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80% au bac... Et après ? (Deuxième partie)

Dialogue entre un sociologue et un de ses lecteurs

par Stéphane Beaud, Younès Amrani
10 août 2004

Réponse de SB le jour même

Oui, tout cela commence à se construire et à prendre sens (sociologiquement)...

a) Si j’ai bien compris, vous êtes le dernier de la famille. Comment expliquez-vous que vous ayez eu cette meilleure réussite scolaire que vos frères et sœurs ? Par exemple, comment vous est venu le goût de la lecture ? Aviez-vous des livres chez vous ? alliez-vous à la bibliothèque ?

b) l’histoire de vos parents, c’est assez essentiel. De quelle manière le travail de votre père et/ou sa retraite ont retenti sur l’ambiance dans la famille ? comment vous en êtes-vous protégé ? Quelle était votre petite stratégie pour vous isoler (partagiez-vous votre chambre avec un frère ?) ? Dans mes enquêtes avec les jeunes de Gercourt, j’ai souvent buté sur cette question : comprendre les relations dans la fratrie ? les rapports entre frères ? entre frères et sœurs ? le film de Philippe Faucon, Samia, en rendait bien compte... Hier, j’ai vu à Nantes un étudiant de maîtrise, d’origine algérienne, qui m’a pas mal parlé de lui et qui m’a dit : "vous savez , nous, entre frères et sœurs, on se parle pas..."

c) Ensuite, vous pourrez aborder le plus important : le bac et la fac... Pourquoi l’histoire ?

A Bientôt, avec le même plaisir de vous lire

stephane

PS Vous pouvez regarder Tableaux de famille de Bernard Lahire (Gallimard), y a pas mal de choses pour comprendre les causes de la réussite ou de l’échec scolaire..

Younes répond le jour même

Je vais essayer de répondre point par point.

En fait j’ai un petit frère né en 1980 (moi je suis de 74), il est rentré au Maroc avec mes parents en 92 (il est revenu depuis). Si j’ai eu une meilleure réussite scolaire que mes frères et sœurs, je crois que c’est dû justement à leur échec. c’est grâce à la bibliothèque que j’ai aimé la lecture (chez moi, on n’avait pas de livres) je lisais toutes les bédés, les revues. Au collège, j’ai même lu tous les livres de Pagnol. Je crois maintenant que c’est cela qui m’a protégé, ce goût pour la lecture...

Mon père a eu sa pré-retraite à partir de 83 et à partir de là il s’est "isolé" de la famille, il passait son temps aux jardins ouvriers où il cultivait un bout de terre, j’ai très peu de souvenirs de discussions avec lui. C’est ma mère qui s’occupait alors des affaires de la famille. Dans la chambre, on était 4 jusqu’a ce que mon frère se fasse jeter vers 85... on s’est retrouvé donc à 3 dans la chambre. Je haïssais les engueulades à la maison et je sortais toujours alors...

Vous savez c’est vrai qu’on discute pas beaucoup entre frères et sœurs (d’ailleurs aujourd’hui encore j’ai des relations très limitées avec eux) ça je ne serai pas l’expliquer...c’est peut-être dû au fait que chez nous il y a plein de sujets que l’on ne peut pas aborder.

Pour le bac et la fac je vais commencer par faire une chronologie
90/91 : seconde IES
91/92 : 1ère S
92/93 : Terminale D (échec au bac)
93/94 : Terminale D que j’ai arrêté au mois d’avril, je suis ensuite parti au service militaire en juin 94
95/96 : Terminale S (échec sur toute la ligne)
1997 : j’ai obtenu mon bac L en candidat libre

Je rentrerai dans les détails dans mon prochains messages ( sur quoi dois je insister ?) et vous parlerai de la fac

Essayez de me répondre avant 18h parce que je rentre chez moi après

Merci

Younes

SB répond le jour même

C’est toujours très bien, très très riche...
Vous écrivez ce qui vous apparaît avec le recul comme le plus important, notamment dans ce passage lycée/fac... je pars de mon bureau, vous réécris demain

Stephane

19.12.2002 Stéphane à Younes

Bonjour,

En fait, ce que l’on fait ensemble, c’est de contribuer à une espèce d’auto-analyse de votre parcours scolaire...
Le dialogue par email a quelque chose de très stimulant, je ne sais pas ce que vous en pensez...
En relisant notre correspondance d’hier, je me demandais si cela ne serait pas intéressant de réfléchir encore plus sur :

a) la manière dont s’est fait votre investissement dans la lecture, qui joue vous l’avez bien vu comme un refuge par rapport au climat familial : qui vous a amené à la bibliothèque (lisez Henry Roth, à la merci d’un courant violent, points seuil, qui raconte comment la bib municipale de New York a joué un rôle essentiel pour lui, le fils d’immigrés juifs pauvres), qui vous conseillait dans votre lecture ? Comment et pourquoi vous avez aimé Pagnol ? etc. Bref comment s’est constitué petit à petit votre rapport à la culture (quid aussi plus tard, du cinéma, des émissions de TV, très important la télé, il faut en parler..., etc.,) tout ce qui faisait décalage avec votre milieu d’origine ? Autant de choses vécues de la même manière par les autres enfants de milieu populaire (cf. entre autres les livres d’Annie Ernaux, tous publiés en Folio)... Par exemple, quel est le premier livre que vous avez acheté "pour vous" ? etc.

b) le rôle des enseignants dans votre parcours scolaire ; qui parmi eux a entretenu ce goût pour la culture ? Comment ? Comment agissait cette enseignante "communiste" qui vous a aidé ? etc. Et, au contraire, parce que c’est aussi ça la réalité, quels profs vous ont découragé, ou vous ont par moments "tué" comme disent certains jeunes que j’ai interviewés ? Comme celui, dans le livre, qui a gravé au cutter le nom de sa prof qui l’a humilié en classe (j’ai appris qu’il était devenu prof de gym et "barbu")...

c) votre orientation au lycée : ce qui me paraît ressortir de votre récit, c’est le décalage entre vos goûts, on va dire littéraires, et l’orientation S que vous allez choisir, encouragé par votre prof de physique (sur le mode peut-être du "y a pas de raisons que des "beurs" n’aillent pas eux aussi en 1ère S).. C’est ce qui semble devoir être le noeud des contradictions de votre parcours au lycée (redoublement de la TD, abandon lors de la 2e année de la TD, service militaire , échec en TS retour à vos premières amours avec réussite au bac L)... Bref, on voit bien à quel point votre mauvaise orientation en S vous a coûté...
questions : pourquoi à ce prix la S ? Pourquoi pas la ES ou la L ? Quelles aspirations professionnelles derrière tout cela à l’époque ? Et quel rôle des copains ou copines (On peut aller dans une section X ou Y parce que on est amoureux...) ? La fierté d’être en S, l’avez-vous ressentie ? On voit bien que le social (le poids de la norme d’excellence de la filière S) et l’individuel (votre histoire personnelle ) sont intriqués...

d) les années de rupture avec le lycée : le service militaire... Très important le service... Où l’avez-vous fait ? Qu’y avez-vous pris socialement ? etc. et puis l’année blanche après le service ? Avez-vous tâté du marché du travail ? etc.
Plein de trucs à dire, en vérité...

Je suis en réunion à partir de 14H , pars demain pour deux jours à Montbéliard (je fais un petit exposé public sur le livre) mais je peux vous lire ce soir, chez moi et vous relancerai...

Bonne écriture... et au plaisir de vous lire...

stephane

Younes répond le jour même (19 décembre) en trois messages :

Bonjour,

merci pour toutes ces pistes, en lisant je me suis dit que tout cela était intimement lié, que chaque chose renvoyait à une autre. Pour être plus clair j’évoquerai les problèmes point par point. C’est vrai que cette échange est très stimulant, grâce à cela j’arrive à mieux comprendre tout ce qui s’est passé et me motive d’autant plus à prévoir un avenir plus ambitieux (ne pas me contenter de cet emploi-jeune) voire même "engagé".

Je vous écris tout ça cet après-midi

merci Younes

deuxième message

1. Bon, je me lance

a) j’ai très tôt été attiré par la lecture car prés de chez moi il y avait une bibliothèque que j’ai beaucoup fréquentée jusqu’à 10-12 ans. En fait je n’avais pas de préférences particulières, j’étais très curieux tout simplement. Plus tard j’avais toujours ce goût pour les livres mais c’était impossible à vivre par rapport au quartier, il faut toujours avoir "une image" qui corresponde aux valeurs de la communauté du quartier. J’ai connu Pagnol en classe de 5ème notre prof de francais nous avait fait lire quelques chapitres de "la gloire de mon père". Là ça a été le choc, en fait je découvrais une enfance que je n’avais jamais connue, dans le livre il parlait de sorties en famille, partir à la chasse avec son père... Je crois maintenant que si j’ai lu ces livres c’est parce que ça parlait de choses que je voulais vivre

En tout cas y a plein de choses,...pour mon rapport à la culture c’est délicat, je crois (et ça c’est dur à dire ) que j’ai cultivé aussi ce goût pour la lecture (du moins au départ) par volonté de "distinction", pour ne pas être comme tout les autres.

La télé, je m’en foutais un peu, en fait j’accumulais des heures de visionnage bêtement sans but précis ; sans prétention aucune, je crois que je n’ai jamais été dupe par rapport au cinéma et à la télé, je regardais comme tout le monde nos "classiques" à nous (Van Damme, Bruce Willis,...)mais sans grande passion. Le problème, c’est que je n’avais pas d’idée très précise sur La culture. Pour être honnête, le premier livre que j’ai acheté pour moi ce devait être en 1ère c’était "les 7 piliers de la sagesse" de T.E Lawrence, le fameux Lawrence d’Arabie, à l’époque j’étais dans un "trip" retour sur l’arabité, je lisais Jeune Afrique, des trucs comme ça, mais j’en suis vite revenu !!

b) Durant mon parcours scolaire j’ai connu toute sorte de profs... du plus pourri au plus motivé. Je voudrais vous parler de cette prof communiste, elle était très connue dans le quartier (elle y habitait et y habite toujours), c’est elle qui m’a donné la passion de l’Histoire. C’est une prof qui était toujours là pour nous aider, elle parlait avec nous dans les couloirs, nous demandait comment ça se passait dans les autres matières,...si j’ai échappé au LEP je crois que c’est grâce à elle. Par contre y a des profs, je me demande ce qu’ils faisaient là, je me souviens d’un profs de math qui en 6ème m’a dit "de toute façon t’es nul comme ton frère"... sans commentaire.

c) Au lycée, je devais faire mes preuves et réussir coûte que coûte. Si je suis allé en S, c’est à cause de la prof de physique. Je ne comprends toujours pas ses motivations parce qu’on était 2 copains du quartier à être bien aimés, alors que les autres "beurs" (j’aime pas du tout cette expression, mais enfin...) elles les a descendus.

En fait, au lycée, on avait une stratégie très simple, c’était de faire "les pigeons" avec les profs, les avoir avec nous, quoi. Je crois que c’est ça qu’elle a aimé la prof mais au bout du compte on a voulu la tromper mais c’est nous qui nous sommes trompés !... Et c’est vrai que je me "la sentais" quand je suis allé en S devant les copains, les filles du quartier... Y a une fille qui me disait "comment tu fais pour bosser alors que t’es toujours dehors ?". En fait ma 1ère S s’est plutôt bien passée... Là aussi j’avais une stratégie : commencer doucement, assurer le 2ème trimestre et laisser couler au 3ème. Quand je dis "assurer" c’est quand même relatif parce que je finissais toujours mes devoirs dans le bus le matin...Mais, en terminale, j’ai payé tout ça au prix fort, il faudrait aussi que je vous parle des relations que j’avais avec ceux de ma classe( je le ferai plus tard).

d) les années de rupture avec le lycée je crois que ce sont les pires moments de ma vie parce que le lycée m’a beaucoup manqué. J’ai arrêté en avril 94 sur un coup de tête, mes parents étaient rentré au Maroc depuis 2 ans et demi, je vivais avec mes 2 grands frères dans l’appart’ de mes parents mais excusez moi l’expression "c’était la merde totale ! ", alors j’ai décroché de l’école et l’armée m’a appelé j’étais du contingent 94/06 (juin 94), on m’a envoyé à Cassis prés de Marseille, au début c’était pas mal, je me croyais encore au lycée je faisais délirer, j’"affolais", etc. Mais les militaires, c’est pas les profs. Sur toute la durée du service j’ai pris 55 jours d’arrêt.

J’ai appris beaucoup de choses à l’armée sur comment fonctionnait la société, sur la ségrégation,...parce que même au lycée si y avait des différences on se disait peut-être c’est parce que c’est pas fait pour nous l’école, c’est pas notre milieu. Mais le service militaire qui est justement censé éliminer les barrières de classe, c’etait pas normal que ca se passe comme ça. Un exemple tout les mecs de quartier et des DOM se retrouvaient affectés en maintenance ou mécanique. Moi comme j’avais un bon niveau scolaire ils m’ont mis à l’infirmerie, j’etais le seul beur du service, c’etait vraiment dur à gérer parce que tous mes amis étaient dans d’autres bâtiments. En tout cas c’est à l’armée que je suis vraiment parti de travers ; j’ai commencé à boire et fumer du shit ( je fumais un peu au quartier mais là ça a commencé à devenir trop), j’avais plus de centre d’intérêt,...

Au mois de septembre 94 j’en pouvais plu, j’ai déserté 1 mois et je suis retourné dans mon lycée pour qu’ils me reprennent mais, là, le proviseur avait changé , c’était une petite crapule qui voulait rien savoir (je suis sûr que l’ancienne proviseur m’aurait aidé) alors que, moi, j’etais prêt à tout pour reprendre l’école.
je suis retourné à l’armée où il m’est arrivé des aventures incroyables...je passe

Après l’armée, je me suis retrouvé en avril 95 sans rien (en écrivant je me rends compte que ça fait déjà 7 ans !! mais c’est comme si c’était hier) alors je reste dans le quartier et on se retrouve les mêmes la plupart de mes copains qui étaient en LEP sont au chômage, certains en bac pro, mais là encore c’est "la merde", on passe les journées à rien faire, sans but, on faisait que fumer et se défoncer à la bière, alors là pas de copines, pas de sorties, RIEN.. C’est la fin des illusions pendant l’été, je vais au Maroc et ça se passe très mal avec mes parents je rentre mi-août 95 et là je dis stop ! La rentrée approche, il faut que je fasse quelque chose ; j’ai la chance de rencontrer une assistante sociale qui avait suivi ma famille dans les années 80 et elle m’a aidé à fond ; elle m’ a trouvé un lycée et une place en internat au Puy.

Voilà, voilà j’attends vos remarques pour poursuivre

j’ai regardé dans le catalogue de la bibliothèque le livre de B.Lahire et le livre de H.Roth (il est en 3 tomes) je viens de prendre le 1er tome, merci beaucoup pour ces conseils de lecture
A plus tard

Younes

Je lui réponds brièvement en fin de la journée

OK.. Très bien...
stephane

20 décembre. Younès répond à Stéphane

Bonjour,

Avant de commencer, je voudrais m’excuser d’avoir été trop "général", c’est vrai que c’est dans les anecdotes en fait que l’on comprend le mieux, les petits détails veulent souvent dire beaucoup, je vais essayer de me corriger.

a) La famille :

Comme je vous l’ai expliqué, dans ma famille c’est très compliqué et y a plein de choses qui ont détérioré l’ambiance, ce que je vais vous dire ce sont des choses que j’ai dis à très peu de personnes, mais je pense que c’est important de dire tout ça, l’un des grands problèmes à mon sens chez les familles maghrébines, c’est de ne pouvoir jamais parler en profondeur des problèmes quotidiens à cause des tabous ou je ne sais quoi,...

Pour être plus précis je parlerai essentiellement de mon passage 3ème/2nde et de mes "années lycée" ( si elles ont existé, au sens "bourgeois" du terme).

Mon redoublement de 3ème a été mal vécu par ma mère, elle croyait que j’allais finir comme mes autres frères, alors moi cette année j’ai assuré parce que je voyais mon père qui n’en pouvait plus, il vieillissait de jour en jour et décrochait complètement (à part son jardin...), ma mère devenait de plus en plus hystérique. Alors cette situation m’a donné la rage de réussir en quelque sorte. A cette époque, y a eu un événement qui, je crois, a eu des répercussions sur tout l’avenir de ma famille : j’ai ma sœur qui est née en 71 qui est tombée enceinte du mec avec qui elle sortait, alors là c’était le scandale absolu, ce fut des moments horribles. Moi, j’ai réagi en m’isolant de toute la famille. Je rentrais de l’école, je sortais dehors, ma chambre. STOP... La famille s’est vraiment éclatée. Mon grand frère, l’aîné, qui est de 66, n’était pas présent, il partait toujours à Nice avec des gars du quartier pendant 6 mois, revenait quelques jours et repartait, mon autre frère, de 67, était au chômage et passait son temps à se défoncer au shit, ma sœur de 69, elle soutenait mon autre sœur,... je vous ai dit c’était le bordel total. Aujourd’hui encore je me demande comment on a fait pour s’en sortir. Je me rappelle d’un soir ou je suis rentré vers 20h (y avait plus d’ambiance comme avant où on mangeait tous ensemble,...) et je vois dans la salle à manger mon père dans le noir tout seul qui pleurait. C’était la première fois que je le voyais pleurer et ça m’a mis les nerfs à fond... Vous savez quand vous voyez un "vieux" qui pleure, ça met les boules et si c’est votre père, c’est encore pire. Là je me suis dit, il faut que je réussisse, rien que pour mes parents. Tout ça, c’était pendant l’hiver 89/90 et je me dis que si tout le monde aurait parlé de tout ça tout se serait mieux passé ,encore aujourd’hui ils font comme si il n’y avait rien eu.

Mes parents alors ont pris la décision de rentrer définitivement au Maroc, c’était l’été 90, mon grand frère (l’aîné) était revenu à la maison. Au départ leur but c’était de rentrer 6 mois et de venir en France 2 mois. J’ai fait ma rentrée de seconde sans mes parents à la maison, c’était ma sœur aînée qui s’occupait de la maison et mon frère aîné avait trouvé un boulot. Mon petit frère était rentré avec mes parents ( il le paie aujourd’hui). A la maison on avait pas de bureau pour travailler, pendant tout le collège je faisais mes devoirs sur la table de la cuisine ou de la salle à manger, ce que j’ai fait alors c’est que l’été j’ai bossé au marché tout les dimanches, ca m’a fait, je me souviens très bien, 550 francs pour 2 mois, mon père était très fier et m’a amené pour acheter un bureau.

Désolé mais j’arrête là sur le point de la famille, je reprendrai plus tard et en plus c’est des choses très dures, mais j’en ressors un truc, si j’ai assuré à l’école c’est à cause de tout ces problèmes.

b) Le quartier :

Sur ce point je me contenterais de parler de l’époque où j’étais au lycée. Je pense que si je n’avais pas habiter ce quartier, ma scolarité se serait super bien passée. D’ailleurs depuis 1 an ou 2 je n’y mets presque plus les pieds tellement ce quartier me dégoûte ( alors que j’ai souvent de la nostalgie, c’est très ambigu comme position). En tout cas j’ai jamais traîné avec des "délinquants", je les connaissais tous mais nous on était une bande de 5 garçons tranquille (par rapport aux autres) on est jamais tombé dans le délire vol de voiture par exemple. Nous ce qu’on voulait c’était être bien, j’étais le seul au lycée dans notre groupe et c’était une position délicate, il fallait toujours que je mette de la distance, c’est à dire que je prenne en dérision si on peut dire l’école. Par exemple quand j’étais en 1ére S c’était dur de trouver des moments à moi pour travailler, le samedi après-midi je partais super tôt à la bibliothèque (vers 13h) pour "échapper" aux autres. Même si mes copains étaient en LEP c’était des types bien qui s’intéressaient à plein de choses mais je crois qu’ils ont pas eu de chance... Y en a 1 qu’ils ont mis en LEP après la 3ème alors qu’il n’avait même pas d’année de retard ! En gros, on était un bon groupe, le seul problème et je me rends compte que c’est celui qui a fait le plus de dégâts c’est qu’on n’avait pas de copines. C’est pas qu’on aimait pas les filles mais on savait pas s’y prendre, quand on allait en ville on draguait un peu, mais en groupe, resultat : les filles ne veulent pas de mecs comme ça. Pour vous dire, j’en ai un peu honte mais c’est pas grave, ma première copine c’était à l’age de 22 ans !... Et ça a pas duré longtemps parce que j’assurais pas du tout. Aujourd’hui encore y a des mecs de 27-28 ans qui n’ont jamais eu de copines, c’est véridique !... Imaginez toutes les conséquences que ça peut avoir dans la tête des mecs...

Pendant mon service j’ai commencé à traîner avec d’autres types (plus "marginaux") là c’était le pire c’était la défonce 24/24, c’était des mecs qui allaient jamais en ville,...
C’était le noir total je me rappelle du réveillon du 31 décembre 1994 (c’était horrible) on est resté toute la nuit dans le garage à se défoncer la tête au shit et avec du champagne qu’un gamin avait volé pour nous au Casino du coin. A cette époque j’étais vraiment très mal et je me posais plein de questions (j’avais 20 ans et pas d’espoir), j’ai jamais été tenté par la délinquance (peut être par lâcheté, je sais pas...) mais j’avais un pote qui faisait souvent des allers-retours en prison pour des petites conneries, je me rappelle c’était au printemps 95 on était dans la cour de l’école primaire ( c’était un samedi) avec des joints et des canettes de Kro, il commence à me raconter des trucs incroyables et là je vois qu’il est sincère comme jamais auparavant(du moins quand on est avec les mecs) il commence à me dire qu’il en a marre de la vie ( il avait seulement 22 ans), que ses parents s’en foutent de lui, que la France, c’est un pays de merde,...tout ce genre de trucs quoi ! il m’a même dit qu’il préférait la prison parce que là-bas il était isolé de tout, et le mec commence à pleurer, je vous dis pas le choc que ça m’a fait !... Tout ça pour vous dire que les gens doivent comprendre que, nous aussi, on souffre, que c’est pas facile, c’est pas parce que quelqu’un porte des marques que, dans sa tête, c’est pas la guerre....

En tout cas, moi cette vie commençait à m’énerver... L’école me manquait à fond et j’ai décidé de m’isoler... L’été arrive et je pars au Maroc comme je vous ai expliqué à la rentrée je me retrouve à l’internat, je croyais en avoir fini avec toute ces histoires de quartier, mais c’est le genre de trucs qui vous suis partout....

Je m’arrête parce qu’il faut que j’aille bosser, je continue cet après-midi

Merci

Younes

Deuxième message de Younes le même jour

Je crois que je pourrais pas vous écrire cet après midi parce que j’aurai du travail

Je voulais juste vous préciser que même si je suis passé par des années très sombres maintenant ça va beaucoup mieux, j’ai repris goût à la culture, je me suis marié en 99 (même si j’ai un rapport au mariage assez "bizarre", là aussi y aurait plein de trucs à dire ) et j’ai un petit garçon de 2 ans. En fait je suis passé par plein d’étapes qui ont fait ce que je suis maintenant.

Encore merci pour votre aide.
A bientôt Younes

Conclusion

Il nous semble donc qu’un des intérêts de cette correspondance par mail tient non seulement aux "informations objectives", détaillées et pertinentes, qu’elle livre mais aussi au fait qu’elle parvient à faire entrer de plain-pied dans l’intimité sociale d’une personne singulière et, à travers elle, plus généralement, dans celle d’un certain nombre de "jeunes de cité". Elle éclaire ainsi comment la poursuite d’études des garçons de milieu populaire peut être perturbée par une série d’impondérables de la vie sociale, à quel point le rôle des enseignants est crucial et le groupe des copains du quartier décisif dans la trajectoire scolaire d’un individu singulier.

Alors que, dans mon enquête de terrain, la plupart des jeunes rencontrés se montraient fort rétifs à l’introspection et manifestaient sur un tas de sujets - notamment les plus sensibles comme la famille, les copines, les problèmes d’argent, etc. - une très grande pudeur sociale, Younes n’hésite pas à "se dévoiler". Certes, c’est par la vertu de l’écriture et de la communication à distance mais c’est surtout grâce au recul qu’il est progressivement parvenu à prendre sur sa propre histoire. C’est parce qu’il est poussé par une nécessité proprement existentielle de "témoigner" que Younes parvient à se faire le sociologue de sa propre vie, explorant dans le détail, avec un sens très juste du récit, les contradictions sociales qui le "travaillent". Contradictions qui sont celles de la plupart des garçons qui ont les mêmes propriétés sociales que lui : enfant de l’immigration marocaine, fil d’ouvrier non qualifié, né en France en 1974, ayant grandi dans une cité HLM, refusant viscéralement toute perspective de devenir ouvrier, choisissant la voie des études longues, politisé par la guerre du Golfe, suivant une scolarité chaotique au lycée, obtenant le bac littéraire en candidat libre à l’âge de 23 ans, ayant échoué en premier cycle universitaire (en 2e année de DEUG d’histoire).

P.-S.

Ce texte est paru dans Ville-Ecole-Intégration Enjeux , n° 132, mars 2003. Nous le reproduisons avec l’accord des auteurs.