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Alain Bauer et le consortium de la peur

Itinéraire d’un marchand de peur

par Mathieu Rigouste
18 mars 2012

Alors que l’Etat sarkozyste vient d’imposer, sous la houlette du trouble Alain Bauer, et contre un monde universitaire unanime, la création d’un département de criminologie au Conseil national des universités (CNU), il nous parait important de revenir sur le parti-pris idéologique très particulier de cette pseudo-science, sur la personnalité plus particulière encore de ses promoteurs les plus actifs, et en premier lieu sur le terrifiant Alain Bauer.

« Le crime n’est pas en récession. C’est un secteur extrêmement porteur. Il faut investir dedans. La crise est un accélérateur du crime. Elle lui ouvre des perspectives en lui donnant, couplé aux nouvelles technologies, de nouvelles opportunités. »

Alain Bauer [1].

Alain Bauer, comme Yves Roucaute et de nombreux néoconservateurs, vient de la gauche libérale et anticommuniste. Comme eux, sa formation politique lui a fourni une connaissance théorique des mécanismes du capitalisme. Il a saisi très tôt la puissance dont disposeraient les marchands de peur et les marchands de sécurité en société de contrôle. En combinant ces deux marchés, il a conquis des positions qui lui permettent désormais de dominer en partie le secteur idéologique de cette industrie.

Né le 8 mai 1962 à Paris dans une famille de bourgeois du textile, il adhère au Parti socialiste dès l’âge de 15 ans et va s’investir dans la construction de la gauche anticommuniste. Lui qui s’est toujours proclamé « antistalinien primaire » dévore à cette époque les livres des éditions de Moscou ou de Pékin [2]. Trois ans plus tard, en 1980, il participe à la fondation des Jeunesses rocardiennes aux côtés de Manuel Valls et Christian Fouks – dont nous reparlerons. À l’université, il entre dans la nouvelle Unef-ID, fédération syndicale étudiante regroupant les gauches non communistes, et commence à évoluer dans les réseaux élitistes abrités par certaines loges franc-maçonniques telles que le Grand Orient de France.

Comme Yves Roucaute, Alain Bauer entame des études de droit qui le mènent vers les « questions de défense et de sécurité ». Il obtient à 20 ans – en 1982 – le titre d’administrateur délégué de l’Institut national supérieur d’études de défense (Insed). Dans le même temps, il se fait élire par l’Unef-ID vice-président étudiant de la Sorbonne et à l’administration de la Mutuelle nationale des étudiants de France (Mnef), postes qu’il occupe jusqu’en 1988 [3]. Il raconte comment cette formation syndicale lui a permis d’acquérir « une appréhension tactique du terrain » qu’il recommande à tous les chefs d’entreprise concernés par la « lutte contre le crime [4] ». L’année suivante, en 1983, il devient membre du conseil de la chancellerie des universités de Paris. À mesure qu’il s’acculture aux idéologies des complexes militaro-industriels, il s’approche des réseaux atlantistes et s’élève dans la hiérarchie de la gauche de gouvernement, via les réseaux de Michel Rocard. « Au début des années 1980, je me suis aperçu des limites de l’engagement politique, dans lequel l’important n’était pas ce que l’on disait, mais l’endroit d’où on le disait [5] », explique-t-il au sujet de sa stratégie d’influence. Celle-ci va payer.

Dans le courant des années 1980, le grand patronat industriel doit s’assurer une production idéologique répondant à ses intérêts sous un gouvernement de social-démocratie. L’ascension d’Alain Bauer s’inscrit à l’intérieur d’une dynamique de recrutement d’idéologues issus de la gauche anticommuniste. Durant cette période, il continue sa formation militaire, fait du lobbying politique dans l’ombre du cabinet de Michel Rocard [6] et administre la Mnef aux côtés de Manuel Valls.

En 1988, Michel Rocard devient Premier ministre et fait nommer Alain Bauer chargé de mission auprès de son directeur de cabinet Jean-Paul Huchon. Il s’occupera des questions de police en particulier. Il se tourne alors vers les « affaires », devient en 1990-1991 conseiller chez Air France, puis entre au groupe Sari Serri où il est responsable des gigantesques chantiers immobiliers du World Trade Center Paris-La Défense. Il est alors nommé directeur du département de contrôle financier puis administrateur de Sari Services en 1992-1993. La société se fera plus tard connaître pour des scandales financiers. Alain Bauer est alors nommé à la tête de Cnit Com et devient secrétaire général du World Trade Center Paris-La Défense, puis membre de la commission juridique internationale de la World Trade Center Association. C’est à cette période qu’il est approché et recruté par la Science Application International Corporation (Saic), la « machine de guerre privée et secrète du Pentagone et de la CIA » décrite comme un « État dans l’État [7] ».

Créée en 1969, cette firme géante et extrêmement influente est longtemps restée méconnue, même aux États-Unis. Elle assure en effet les principaux besoins industriels et les « nouvelles technologies de l’information et de la communication » (NTIC) pour le compte du Pentagone et au service du complexe militaro-industriel nord-américain. Elle absorbe et dirige en partie les marchés publics de la guerre aux États-Unis. La Saic a par exemple réalisé la cartographie numérique des États-Unis, la sécurisation du système informatique du département de la Défense, la conception des centres de commandement C4I de guerre navale et spatiale ou la plus importante banque de données criminelles pour le FBI, qui a permis de ficher 38 millions d’individus suspects. Cette vitrine des services secrets américains est administrée par d’anciens directeurs de la CIA et d’anciens secrétaires de la Défense. C’est dans ces réseaux qu’elle recrute afin d’imposer son influence dans les secteurs décisionnels de l’administration, des renseignements et de la défense. C’est ce qu’elle va faire avec Alain Bauer. Ce dernier effectue ainsi en 1993 un stage de six mois à San Diego, au siège de la Saic [8]. À la suite de cette formation, Alain Bauer obtient la vice-présidence de la Saic-France et commence à prôner des méthodes répressives directement inspirées des thèses néoconservatrices nord-américaines. Il développe dans les années qui suivent le même type de marchés en France : cartographie de la délinquance, systèmes de fichage de la criminalité et de la population en général, centralisation des instituts de sécurité et de défense… La Saic avait obtenu du département de la Justice le programme de formation et d’assistance technique aux polices étrangères (International Criminal Investigate Training Assitance Programm – Icitap), activité de promotion des technologies policières nord-américaines. En France, c’est le Service de coopération technique international de police (SCTIP) qui assure cette fonction à l’étranger pour le compte des industries françaises [9]. Comme l’Icitap n’est pas présent sur le territoire français et qu’il entre en concurrence avec le SCTIP, c’est la Saic-Europe qui s’en occupe, laquelle est dirigée par Alain Bauer.

En 1994, il quitte le Parti socialiste [10], mais continue à participer à des commissions de réflexion. Après le scandale immobilier des affaires de la Sari (concernant la construction de La Défense), des maires rocardiens demandent pourtant son « expertise en sécurité urbaine ». Face à la montée électorale du FN, la gauche cherche à s’approprier les thématiques de l’extrême droite et notamment la lutte contre « l’insécurité ». Alain Bauer va alors s’occuper de la sécurisation de la ville de Vitrolles. Il fait notamment investir dans un système de vidéo-surveillance [11]. La récupération des thèmes de l’extrême droite fonctionne au point que Vitrolles voit dès 1995 une percée historique du FN, lequel finit par prendre la mairie.

Il avait créé pour l’occasion, une entreprise à son nom, AB Associates, qu’il a domiciliée à proximité de la Saic-Europe au Cnit-La Défense. Désormais conscient et convaincu par les perspectives économiques et politiques des marchés de la criminalité et du contrôle, il pérennise sa firme de « conseil et formation en sécurité urbaine ». Il quitte alors la vice-présidence de la Saic-Europe et en devient « senior consultant ». Il intègre dans sa nouvelle entreprise une dizaine d’amis qu’il nomme « consultants ». On y trouve ainsi Nathalie Soulié, épouse de Manuel Valls, au poste de secrétaire. Manuel Valls, son vieil ami, milite dès lors activement pour que les municipalités de gauche investissent dans la sécurité urbaine.

De 1996 à 1997, Alain Bauer participe à la 7e session des auditeurs de l’Institut des hautes études de sécurité intérieure (Ihesi). Il s’y construit un large réseau de collaborateurs dans le domaine de la sécurité urbaine. Il se rapproche à cette occasion du commissaire Richard Bousquet, délégué du Syndicat des commissaires de police et des hauts fonctionnaires de la police nationale (SCHFPN), avec lequel il continuera à collaborer régulièrement, notamment à travers des ouvrages sur la criminalité [12].

En 1997, Alain Bauer mène la réflexion du Parti socialiste sur la sécurité. Celui-ci gagne les législatives au printemps. Sitôt formé, le gouvernement Jospin fait appel à Alain Bauer pour mettre sur pied, sous l’égide du nouveau ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement, le colloque de Villepinte qui se tiendra dès la rentrée. Son intitulé constitue tout un programme : « Des villes sûres pour des citoyens libres. » Ce colloque consacrera la conversion du PS à l’ordre sécuritaire. Les recommandations d’Alain Bauer vont alors être mises en œuvre, notamment les contrats locaux de sécurité qui doivent réunir tous les acteurs de la sécurité d’une municipalité autour des experts. Et pour cela, les maires doivent d’abord réaliser un diagnostic de sécurité et des enquêtes de victimation pour mesurer le sentiment d’insécurité. AB Associates va proposer ces services, c’est-à-dire les vendre et devenir l’une des principales firmes établissant des « diagnostics de sécurité » auprès des municipalités françaises. Des centaines de villes vont investir. Face à l’explosion de la demande, l’Institut des hautes études en sécurité intérieure (IHESI) est débordé, ce qui permet à AB Associates de facturer ses « audits » de 100 000 à 900 000 francs. D’autres types de clients vont affluer dans différents secteurs : collectivités territoriales, HLM, réseaux de transport, sociétés publiques ou privées (Axa, EDF, Lagardère…) L’entreprise multiplie ses bénéfices par cinq et atteint un chiffre d’affaires de plus de deux millions d’euros par an (plus de 13 millions de francs) [13].

Les réseaux d’acteurs de la sécurité réunis à l’IHESI vont permettre à Alain Bauer d’élargir considérablement son carnet d’adresses et d’être introduit dans de nouveaux milieux [14]. Il commence ainsi, dès 1998, à intervenir dans le DESS Ingénieurie de la sécurité que l’Ihesi mène en partenariat avec la fac de Paris-V. Alain Bauer obtient la même année, un enseignement à Sciences-Po dans le module Sûreté urbaine du programme Métiers de la ville et intervient de plus en plus fréquemment dans les écoles supérieures de la police et de la gendarmerie. Ses réseaux universitaires vont se multiplier et se diversifier. Désormais associé publiquement au clan Raufer, au DRMCC et à l’Institut de criminologie, il intervient alternativement à Paris-I, Paris-II et Paris-V, à l’École nationale de la magistrature, au Centre national de protection et de prévention… Il publie une série d’ouvrages sur la criminalité et les violences urbaines qu’il cosigne avec différentes personnalités qui lui ouvrent chaque fois une porte sur leurs différents réseaux. Xavier Raufer édite, grâce à ses responsabilités aux PUF notamment, plusieurs ouvrages qu’il cosigne avec Alain Bauer, notamment Violences et insécurité urbaines, grand « succès » qui propulse désormais le binôme à la télévision à des heures de grande écoute.

Durant ces mêmes années, de 1996 à 1999, il continue son ascension dans les réseaux de la franc-maçonnerie, en conseillant en particulier Philippe Guglielmi au sein du Grand Orient de France, la plus ancienne et la plus importante loge française. Il réussit à se faire nommer en 2000, grand maître du Grand Orient, ce qui lui permet de dominer le champ de la mise en réseau dans le monde politique, policier et des affaires et de s’imposer sur un marché de l’idéologie sécuritaire où les oppositions droite-gauche n’ont plus aucune consistance. AB Associates continue de s’approprier les marchés publics de sûreté urbaine en profitant des stratégies d’influence de son P-DG. Ainsi, le 21 novembre 2001, des maires sont réunis à Paris par l’Association des maires de France pour un grand symposium sur la sécurité. Face à eux, Alain Bauer explique que pour être réélu, il faut répondre visiblement aux attentes de sécurité des habitants, donc investir dans des audits puis dans des plans de sécurisation. Les clients d’AB Associates se sont par ailleurs multipliés et largement diversifiés. Après avoir sécurisé le Cnit, plusieurs tours de La Défense et le groupe Sari-France, l’entreprise a conseillé le Louvre, la Foire internationale de Marseille, le conseil général des Hauts-de-Seine et la Préfecture de police de Paris, le PSG, Alcatel, LVMH, Cartier, France Télévision, Airbus, EADS…

Cette stratégie repose aussi sur la possibilité d’intervenir fréquemment à la télévision aux heures de grande écoute, pour se faire connaître et promouvoir ses notions-marchandises. Alain Bauer est disponible, manie le langage médiatique et détient un carnet d’adresses décisif. Entre janvier 1999 et mai 2009, il aura été invité 47 fois sur des chaînes hertziennes et près de 80 fois dans des stations de radio nationales [15]. Avec Xavier Raufer, ils sont devenus les experts classiques de plusieurs émissions des principales chaînes de télévision. Dans le même temps, un nouvel ordre du discours, sécuritaire et nationaliste, s’est imposé dans les médias de masse. Il fait résonner les notions-marchandises de la bande à Alain Bauer et des idéologues du contrôle en général, dans les mentalités collectives. Bien que limitée, circonscrite et confrontée à de larges résistances, cette chape de plomb médiatique va fournir la dimension culturelle indispensable au développement du capitalisme sécuritaire.

Bauer continue son travail d’influence à travers plusieurs ouvrages sur la police et notamment les méthodes et théories nord-américaines. Il publie avec Émile Perez [16] et le soutien des PUF, L’Amérique, la violence, le crime : les réalités et les mythes en 2000, puis Le Crime aux Etats-Unis et Les Polices aux Etats-Unis en 2003.

Le binôme Bauer/Raufer se spécialise dans un travail d’import/export des concepts sécuritaires néoconservateurs nord-américains et des expérimentations européennes. Il met en place une sorte de commerce triangulaire entre Paris, New York (Center of Terrorism du John Jay College of Criminal Justice) et Pékin (à l’académie de police criminelle de Chine et à l’université de droit).

Alain Bauer s’est dès lors fortement rapproché des réseaux de Nicolas Sarkozy. Devenu ministre de l’Intérieur, ce dernier crée à sa demande l’Observatoire national de la délinquance et lui en attribue la présidence. Cette fonction fournit officiellement à Alain Bauer certaines commandes du secteur public de l’idéologie sécuritaire et lui donne la possibilité d’impulser des transformations à l’intérieur du champ. Dès juillet 2004, Bauer révèle à Sarkozy, patron de l’UMP, que son nom figure sur les listings de Clearstream, une firme de blanchissement international qui va faire parler d’elle [17]. Les bureaux d’AB Associates seront perquisitionnés durant l’enquête.

Connectant les réseaux Rocard et Sarkozy, il est désormais le « monsieur Sécurité » de la gauche et de la droite, un « go-between entre les mondes économique, politique, médiatique et judiciaire » selon la revue Challenge [18]. Ce statut révèle, s’il en était encore besoin, la fin d’une opposition des partis de gouvernement sur le thème de la sécurité et l’efficacité de cette stratégie des complexes militaro-industriels consistant à favoriser leurs idées sous n’importe quel régime. « Les mondes – économique, politique, médiatique, judiciaire – se sont écartés. Les passerelles sont devenues d’autant plus importantes qu’elles sont plus rares. Alain joue ce rôle-là », explique Stéphane Fouks, son très vieil ami, magnat de la publicité et de la communication. Alain Bauer est nommé cette même année administrateur de l’Institut Alfred-Fournier, puis prend l’année suivante des fonctions dans l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).

Durant la campagne pour la présidentielle de 2007, il conseille Nicolas Sarkozy sur les questions de délinquance, de sécurité, de banlieue et de justice. Il l’aide à préparer ses émissions de télévision. Sarkozy, qui incarne parfaitement l’alignement sur les stratégies et les intérêts nord-américains en Europe est élu président de la République. Il place Alain Bauer à la tête de la commission nationale de vidéosurveillance, chargée de superviser le développement de cette industrie dans laquelle la bande d’Alain Bauer s’investit depuis la fin des années 1990.

Alain Bauer n’est plus seulement le vecteur des intérêts et des idées des marchands de contrôle, mais un véritable agent de mise en réseau, à la fois fusible, domino et circuit intégré indispensable au fonctionnement du consortium de la peur.

Mais la présidence de Nicolas Sarkozy va aussi consacrer Alain Bauer comme l’un des architectes d’une transformation de l’État autour des intérêts des industries publiques et privées de la guerre et du contrôle. Alain Bauer est nommé en 2006 président du groupe de travail sur les fichiers de police ; en 2007 président du groupe de travail sur la police au quotidien ; en 2008, président du groupe de contrôle des fichiers de police ; en 2009, président du groupe de travail sur les fichiers des douanes ; en 2010 président du groupe de travail sur les fichiers du ministère de la Justice. « Il faut choisir de rester à la table des grands – donc déceler, diagnostiquer, puis prévenir ou riposter – ou devenir une simple force supplétive », explique-il à ce sujet [19]. C’est la même stratégie de rationalisation des dépenses publiques et de concentration des moyens sous l’autorité personnelle du chef de l’État qui a abouti en juillet 2008 à l’unification des polices politiques (renseignements généraux), de renseignement et de contre-espionnage (Direction de la surveillance du territoire) à l’intérieur de la nouvelle Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI). Alain Bauer en est presque naturellement devenu l’un des conseillers officieux en matière de lutte antiterroriste. Il s’y est illustré dès l’origine en posant les bases de « l’affaire Tarnac » aux côtés de Xavier Raufer.

Les néoconservateurs français militaient depuis plusieurs années pour la mise en place de structures de sécurité et de défense calquées sur le modèle nord-américain, qui en assureraient en quelque sorte la sous-traitance. Le très atlantiste député Pierre Lellouche – un temps président de l’assemblée parlementaire de l’Otan – posa en premier les bases d’un projet de conseil national de sécurité sur le modèle de la « National Security Agency » américaine (NSA).

Mais c’est à Alain Bauer et Michel Rocard que Nicolas Sarkozy commande un rapport sur le sujet. Celui-ci est publié dans Défense nationale et sécurité collective en octobre 2007 [20]. Deux textes vont par la suite instituer les concepts de « sécurité nationale » et de « sécurité globale » dans le droit français pour poser les bases d’une restructuration effective autour des marchés privés de la guerre et du contrôle : le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de juin 2008 et la loi de programmation militaire du 29 juillet 2009. Le projet aboutit finalement en janvier 2010, à travers la création par décret du Conseil de défense et de sécurité nationale. Celui-ci fusionne le Conseil de sécurité intérieure et le Conseil supérieur de défense et fixera, d’un même trait, les politiques de défense et de sécurité sous l’autorité personnelle du chef de l’État. Cette structure, calquée à quelques exceptions près sur ses homonymes nord et sud-américains, consacre la mise en œuvre d’un commandement intégré aux ordres des marchands de peur et de contrôle.

Parallèlement, Alain Bauer va diriger la restructuration de la production idéologique de la guerre et du contrôle, ce qu’il appelle la recherche stratégique. Dans un rapport publié en mars 2008 [21], il pose les bases du futur Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégique (CSFRS), chargé de rationaliser et de centraliser la production idéologique sur la défense et la sécurité, de « définir une nouvelle pensée stratégique » et de « favoriser le dialogue public-privé ». Cette superstructure est finalement créée en janvier 2010, au même moment que le Conseil de défense et de sécurité nationale.

Le CSFRS réunit neuf ministères (de l’Intérieur à la Défense), neuf instituts de recherche (de l’IHEDN à l’Inhes), y associe Polytechnique, l’École des ponts et HEC et neuf grandes entreprises dont plusieurs géants du CAC 40 et de l’industrie militaire et sécuritaire (Sanofi Aventis, EADS, Euro RSCG [22], Total, Safran, EDF, la SNCF, la RATP et la Caisse des dépôts). C’est la superstructure idéologique que réclamaient les industries de la guerre et du contrôle depuis longtemps. Alain Bauer est logiquement nommé à la tête du CSFRS.

À la fin de 2009, il obtient le sésame universitaire tant attendu, le titre de professeur titulaire de la chaire de criminologie du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), laquelle a été créée spécialement pour lui et imposée par le chef de l’État malgré l’opposition de la communauté universitaire [23]. Son accession à l’ensemble de ces postes traduit la montée en puissance des idéologues sécuritaires et des intérêts des industries de la défense et de la sécurité au sommet des sociétés de contrôle.

Alain Bauer est un monstre sociologique. Il incarne « presque un “modèle pur” [24] » du consultant en sécurité tout en étant l’unique exemplaire à cumuler tant de positions déterminantes. Il est à la fois l’un des architectes importants de la restructuration institutionnelle concernant la sécurité et l’un des principaux pilotes du nouveau secteur idéologique de la production de contrôle.

Grand entrepreneur dominant le secteur de l’audit sur le marché de la sécurité urbaine et cheval de Troie de l’impérialisme nord-américain, c’est un homme de réseaux très haut placés, le leader de la principale corporation d’idéologues sécuritaires en France. Il incarne la montée en puissance d’un mouvement historique : l’édification et la mise en marche de la superstructure idéologique du capitalisme sécuritaire.

P.-S.

Ce texte est extrait du livre : Les marchands de peur, paru aux éditions Libertalia, 2011.

Notes

[1Philippe Plassart, « Alain Bauer, criminologue », Le Nouvel Économiste, 21 janvier 2010, p. 12.

[2Bertrand Fraysse, « Passeur. Portrait d’Alain Bauer, homme de réseaux », Challenge, 29 novembre 2007. http://www.challenges.fr/magazine/encouverture/0102.4205/

[3Avec son ami Manuel Valls, ils seront mis en cause dans « l’affaire des détournements de fonds de la Mnef » dans les années 1990.

[4« Il faut de la souplesse d’esprit et une appréhension tactique du terrain, celle par exemple qu’acquièrent les militants syndicaux ou politiques. Ceux-là appréhendent correctement le présent tout en ayant une conception idéologique suffisamment forte pour structurer leur action sur la durée. Une disposition d’esprit particulièrement adaptée au crime. Les chefs d’entreprise devraient faire plus de syndicalisme étudiant quand ils sont jeunes pour s’exercer à cette nécessaire réactivité. » Philippe Plassart, « Alain Bauer, criminologue », Le Nouvel Économiste, 21 janvier 2010, p. 12.

[5Gaël Tchakaloff, « Alain Bauer, propos en tablier », Le Nouvel Économiste. http://www.nouveleconomiste.fr/Portraits/1292-Bauer.html

[6« Entre 1981 et 1986, je participais à l’organisation de la résistance contre les manœuvres destinées à détruire ce que représentait Michel Rocard. Nous avions des cartes d’accès et des responsabilités relatives et imprécises, qui permettaient de faire cela, comme dans tout cabinet ministériel qui se respecte. » Gaël Tchakaloff, « Alain Bauer, Propos en tablier », op. cit.

[7James Steele et Donald Barlett, « Washington’s $8 Billion Shadow », Vanity Fair, octobre 2009.

[8Noël Blandin, « Qui est Alain Bauer ? », La République des Lettres, 10 février 2009.

[9On trouve d’ailleurs à la tête du SCTIP, l’ami et collaborateur d’Alain Bauer, Émile Perez, avec lequel il publiera plusieurs ouvrages sur la police et les méthodes nord-américaines.

[10Gaël Tchakaloff, « Alain Bauer, propos en tablier », op. cit.

[11Fort de son succès, Alain Bauer se fait nommer à la commission départementale des systèmes de vidéosurveillance de la préfecture du Nord en 1997.

[12Laurent Bonelli, « Quand les consultants se saisissent de la sécurité urbaine », Savoir/Agir, n° 9, septembre 2009, p. 17-28.

[13Laurent Bonelli, « Le cheval de M. Sarkozy », Le Monde diplomatique, février 2009. Portail de l’intelligence économique : http://www.portail-ie.fr/details/ab-associates.html

[14Laurent Bonelli, « Quand les consultants… », op. cit.

[15Laurent Bonelli, « Quand les consultants … », op. cit.

[16Commissaire issu des renseignements généraux, formé à l’IHESI la même année que Bauer, responsable pour le SCTIP de la promotion des techniques et matériels de police français aux États-Unis et au Canada et en charge de la formation de la police nationale française.

[17Bertrand Fraysse, « Passeur. Portrait d’Alain Bauer, homme de réseaux », op.cit.

[18Bertrand Fraysse, op. cit.

[19David Servenay, « Mission Bauer : comment gérer les crises depuis l’Elysée », Rue89, 4 septembre 2007.

[20Alain Bauer, Michel Rocard, « Pour un conseil de sécurité nationale », Revue Défense nationale, n° 10, octobre 2007.

[21Alain Bauer (dir.), Déceler-étudier-former : une voie nouvelle pour la recherche stratégique. Rapport au président de la République et au Premier ministre, Cahiers de la sécurité, 2008.

[22L’entreprise de publicité du vieil ami d’Alain Bauer, Christian Fouks.

[23« Le gouvernement taille une chair sur mesure à Alain Bauer », texte d’enseignants du Cnam. http://www.rue89.com/2009/01/25/le-gouvernement-taille-une-chaire-sur-mesure-a-alain-bauer

[24Laurent Bonelli, « Quand les consultants… », op. cit.