Fabrique par Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tevanian, dont nous avons déjà publié l’Introduction, et que nous recommandons vivement.

Notes

[1C’est à la demande de l’intéressée, afin de préserver son anonymat, que nous n’indiquons pas son nom de famille.

[2C’est effectivement en ces termes que la Circulaire Fillon du 18 mai 2004 (JO du 22 mai) définit les « signes ostensibles », tombant sous le coup de la loi.

[3« On ne peut pas plaire à tout le monde », talk-show hebdomadaire racoleur, mêlant divertissement et « débats de société ».

[4La « marionnette » de Marc-Olivier Fogiel est toujours accompagnée d’une hyène : manière pour les « Guignols » de caricaturer l’agressivité et la malveillance du présentateur.