Le début des années 60 est pour Charles Aznavour le moment de la consécration. Dans la foulée du succès grandissant des « Deux guitares », de « Je m’voyais déjà » et « Il faut savoir », et d’un nouveau contrat chez Barclay (qui met à sa disposition le nec plus ultra des techniques d’enregistrement et un grand orchestre haut de gamme de quarante musiciens, dirigé par le surdoué Paul Mauriat), l’auteur reconnu accède au statut de « vedette » et bientôt de « star de la chanson ». Au même moment il crève l’écran chez Truffaut, en imposant une présence inquiète et intense, nerveuse, moderne, qui file un grand coup de vieillot à tous nos jeunes premiers, Belmondo et Delon compris, et fait de lui à la fois notre Keaton et notre Chaplin, notre Cagney et notre Bogart, notre Fonda et notre Clift, notre Newman, notre Cassavetes. La vraie classe américaine, et la vraie Nouvelle Vague, c’est lui. Bref : l’enragé, à l’aube de ses quarante ans, tient sa revanche, et il va en profiter. Car c’est là, pour nous, l’essentiel : de ces grands moyens notre homme va faire une grande oeuvre. Nous entrons, artistiquement, dans un nouvel âge d’or.
1. « Les deux pigeons » (Album Qui ?, 1963)
Inspirée d’une fable de La Fontaine, dont est repris le premier vers : « Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre », puis le début d’un autre : « Amants, heureux amants », cette chanson est écrite par un cinéaste : René Clair, pour la bande-son d’un court-métrage interprété par notre Charles. Ce dernier signe la musique, qui est le grand, très grand pôle d’intérêt de l’œuvre. Une fois encore, voici une mélodie évidente, douce et plaintive, qui pourrait se passer de l’histoire – touchante et belle – qui l’accompagne, de la voix – poignante – qui la chante et des nappes – somptueuses – de cordes, de harpe et de contrebasse qui lui donnent ici tout son relief, et venir se déposer dans le Great Songbook de nos meilleurs pianistes, saxophonistes et trompettistes de jazz. De la musique une fois encore, rien de plus, mais rien de moins – et de la très grande.
2. « Bon anniversaire » (Album Qui ?, 1963)
La nuance, l’ambivalence, le malaise, le mélange des genres et l’harmonie des contraires figurent parmi les spécialités du parolier Charles Aznavour. Parmi les premiers dans la grande chanson française, notre auteur aura exploré avec un appétit vorace les états-limites, les inconséquences et les intermittences du coeur, du stoïcisme paradoxal de « Il faut savoir » à l’amour-haine de « Tu t’laisses aller », en passant par la « jalousie par anticipation » de « Qui ? » ou la possessivité paternelle surmontée dans « À ma fille ». « Bon anniversaire » est peut-être, en la matière, le chef d’oeuvre parmi les chefs d’oeuvres : prose et poésie, lyrisme et trivialité, pointes acerbes et tendresse infinie, gravité du fond musical et comique irrésistible des situations évoquées s’harmonisent à la perfection dans cette poignante histoire d’anniversaire de mariage avec pièce d’Anouilh ou bien de Sartre, cheveux rebelles à la coiffure, fichu caractère, robe livrée trop tard et, plus avant dans la soirée, fermeture-éclair bloquée… La suite et la fin, on la laisse découvrir – ou redécouvrir, car la chanson fait partie des très connues.
L’écriture aznavourienne, narrative, visuelle, cinématographique, privilégiant l’action et le détail signifiant plutôt que l’introspection psychologique, est ici à son apogée, jusqu’à ce refrain bouleversant de laconisme et d’intensité qui vient ponctuer le flot panique de paroles du chanteur-narrateur :
« Bon anniversaire, bon anniversaire ».
Tout est dans la manière de dire – ou plutôt de soupirer, de pleurer – ces deux mots avec, dans le même souffle, ferveur, ironie, tristesse, et ferveur encore. Le sourire triste qu’ensemble paroles, musique, voix et violons parviennent à inscrire sur nos visages fait partie de ces états inoubliables et chargés de philosophie autant que d’affect, qui re-configurent, comme au fond toute l’oeuvre aznavourienne, l’espace conceptuel, « perceptuel » et « affectuel » de la grandeur, de la perfection, de la joie et de leurs contraires. Rien de moins, à partir pourtant d’une toute petite question : qu’est-ce qu’une soirée d’anniversaire réussie ? Plus profondément que le déjà puissant « Je m’voyais déjà », « Bon anniversaire » est un hymne aux losers. Et à l’amour, le vrai.
Délicatement accordés, cloches, cordes et cuivres – et ce lancinant, lugubre, menaçant, poignant gimmick de quatre notes ! – font de la musique un des sommets de l’oeuvre de Paul Mauriat. Même si de son côté, une fois encore, la composition d’Aznavour se suffit à elle-même et ne souffre que d’un manque : celui de nouvelles interprétations.
3. « La Mamma » (Album 8 titres La Mamma, 1963)
Dès les premiers accords et arpèges de guitare, merveilleux, inoubliables, qui ouvrent la chanson, on le pressent : « La Mamma » est un chef d’oeuvre. Une symphonie de poche de deux-cent vingt-six secondes, ou l’adagio de bravoure d’un Opéra imaginaire, orchestré avec génie par Paul Mauriat autour d’une guitare donc, d’une contrebasse, d’une seconde guitare et d’un fond délicat d’orgue et de cordes célestes, avant le final encuivré.
Signées Robert Gall (le père de France), les paroles ressemblent à celles d’Aznavour auteur, « imagier » comme il aime à se décrire, avec ce sens du détail visuel et ce génie des entrées en matières immédiates :
« Ils sont venus, ils sont tous là, dès qu’ils ont entendu ce cri : elle va mourir, la Mamma ».
Tout le reste est connu, reconnu et rebattu, mais ne perd pas une once de sa magie au fil des écoutes : le lit de la mère mourante, les oreillers qu’on relève, les enfants qui jouent en silence, les foulards et chapeaux des derniers visiteurs, les chansons tristes des veillées, la statue de Sainte Marie pleine de grâce qui veille, pas loin sur la place, et bien sûr Giorgio, le fils maudit, avec des présents plein les bras, et cet oncle guitariste qui arrive au beau milieu de l’énumération alors qu’on le connait depuis toujours – depuis les premières notes de la chanson, plus précisément.
Sur cette merveille d’écriture, Aznavour rajoute, touche personnelle bouleversante, les « Ave Maria » du refrain, puis il compose l’une de ses plus belles musiques, puis enfin livre une de ses plus extraordinaires prestations vocales, plaintive et solaire, levantine, qui s’adresse aux tripes de toutes les diasporas [1], de toutes les familles, de tous les fils et toutes les filles, et font de « La Mamma » la plus belle et consolante de toutes les oraisons funèbres.
4. « Tu veux » (Album 8 titres La Mamma, 1963)
« Tu veux parce qu’en toi tu sens gronder des choses, qui font parler ton corps et troublent ta pensée, tu veux », « Tu veux lorsque tu vois cette métamorphose assouvir le désir qui te tient éveillée, tu veux », « Tu veux dire tout haut les phrases qu’on murmure, entendre chuchoter les mots qu’on ne dit pas, tu veux », « Tu veux donner ton temps au bonheur corps et âme, pour tuer tes angoisses et ta curiosité, tu veux »… De très classiques et philosophiques alexandrins ponctués par la répétition des deux syllabes fatidiques : « Tu veux », qui introduisent de la syncope et du rock’n’roll dans un flot de poésie romantique « à la française » : tout Aznavour est là, celui des années 63-64 en tout cas, qui a pris en pleine face la déferlante yéyé, twist, rock’n’roll, âge tendre et tête de bois, et l’a aussitôt négociée, avec une célérité et une virtuosité uniques dans sa génération – là encore, Serge Gainsbourg fait figure pâle de retardataire et de copieur, car c’est avec des mois voire des années de retard sur notre Charles que Monsieur Javanaise fabriquera ses jolies ritournelles pour France Gall, Petula Clark et Françoise Hardy.
Et c’est en revanche aux toutes premières secousses de la tornade yéyé, dès l’automne 1961, qu’Aznavour a rejoint le mouvement, en devenant le parrain du tout jeune Johnny – qui, en retour, l’appellera assez finement son « poisson-pilote » – et en écrivant pour lui « Retiens la nuit », le « Love me tender » de notre Elvis national (qui le sortira par le haut – et par le slow – de l’alternative stérile entre purisme rock’n’roll et déviation twist). Deux ans plus tard, c’est la collègue et « copine » – et bientôt conjointe – de Johnny : Sylvie Vartan, la Déesse de l’époque, notre rockeuse nationale numéro un (en ces temps yéyé mais pour longtemps encore), qui a droit à l’attention de notre lyricist, en tandem toujours avec Georges Garvarentz, l’alter ego arménien qui vient d’entrer dans la famille professionnelle d’Aznavour (en lui composant « Prends garde à toi » et « La marche des anges », prélude à trois décennies de collaboration étroite), et s’apprête à rejoindre sa famille tout court, en épousant Aïda, la grande sœur. Le fruit de cette collaboration se nomme « La plus belle pour aller danser », il dure deux minutes trente, et tout – musique, paroles, chant, orchestration – y est parfaitement ouvragé, « cousu point par point » comme la robe de soirée de la Sylvie, beau comme les Drifters ou les Shirelles.
L’important, pour ce qui concerne l’œuvre propre du chanteur Aznavour, est toutefois ailleurs. L’important est que, dans son propre répertoire, sans la moindre distance ni le moindre clin d’œil narquois (contrairement à Serge Gainsbourg, là encore), les vannes sont grandes ouvertes à la vitalité et au vitalisme de cette « nouvelle tendance musicale ». J’ai parlé, à propos de « Il faut savoir », de « Brill Building à la française ». Cela vaut pour tout ce qui suit pendant au moins trois ans : tout le mini-album « La Mamma », hormis la chanson-titre, est de la même eau de jouvence, et c’est déjà le cas, un an plus tôt, de « Alléluia » et « Les comédiens », puis de « Ô toi la vie » et « Au clair de mon âme », et enfin du problématique « Donne tes seize ans » – sur une musique imparable de Garvarentz, un texte plus discutable d’Aznavour, nous allons y revenir bientôt, et même tout de suite.
Car le lascar ne s’en cache pas : il n’y a pas que la musique qui l’intéresse dans cette « Nouvelle Vague ». Après deux mariages et deux divorces, après deux décennies ou presque de vaches maigres et de mauvaise presse, c’est en nature et pas seulement en espèces qu’Aznavour prend sa revanche. De villas de luxe en bagnoles décapotables et boites à la mode sur la French Riviera, l’ancien « Quasimodo » de la rubrique « Culture » squatte la chronique mondaine dans le rôle du french lover levantin, sans s’embarrasser de formes, d’âge légal et d’égalité des sexes. Fidèle en cela, hélas, à une longue et tenace tradition française (citons par exemple, à peu près au même moment, la répugnante « Eau à la bouche » de Gainsbourg), le presque quadra produira durant ces années de bamboche quelques textes « embarrassants » par leur machisme et leur goût pour la « chair fraiche », le pire étant précisément, sur une musique pourtant parfaite de Georges Garvarentz, le pressant et oppressant « Donne tes seize ans » (pour ne rien dire du nauséeux « Trousse Chemise », écrit par Jacques Mareuil, qu’on peut difficilement entendre autrement que comme une romantisation du viol, et qu’on peut sans regret, à mon sens, canceler de nos playlists).
Tout cela n’en rend que plus précieuse la singularité de « Tu veux ». Renouant avec l’« Art d’aimer » de ses débuts (le merveilleux « Je voudrais »), les paroles de cette chanson opèrent un décentrement bienvenu du sujet masculin : celui-ci lâche son rôle attitré de « tombeur » s’adressant à un « tu » féminin qui se doit d’être passif et placide (ou à la rigueur craintif, mais en aucun cas désirant et entreprenant), pour le « conquérir », le « prendre » comme on prend une forteresse, bref lui extorquer plus ou moins en douceur un simple « consentement » (sur le modèle de « Viens, donne tes seize ans », donc, mais aussi bien de milliers d’autres rengaines masculines). Le « je » est au contraire écarté, purement et simplement, du corps de la chanson, il n’arrive qu’aux toutes dernières secondes et sous une modalité très particulière, après un long détour par le « tu ».
Tel est bien, à l’évidence, le centre de gravité de cette « chanson érotique » : non pas un « toi » objet de convoitise et destinataire du discours de séduction, mais un « tu » au sens le plus strict et le plus fort du mot, c’est-à-dire un sujet féminin pensant, agissant, désirant, auquel le « je effacé » du chanteur se montre non seulement attentif, mais plus que cela : sensible :
« Tu veux à pleines dents, à pleine rage mordre, dans ce fruit mystérieux que l’on veut défendu, tu veux »
« Tu veux des doigts nerveux accrochés à tes hanches, inquiets de te donner le meilleur de l’amour, tu veux »
« Tu veux des jours fiévreux prolongeant tes nuits blanches, lorsque la force manque et que le souffle est court, tu veux »
« Tu veux être une femme, avoir des joies de femme, pour jouir de ta jeunesse et te réaliser, tu veux ».
C’est du même coup toute la relation qui se trouve transformée : dès lors qu’existe un « tu » féminin, et que son désir propre, spontané, autonome, est non seulement licite mais aussi désirable plutôt que « vulgaire » ou « tue-l’amour », dès lors qu’à l’impératif autoritaire ou enjôleur (« Viens », « Donne », ce genre de choses) se substitue le pur et simple présent de l’indicatif, celui de la description scrupuleuse, presque méticuleuse, attentive en tout cas, et même attentionnée, dès lors, pour être plus clair encore, qu’à « je te veux » se substitue « tu veux », ces deux mots simplissimes qui donnent leur titre à la chanson, ces mots répétés ad libitum, en ouverture et en clôture de chaque couplet, ces mots chantés sur tous les tons, dans toutes les octaves, en une montée orgasmique qui nous mène du grondement le plus grave au cri le plus aigu, presque falsetto, ces mots qui sont bel et bien, au propre comme au figuré, le premier et le dernier mot de toute cette histoire, dès lors en somme qu’à l’ambivalente problématique du consentement (qui peut s’extorquer) se substitue celle du désir féminin (qui s’affirme et auquel on répond), un nouvel espace, plus safe, plus soft et plus sweet, s’ouvre pour que se manifeste la subjectivité masculine. Un « Je » aznavourien, enfin, qui n’est plus le « je » hégémonique, tout-puissant, inconditionné, des traditions patriarcales (« je veux donc tu dois »), mais un je « sous condition », sur lequel s’achève, entre axiome mathématique et formule magique, ce prodige de 2 minutes 11 :
« Tu veux, tu veux, et si tu veux, je veux ».
Cette petite révolution se fait en musique, bien évidemment – une musique splendide signée Aznavour, orchestrée par un Mauriat chaud bouillant. Majestueuse, grave, solennelle, mélodramatique par moments, loin, si loin, de toute gaudriole, cette musique diffuse un érotisme solaire (ces cordes suraigües !), tragique, quasi-mystique, et signifie, plus encore que les ferventes paroles du même Aznavour, le sérieux que notre homme accorde à « la chose ».
5. « Si tu m’emportes » (Album 8 titres La Mamma, 1963)
Autre merveille pop de deux minutes et des poussières, aussi riche mélodiquement, rythmiquement, orchestralement, philosophiquement, que légère et entraînante. Je ne sais toujours pas qui, en France, dans cet âge d’or du genre qu’ont été les sixties, a un jour fait mieux. Adaptant un mot d’ordre nietzschéen à l’air du temps desdites sixties commençantes, Aznavour « méditerranéise le twist » ! Couplets ludiques et frénétiques, avec enluminures d’orgues tourbillonnants, fanfare festive et violons à la rose d’Ispahan, rythmique aussi aérienne que frénétique, refrain ultra-lyrique, orientalisant, avec mélopées de flute : si l’on donne des surprise-parties dans le Jardin d’Eden, voici leur bande-son !
Une fois encore le « chasseur » hyper-actif cède la place à un amant plus patient et passionné, qui goûte les joies de la passivité. C’est l’une des particularités et l’un des charmes de cette chanson : plutôt qu’une invitation au voyage, nous avons affaire pour ainsi dire à une « invitation à l’invitation au voyage ». Plutôt que « Viens avec moi », quelque chose comme : « Emporte-moi ». Ou, mieux, un plus contractuel, plus égalitaire et plus séduisant : « si tu m’emportes, voici ce que j’en penserais ». La chanson rejoue en somme à l’identique, sous une forme simplement moins crue, en des termes plus métaphoriques, et sur un air plus batifolant, le « si tu veux, je veux » de la chanson précédente :
« Si tu m’emportes dans le torrent de joies, de la jeunesse qui s’éveille et parle en toi, je pourrai sans mesure me baigner dans l’eau pure et blanche de ton corps »
« Si tu m’emportes dans ton printemps nouveau, j’y cueillerai la fleur sauvage de ta peau, avant que de m’étendre, au jardin des mots tendres et forts comme la mort »
Plus subtil qu’il n’y parait, le texte construit une malicieuse dialectique du dedans et du dehors, de l’ouvert et du fermé : revisitant jusqu’à l’épuisement le motif classique de la « Carte du Tendre », il nous entraîne dans une géographie amoureuse toute en extérieurs et en grands espaces – du « torrent de la jeunesse » au « jardin des mots tendres », du « bateau léger des espoirs et des rêves insensés », faisant escale sur les « rives du bonheur », au « désert brûlant » dans lequel doit se bâtir rien de moins qu’un « monde » – mais pour finalement nous convier dans l’exiguité d’une chambre close et la contiguïté des corps amoureux, qui nous est in fine désignée comme la véritable « ouverture » sur le grand Dehors :
« Mais que tu m’emportes vers le printemps ou la mer, dans le torrent de tes idées ou le désert, qu’importe où tu m’emportes, mais verrouille la porte, et viens, viens contre moi, emporte-moi ! »
Les grands voyages sont immobiles et l’amour est une fête : ce texte astucieux et – plus encore ! – cette musique enchanteresse viennent, en cent quarante secondes de magie noire et bleu Azur, nous le rappeler.
6. « Je t’attends » (Album 8 titres La Mamma, 1963)
La plus arménienne des musiques de ce magnifique mini-album qu’est La Mamma, étrangement, est une composition de Gilbert Bécaud, et son orchestration est brésilienne ! Sur un tempo endiablé s’invitent tour à tour des marimbas, des maracas, des violons, un clavecin et pour finir, au refrain, une flûte proprement féérique. Cet Eden musical – à nouveau – vient en contrepoint d’un chant inquiet, plaintif, douloureux, qui au refrain se fait flottant, planant, presque neurasthénique, et l’ensemble forme paradoxalement une totalité harmonieuse, qui exprime à merveille cet état tellement étrange qu’est le ravissement amoureux.
Mais tout n’est pas si simple. Quoi que puisse laisser penser le titre, et le chant d’Aznavour, et les premiers mots : « Sans toi ma vie s’arrête, et je t’attends », on comprend dès le premier refrain que la complainte amoureuse ne vise pas ici un amour naissant mais un amour « encore à naître », qui n’existe que comme idée. Ce n’est pas un être aimé qui est ici célébré, même si tout dans la matière musicale semble le signifier, mais l’être de l’amour lui-même, son essence, et les états qui lui sont associés :
« Je t’attends, viens ne tarde pas, d’où que tu viennes, qui que tu sois, viens, le temps est court, je t’attends, mon rêve inconnu, quel est ton nom, quel est ton but, le mien c’est l’amour ».
« J’attends l’air que je respire et le printemps, j’attends mes éclats de rire et mes vingt ans, mes mers calmes et mes tempêtes en même temps, car sans toi ma vie s’arrête et je t’attends »
Les « vingt ans » eux-même, si souvent évoqués avec nostalgie, au passé, dans le corpus aznavourien, sont donc réinvestis tout autrement ici, sur un mode paradoxal, comme une puissance non-encore actualisée, à faire advenir. Le grand désir, comme la grande musique, met le temps hors de ses gonds.
7. « Et pourtant » (Album 8 titres La Mamma, 1963)
Du « Brill Building Sound », à nouveau ! Et comme chez les Drifters, la perfection apollinienne de l’écrin de violon, de guitare électrique et de chœurs doo wop (« Sha la la », carrément) joue comme « fond sonore » idéal pour faire ressortir dans toute sa bouleversante violence la puissance dionysiaque d’une voix d’outre-Occident, d’outre-Pop, d’outre-tombe, douloureuse et extatique dans le même instant, qui nous explose à la gueule au refrain, selon un schéma aznavourien classique – des couplets très « littéraires », un refrain plus « primaire », voire « primal », qui finit hurlé ou pleuré plutôt que chanté :
« Et pourtant, pourtant, je n’aime que toi ! »
Les couplets, on l’a dit, sont en revanche d’une complexité et d’une finesse diabolique – et cela dès l’ouverture :
« Un beau matin, je sais que je m’éveillerai, différemment de tous les autres jours, et mon coeur délivré enfin de notre amour, et pourtant, et pourtant »
Revoici donc la « dark side of Aznavour », à son paroxysme. L’une des plus belles chansons qui soit sur la passion toxique, l’emprise, l’addiction, ou plus précisément ce que l’ami Pacôme Thiellement a appelé le « sickamour » :
« J’arracherai sans une larme sans un cri, les liens secrets qui déchirent ma peau, me libérant de toi pour trouver le repos, et pourtant, et pourtant, je marcherai vers d’autres cieux, d’autres pays, en oubliant ta cruelle froideur, les mains pleines d’amour j’offrirai au bonheur et les jours et les nuits et la vie de mon cœur »
La promesse amoureuse ordinaire « je t’aimerai toujours » fait donc place ici à une promesse diamétralement opposée : mon amour ne durera pas toujours, je cesserai un jour de t’aimer, et c’est même une certitude :
« Dans d’autres bras, quand j’oublierai jusqu’à ton nom, quand je pourrai repenser l’avenir, tu deviendras pour moi qu’un lointain souvenir quand mon mal et ma peur et mes pleurs vont finir »
Ce qui est intéressant ici, et surtout tellement juste pour quiconque a connu ce type d’emprise et d’emprisonnement, est le fait que ladite certitude quant à l’avenir demeure absolument sans effet sur le présent, puisqu’au refrain tout revient au point de départ :
« Et pourtant, pourtant, je n’aime que toi ».
Ce qui est intéressant et juste est aussi le fait qu’à son tour l’impuissance présente n’empêche pas la certitude de la libération future. Telle est la grande force de cette chanson : contrairement à un « mais », le « et pourtant » ne marque aucune préséance de l’une ou l’autre des vérités énoncées : l’amour, l’attachement, l’emprise intacte et exclusive au présent, mais aussi son absence d’avenir, sa fin non seulement voulue mais aussi promise et annoncée comme inéluctable. « Et pourtant » se lit en somme dans les deux sens, sans que l’une ou l’autre des versions n’ait le dernier mot :
- Je sais que cet amour toxique doit finir, dans tous les sens de ce curieux et polysémique verbe : cette fin est nécessaire, salutaire, mais aussi inévitable ; « et pourtant » la puissance présente dudit amour toxique n’est en rien affectée par cette certitude heureuse quant à un avenir encore indéfini (« un beau matin », dans les deux sens là encore de cette formule futée : un jour impossible à fixer, mais aussi un jour qui sera « beau » pour de vrai, parce qu’alors la vie et l’amour pourront renaître) ;
- Je sais que je suis aujourd’hui pieds et mains liés, incapable d’aimer quelqu’un d’autre que toi, incapable même de faire autre chose que me consacrer à cet « amour » ; « et pourtant » cette toute-puissance dans le temps présent ne confère à cette emprise aucun « sursis », aucun « bonus » en termes d’« avenir ».
Le « pourtant » s’entend enfin comme un terrible verdict, et un début de revanche : si cet « amour » va finir car il est invivable, alors que « pourtant je n’aime que toi », c’est bien que tout est de ta faute, et cela veut dire aussi que tu ne mesures pas la valeur de ce que tu vas perdre ! Bref : pour quiconque a vécu la « cruelle froideur » et les « liens secrets qui déchirent la peau », la chanson met dans le mille, panse les plaies et sauve la vie.
8. « Il te suffisait que je t’aime » (Album Que c’est triste Venise, 1964)
« Nous avions vingt ans toi et moi quand on a sous le même toit combattu la misère ensemble, nous étions encore presque enfants et l’on disait en nous voyant : regardez comme ils se ressemblent »… Ces mots, signés Jacques Plante, qui a déjà écrit l’année précédente « Les Comédiens » et « For me formidable », et qui écrira bientôt « La Bohème », constituent le véritable chef d’œuvre du parolier, un modèle d’écriture de chanson, à faire étudier dans toutes les écoles. Dans les interstices d’une parole extrêmement singulière, située, circonstanciée – en gros une parole de consolation, adressée à l’être aimé, lui-même noyé dans la dépression – se reconstitue petit à petit une trame, un drame, une problématique très particulière, dont l’intitulé pourrait être : l’épreuve d’après les épreuves. J’entends par là : cette difficulté, pour un couple fusionnel qui s’est construit et « soudé » dans l’adversité, qui a « main dans la main » affronté et surmonté « privations » et « coups du destin », en vivant à l’unisson chaque étape du chemin de croix, d’affronter ensuite l’accalmie, le répit, ce moment où la jouissance de l’obstacle surmonté et du but atteint ouvre sur un vide inquiétant – et surtout sur un nouveau défi : la conscience du temps qui passe, qui ouvre une brèche entre les ressentis jusque-là identiques ou symbiotiques de l’homme et de la femme :
« Nous avons lutté tant d’années que la fortune s’est donnée mais l’âge a pris ton insouciance, tu te traînes comme un fardeau et ne ris plus à tout propos mais pleures ton adolescence, et passes du matin au soir des heures devant ton miroir, essayant des fards et des crèmes, et moi je regrette parfois le temps où pour forger tes joies il te suffisait que je t’aime ».
La tentation est grande une fois encore de dérouler ici la totalité du texte de Jacques Plante, aussi splendide esthétiquement (sa manière surtout de faire revenir, à la fin de chaque couplet, le leitmotiv « Il te suffisait que je t’aime ») que beau et grand éthiquement (un modèle de délicatesse, comme un antipode – et un antidote ! – à la muflerie alcoolisée de « Tu t’laisses aller »). On se l’interdira toutefois, pour la même raison toujours et dans le même but, laisser à chacun·e le plaisir d’entendre une voix sidérante elle aussi de délicatesse, étranglée parfois par l’émotion, dérouler ces mots consolants sur une mélodie parfaite, jusqu’à ce final bouleversant :
« Pour moi rien n’a vraiment changé, je n’ai pas cessé de t’aimer, car tu as toujours tout le charme, que tu avais ce jour béni où devant Dieu tu as dit : oui, avec des yeux baignés de larmes, le printemps passe et puis l’été, mais l’automne a des joies cachées, qu’il te faut découvrir toi-même, oublie la cruauté du temps, et rappelle-toi qu’à vingt ans il te suffisait que je t’aime ».
Si j’ajoute que l’orchestrateur Paul Mauriat se transcende lui aussi pour élever sa contrebasse, ses guitares, ses violons et ses cuivres mélancoliques au même niveau de délicatesse que le texte de Plante et le chant d’Aznavour, comprendra-t-on qu’on a ici affaire à une merveille absolue, pas franchement inconnue mais pourtant méconnue, qui offre à l’âme une douceur, un apaisement et une élévation proprement inouïs ?
9. « Hier encore » (Album Que c’est triste Venise, 1964)
La plus emblématique peut-être de toutes les chansons d’Aznavour. Celle qui nous livre, presque à l’état brut, sans enjolivement, le plus sempiternel des sempiternels motifs du Lamento aznavourien : le temps qui passe et que rien n’arrête, et – par voie de conséquence ! – nos fameux « vingts ans » qui s’éloignent à perte de vue. En huit mots qui forment la coda de cette chanson sans refrain, pas un de plus, la matrice explicite d’une bonne part de l’œuvre :
« Où sont-ils à présent, mes vingt ans ? ».
La liste est longue des œuvres d’Aznavour qui, sur cette « question du temps qui passe », nous emportent plus loin encore : « Sa jeunesse entre ses mains », « Les deux guitares », « La Bohème », « Les bons moments », « Je n’oublierai jamais », « Je n’ai pas vu le temps passer »... D’où vient alors le charme irrésistible de ce classique parmi les classiques, la plus reprise sans doute de ses chansons (y compris dans son adaptation anglaise, « Yesterday when I was young » – retenons notamment les merveilleuses versions de Shirley Bassey, Dusty Springfield et Willie Nelson), et la plus populaire après « Emmenez-moi », « La Bohème », « La Mamma » et « Je m’voyais déjà » ?
L’universalité de l’expérience et des sentiment explorés, sans doute : l’effarement devant la vitesse de ce passage du temps, et le regret ou le remords sur un temps « perdu », « gaspillé », par excès d’ambition et de vanité :
« Ignorant le passé, conjuguant au futur, je précédais de moi toute conversation, et donnais mon avis, que je voulais le bon, pour critiquer le monde avec désinvolture ».
La beauté simple de certains alexandrins, aussi, tout bonnement, qui s’impriment dans nos esprits :
« Car mes amours sont mortes avant que d’exister »
« J’ai figé mes sourires et j’ai glacé mes pleurs ».
La splendide musique de Georges Garvarentz, enfin. Et les délicats, les sublimissimes arrangements de Paul Mauriat. Les cordes, les cuivres, les guitares, les clochettes, le vibraphone...
10. « À tout jamais » (Album Charles Aznavour, Volume 3, 1964)
Il faut le reconnaître : en dehors de « Hier encore » et « Il te suffisait que je t’aime », l’album 12 titres « Que c’est triste Venise », paru en 1964, est un peu décevant – surtout après la très haute intensité du 8 titres qui l’a précédé. Heureusement, pour fêter comme il se doit son quarantième anniversaire, le maestro s’offre et nous offre le plus majestueux des cadeaux : une trilogie sobrement intitulée « Charles Aznavour Volume 1 », « Charles Aznavour Volume 2 », « Charles Aznavour Volume 3 », constituée d’une (grosse) partie de son répertoire des années 50, ré-interprété, ré-arrangé et ré-enregistré, avec l’artillerie lourde de Barclay, par son nouveau partenaire musical : Paul Mauriat. Autant dire la version « Technicolor » de ce qui vint au jour, quelques années plus tôt, dans un très beau Noir et Blanc.
Le résultat est inégal, mais souvent emballant. Les relectures les plus réussies sont les moins « mises au goût du jour », celles qui donnent la part belle aux violons – tantôt planants, wagnériens, tantôt vifs, légers, syncopés, « twistés ». Je reviens souvent, notamment, malgré la splendeur des originaux, vers les « versions Mauriat », majesteuses, olympiennes, de « Sa jeunesse », « L’Amour à fleur de coeur », « Au creux de mon épaule », « Ton beau visage »... Certaines chansons gagnent même, indiscutablement, en puissance et en magnificence : « À te regarder », « Parce que », « Tu étais trop jolie », « Le palais de nos chimères », et surtout « Vivre avec toi », répétition générale d’un arrangement d’anthologie – celui que Paul Mauriat réutilisera dans « Parce que tu crois », deux ans plus tard, et qui fera le bonheur de quelques sampleurs, dont ceux de Dr Dre.
Ma préférée de toutes reste, cela dit, la nouvelle version de « À tout jamais » – initialement enregistré en 1958. Une poignante et mélancolique variation sur l’amour, sa mortalité et son immortalité, portée par une flûte d’une douceur infinie :
« Lorsque les siècles bout à bout, à tout jamais, à tout jamais, auront mis le passé sur nous, et que l’oubli sera complet, s’il reste encore une lueur, s’il reste encore un rien de flamme, sous la cendre tiède de l’âme, qui paraît-il jamais ne meurt, pour trouver le calme infini, à tout jamais, à tout jamais, tout comme au temps de notre vie, mon amour je te chercherai, t’appellerai, te trouverai, te garderai, à tout jamais ».
Que dire après cela ? Que le voyage ne fait que commencer, qu’il nous mènera, le mois prochain, en 1965 et 1966, et qu’il sera donc question, entre autres belles choses, de l’aveuglante lumière de Paris au mois d’août.