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À l’écoute des souvenirs

À la (re)découverte du jeune Freud

par Anaïs Cretin, Clément Bastien
2 mai 2021

Les Éditions Dans nos histoires proposent une traduction inédite – et originale [1] – de « L’étiologie de l’hystérie », écrit par Sigmund Freud en 1896. Reconnaîtra-t-on ce Freud-là, qui ne nous parle ni d’Œdipe ni de sexualité infantile mais d’agressions et de traumatismes, qui n’interroge pas des fantasmes mais écoute des souvenirs ? De ce livre passionnant, voici la présentation, par les traducteurs.

On aura peut-être du mal à reconnaître ce Freud-là, qui ne nous parle ni d’Œdipe ni de sexualité infantile mais d’agressions et de traumatismes, qui ne nous parle pas de fantasmes mais de souvenirs. Le texte qui suit, issu d’une conférence sur ce qu’on appelle alors « l’hystérie », est antérieur de quelques années aux notions qui feront sa renommée. Il donne à entendre un autre Freud, bientôt délaissé pour le vacarme du fantasme œdipien.

Devant une assemblée de médecins médusés, Freud renonce à la sécurité de l’exposé académique pour mieux déployer sa puissance de conviction. Touche par touche, il prépare son auditoire, ménage ses effets, anticipe et désamorce les objections, comme le détective d’un roman policier qui, parvenu au terme de son enquête, a réuni l’ensemble des suspects et s’apprête à dévoiler l’identité de l’assassin. Car plus encore que le patient, l’auditeur (ou le lecteur) est le personnage principal du drame orchestré par Freud : c’est lui qui s’agite dans les méandres de l’argumentation, et que Freud mène de déconvenues en découvertes (et par le bout du nez) jusqu’à sa conclusion implacable.

D’ailleurs, comme dans les romans policiers, le coupable était sous nos yeux depuis le début, mais il était au-dessus de tout soupçon. On cherchait la source de l’hystérie dans la fabulation ou dans l’hérédité, elle provient en réalité, assène Freud, d’une effraction brutale dans le monde de l’enfance, d’une « expérience sexuelle prématurée », souvent à caractère incestueux, dont la mémoire reste agissante bien des années après, produisant les symptômes spectaculaires qui fascinent tant son époque. Aussi minutieusement établie soit-elle, la thèse est inaudible et sera très mal reçue.

On reconnaîtra sans peine dans les propos de Freud l’assurance du bourgeois, teintée de mépris pour les classes populaires, et plus encore le pouvoir objectivant du médecin, à la recherche d’une méthode « moins dépendante de ce que nous dit le malade ». Mais quoi qu’il en dise, Freud a écouté ses patients, et les a entendus : contre la suspicion de mensonge, d’invention ou de complaisance qui pèse toujours sur la parole hystérique, il soutient ses mots, relaie la mémoire qu’elle porte, et témoigne avec détermination de sa vérité.

Plus, en montrant que « la réaction des hystériques n’est exagérée qu’en apparence », qu’elle n’est si vive que parce qu’elle renvoie au traumatisme qu’elle continue d’exprimer, Freud peut réinscrire le comportement hystérique dans une normalité psychique. L’hystérique n’est plus le phénomène étrange qu’on exhibe pour la curiosité médicale, comme dans les présentations publiques de Charcot, ni même d’abord une personne malade, mais un être qui a été violenté, et que cette violence a constitué durablement. On ne saurait mieux dire sa dignité.

Toutes ces propositions dessinent avec Freud une psychanalyse en prise directe avec la violence du monde social – si proche de nos histoires.

P.-S.

Sigmund Freud, À l’écoute des souvenirs, vient de paraître aux Éditions Dans nos histoires. Collection King Kong. 64 pages. 7 euros.

Notes

[1Note sur la traduction, par Clément Bastien et Anaïs Cretin : Ayant découvert et aimé le texte via sa traduction « de référence », aux PUF, qui veut être « totalement fidèle à la langue freudienne », nous souhaitions d’abord en donner une version plus conciliante avec la langue d’accueil, et par là plus accessible pour des lecteurs non spécialistes. De cette intention première, proche de la vulgarisation, subsiste d’ailleurs dans la version finale un certain nombre de traces, comme le choix de rendre les termes les plus techniques (à commencer par celui d’« étiologie ») par des périphrases ou de privilégier l’intelligibilité immédiate du propos aux termes consacrés par la tradition psychanalytique française.

Mais ouvrir ainsi les phrases de Freud nous a rapidement conduits à redécouvrir leur fièvre argumentative, dont les partis pris de littéralité comme d’accessibilité ne peuvent donner qu’un écho très affaibli. Dès lors, nous nous sommes attachés à restituer au texte ses intonations, travaillant au plus près d’une oralité – disons, d’un texte parlé, adressé – que nous avons cru pouvoir asseoir sur le registre si particulier du propos, à la fois conférence et enquête, récit policier plutôt qu’exposé académique, où l’auditoire, constamment pris à partie, joue en fait le premier rôle.

Ces décisions ont achevé de déplacer le centre de gravité de la traduction vers la langue d’accueil, de façon à :

- privilégier l’efficacité des phrases, ce qui nous a conduit à gommer autant que possible les désignations redondantes, à retenir souvent des mots moins précis mais plus fluides, à systématiser l’usage du « on » quand le texte alterne avec le « nous », à favoriser les tournures idiomatiques, etc. ;

- s’autoriser une certaine modernité dans la syntaxe, en particulier pour les articulations logiques et les multiples apostrophes de Freud à son auditoire ;

- s’appuyer sur le contexte argumentatif et lexical ou sur l’intonation pour proposer des ellipses, des atténuations ou des accentuations signifiantes.

En un sens, si la traduction « de référence » frôle la translitération, la nôtre est sourdement tentée par l’adaptation, car elle veut reproduire pour le lecteur d’ici et d’aujourd’hui le moment de cette conférence « malgré les décennies qui nous en séparent », en rendre possible une expérience au présent. C’est pourquoi d’ailleurs le texte est proposé dans sa version originale, sans la note de 1924 abondamment commentée où Freud justifie sa transition postérieure du souvenir au fantasme. C’est pourquoi aussi l’appareil de notes est réduit aux seuls éléments qui risquaient de « faire sortir » du texte (références pointues, sibyllines ou datées, termes équivoques, etc.), pour y retourner au plus vite. C’est pourquoi, enfin, ces considérations sur les choix de traduction ont été renvoyées hors du livre, contrairement à l’usage qui prévaut généralement en la matière.