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À quoi sert « la victimisation » ?

Quelques éclaircissements sur un concept piégé

par Christophe Gaudier
9 juin 2018

Parce que le mot victimisation n’en finit pas d’être utilisé, sur tout l’échiquier politique, pour stigmatiser presque toujours des mouvements sociaux ou politiques, ou simplement des attitudes individuelles de révolte ou de plainte contre une oppression, une humiliation, une infériorisation, parce que par exemple le magazine Le Point vient de placarder sur tous les kiosques une ahurissante couverture dénonçant le « Régime des plaintifs » , la « tyrannie des susceptibles » et la « victimisation à tout-va », et parce que la réponse la plus répandue à ces accusations consiste encore aujourd’hui, chez lesdits révoltés ou plaintifs, à se défendre d’ « être dans la victimisation » , et même à s’imposer une très réelle et très stricte vigilance pour ne pas « tomber dans la victimisation », il nous a paru utile de republier ce texte par Christophe Gaudier, qui invite à dépasser ces réponses défensives, et à déconstruire un concept profondément fallacieux, pervers même, dont il est urgent de, tout simplement, se débarrasser.

Il est ainsi des mots qui, sans que l’on sache très bien ni comment ni pourquoi, s’installent dans le vocabulaire du social et de la politique au point de devenir incontournables. Utilisés par tout un chacun, ils finissent par produire des consensus d’autant plus larges que leur sens reste vague. Le principal reproche que l’on puisse leur faire, ce n’est pas de manquer de sens, mais au contraire d’en avoir une telle abondance que chacun peut y mettre le sien sans pour autant être sûr que ce soit bien celui de son interlocuteur. Un des procédés les plus efficaces consiste à utiliser le nom dérivé plutôt que le verbe et accomplir ainsi le « miracle du substantif » : le nom a en effet cet avantage sur le verbe qu’il est pas nécessairement suivi d’un complément. Il suffit pour s’en convaincre d’essayer de faire une phrase en remplaçant par exemple « exclusion » par « exclure » ou « intégration » par intégrer.

Victimisation est un de ces mots pièges que nous devons décrypter et n’employer qu’avec précautions. Ce néologisme est un emprunt à l’anglais (le français correspondant serait « victimer » et il est apparu d’abord dans le vocabulaire politique états-uniens pour désigner le regroupement d’individus agissant collectivement, et essentiellement par des voies juridiques, pour faire reconnaître comme tel par la société un préjudice commun dont ils s’estimaient victimes et en réclamer réparation.

Ce terme fut ensuite repris dans le vocabulaire de la psychiatrie et de la psychologie pour désigner les traumatismes psychiques subis par des victimes. Il fit également son apparition dans le vocabulaire des sciences sociales : ce sont par exemple les fameuses « enquêtes de victimisation », elles aussi venues d’outre-atlantique, qui cherchent à identifier des victimes - et donc des préjudices.

Assez rapidement, un autre emploi de ce terme apparu, et il est de plus en plus utilisé pour qualifier l’utilisation stratégique et manipulatrice du statut de victime - ce statut étant alors indûment revendiqué. Se situant toujours aux confins du social et du psychologique, ce reproche s’adresse aussi bien à des groupes qu’à des individus. De fait, la victime est aujourd’hui valorisée, elle focalise sur elles les sympathies, elle attire la compassion, mais surtout on lui reconnaît des droits du fait même de son statut de victime et notamment des droits à des réparations . On peut donc imaginer que des individus ou des groupes empruntent cette voie pour se faire reconnaître, s’ériger en victimes alors même que rien ne devrait le leur permettre. L’accusation de victimisation, ou la mise en garde amicale contre cette dérive, se veut la dénonciation de cette stratégie supposée. Les revendications féministes se sont les premières heurtées à cette accusation, de même que celles des homosexuel-le-s. Seront donc suspects de victimisation tous ceux qui tenteront d’identifier les causes de l’injustice de leur situation, de la dénoncer et de la transformer par des luttes et des revendications. Font de la « victimisation » tous ceux qui tentent de faire irruption dans le social et la politique sur la base de l’autonomie de leur propre parole et de leur propre action.

L’histoire ayant tendance à bégayer, il n’est pas surprenant que les « indigènes » se voient à leur tour opposé cette accusation. Ce qui est plus surprenant, c’est d’entendre certains « indigènes » reprendre ce terme pour s’en défendre. Que nous disent en effet ceux qui nous reprochent de nous livrer à la victimisation ou nous enjoignent d’y échapper ? Quel est leur objectif ? Il est possible de voir dans cette accusation une construction fonctionnant sur plusieurs registres emboîtés :

 celui de la minimisation condescendante : « Nous sommes sur le fond d’accord avec vous mais vous exagérez, vous vous trompez dans l’analyse de ce que vous dénoncez, et d’ailleurs les choses s’améliorent de jours en jours et par vos dénonciations hystériques et en faisant de la victimisation vous entravez cette évolution naturelle » ;

 celui de l’individualisation psychologisante : rien de tout cela n’aurait à voir avec les rapports de dominations de classes, de genres, ou autre qui traversent la société ; cela ne serait qu’une affaire de « vécu » individuel ; ce discours culmine dans le « malaise identitaire », et devient caricature dans le « complexe d’infériorité ».

 celui enfin de la négation et du renvoi de la responsabilité : « Vous vous prétendez victimes alors qu’en réalité vous êtes vous-même responsables de votre situation, à cause de vos propres insuffisances, de vos manques, de vos défaillances, de votre inadaptation - ou que sais-je encore... ».

Ce qui est visé, c’est bien de discréditer et d’installer la suspicion, si ce n’est de dénoncer des impostures en niant toutes légitimités à des revendications. Le but ultime est de dénier toutes possibilité d’une issue politique autonome et non institutionnelle.

On pourrait en rester là et affirmer fermement que nous refusons de tomber dans ce piège. Nous contenter de rappeler que nous ne nous prétendons pas victimes, mais que nous le sommes bel et bien, et que, parce que nous le sommes et en avons pleine conscience, nous refusons de nous complaire dans cette situation ; que nous refusons de l’accepter comme notre sort inéluctable. Se dire victime, ce n’est ni geindre ni se lamenter sur soi-même (et quand bien même ! De quel droit ceux qui ne vivent pas les situations d’oppression reprochent-ils à ceux qui les vivent de se plaindre et de se lamenter - c’est-à-dire de verbaliser le tort qu’ils subissent, plutôt que de le subir en silence ?) ; c’est, bien plus, se saisir des moyens de la transformation de son sort. Nous ne nous plaignons pas, nous n’implorons pas ; nous exigeons ! Mais ne serait-ce pas cela que justement l’on nous reproche ?

Cependant, à s’en tenir à ce propos nécessaire, nous négligerions sans doute un autre aspect. La victimisation a sa correspondance dans la culpabilisation. « Ne faites pas de victimisation », n’est-ce pas non plus une façon de dire : « Ne nous transformez pas en coupables » ? Mais coupables de quoi ? S’il s’agit de reprocher aux générations actuelles les crimes de la traite, de l’esclavage, de la colonisation, cela ne peut être qu’un non sens. Un livre saint a beau proclamer « Je punirais les crimes des pères sur les fils jusqu’à la 7ème génération », nous n’avons, que je sache, pas fait notre ce précepte.

Cela dit, n’y a t’il pas quelque chose de suspect dans cet empressement à dire « Je n’ai rien à me reprocher », de même qu’est suspecte l’idée que le crime des uns pourrait être mis à décharge de celui des autres avec toutes ses variantes :

 la minimisation (« Oui, c’est terrible, mais ce n’est rien à côté de ce que les allemands ont fait aux Juifs ») ;

 l’antériorité (« On est d’accord, il y a eu la Traite européenne, mais les Arabes ont commencé les premiers ») ;

 le partage des responsabilités (« Oui, mais les guerres ethniques, les génocides, les tyrans dont l’Afrique est trop fertile... »).

On peut répondre à ces objections une à une, et de façon détaillée. Nous avons déjà commencé à le faire, mais soyons réalistes : nous nous épuiserions avant de les réfuter toutes, car d’autres viendront et elles auront toutes le même but. Décliner encore et encore les thèmes : « Nous ne sommes pas les seuls coupables », « S’il n’y a pas de coupables, il n’y a pas de crime et donc pas de victimes », « Nous sommes tous également coupables et victimes ». Cette version plus sophistiquée de la « victimisation » et de la « culpabilisation » s’autorise souvent de la caution scientifique de la « théorie des acteurs » pour privilégier des stratégies d’individus agissant selon des intérêts et des buts plus ou moins clairement définis et adaptés aux fins poursuivies, et dresser des typologies. La « victime » n’est donc plus le résultat d’une situation dans une société structurée par des rapports de dominations et d’exploitations, mais une stratégie individuelle et un « socio-type ». Tout un pan des sciences humaines, de la sociologie à l’histoire, en passant par l’économie, se construit sur cette théorie [1].

Les discours sur (et contre) la « victimisation » doivent être dénoncés pour ce qu’ils sont : une pression exercée sur les victimes pour les empêcher de dénoncer l’injustice de leur situation, d’identifier les responsabilités, de s’organiser et d’agir pour une nécessaire transformation sociale qui y mettra fin.

Notes

[1Née des tendances pragmatiques de la sociologie outre-atlantique cette théorie se veut explicitement une réponse aux « déterminismes marxistes et structuralistes ». le postulat de base peut se résumer de la sorte : l’acteur est une entité sociale (il peut être un individu, un groupe, une entreprise, un lobby, un parti, une association, une collectivité territoriale ou un Etat...) dotée de la capacité d’action propre (ce qui est l’opérateur), autonome (ce qui est différent de l’agent) et possédant une compétence intentionnelle stratégique de nature à influencer les autres acteurs en terme de décision et de comportement. Cette théorie qui a malgré tout une certaine efficacité opératoire a surtout séduit les milieux de l’entreprise et du management. La grande référence en la matière est : Michel Crozier, Erhard Friedberg, Les contraintes de l’action collective, Editions du Seuil, 1981. Première parution en 1977, dans la collection « Sociologie politique ». Toutefois, pour des raisons faciles à comprendre (plus de forces, de catégories ou de classes sociales, mais des « acteurs », plus de luttes mais des « jeux », des « rôles », plus d’intérêts antagoniques, etc.), cette théorie a vite connu des dérives que l’on peut repérer un peu partout, l’une d’entre elles est le fameux « socio-type » dont les médias sont assez friands. C’est ainsi qu’on expliquera un vote par un « type craintif », « ayant peur du changement, fermé à la modernité », sans dire un mots des menaces bien réelles qui peuvent peser sur son avenir. Un autre exemple de cette dérive serait la question : « Quel fut le rôle de la France pendant la colonisation ? ». Celui du colonisateur bien sûr ! Avec dans le rôle de colonisé, l’algérien, le sénégalais, etc.